Jacqueline Chabbi, historienne : “Il est temps que les musulmans fassent de l’histoire”

Alors que s’est ouvert le procès de l’attentat de Nice, et en attendant l’ouverture, dans quelques jours, de celui en appel des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015, nul doute que nous allons de nouveau entendre parler d’”islam dévoyé”. Pour Jacqueline Chabbi, historienne et professeure émérite en études arabes à l’université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis, l’islam n’est pas “dévoyé”, mais tout simplement ignoré, y compris par les musulmans eux-mêmes. Croyants ordinaires, dignitaires religieux, érudits sont tous unis autour d’une même vision fantasmée et instrumentalisée d’un passé qu’ils méconnaissent totalement. Rencontre.

Charlie Hebdo : Parlons un peu de la violence dans le Coran. Il y a des versets qui appellent clairement à tuer les mécréants…
Jacqueline Chabbi : Il faut toujours lire un texte dans son contexte. Le Coran s’inscrit dans une société d’Arabie du VIIe siècle, qui était une société tribale. Ce sont des sociétés de petit nombre, où la vie d’un homme, ça compte. Quand vous perdez un fils que vous avez eu beaucoup de mal à faire naître, et surtout à faire grandir, dans ce type de milieu où les conditions de survie sont difficiles, ce n’est pas anodin. Ce sont des sociétés où la violence était donc régulée. Non pas parce qu’ils étaient gentils, ou qu’ils avaient une morale supérieure, mais tout simplement pour faire nombre. Le Coran s’inscrit aussi dans un contexte géographique très réduit, qui est La Mecque. Il faut s’abstraire de ce que les musulmans disent aujourd’hui de La Mecque, qui aurait été un centre caravanier puissant ; ça, c’est de la blague. La Mecque, c’est une toute petite cité, autour d’un point d’eau, et sans aucune agriculture. Ce n’est pas une oasis. Donc, les gens qui y habitent sont toujours aux limites de la survie. Mahomet, celui qui va devenir le Prophète, au début, c’est un homme de tribu comme un autre. Il veut que sa tribu prête allégeance au dieu de la cité, qui est le dieu du puits mecquois. Car La Mecque ne vit que parce qu’il y a ce puits, c’est donc un lieu sacré. La parole première du Coran, c’est « rendez culte au seigneur du puits ». Mais Mahomet se fait envoyer balader, parce que dans sa tribu il n’a pas un statut terrible : il est orphelin, marié à une femme plus âgée – donc on considère que ce n’est pas lui qui commande –, et en plus, il n’a pas encore de fils, car ses fils meurent tous. Il est d’ailleurs insulté dans le Coran : « homme sans fils », ce qui veut dire « le châtré ». Donc, sa parole n’est pas écoutée à La Mecque, il est expulsé de sa tribu, et il va se réfugier à Médine, qui est à 450 km.

Médine, c’est une grande oasis, sur une voie commerciale importante, l’ancienne route de l’encens, où il y a des tribus arabes et des tribus juives. Tout le monde vivant en bonne intelligence tribale, c’est-à-dire dans un système ­d’alliances. Et là, comme il est séparé de sa tribu, il peut se retourner contre elle, pour essayer non pas de la décimer, mais de la rallier. Le but des hommes de cette époque-là, ce n’était pas de tuer l’adversaire, mais de le rallier en lui disant « nous sommes plus forts que toi, tu as intérêt à te mettre de notre côté ». Ce que les gens faisaient. Jusqu’à la prochaine occasion qu’ils avaient de reprendre le dessus. C’étaient des ­alliances d’opportunité. Quand il est à Médine, Mahomet veut donc à tout prix rallier son ancienne tribu, et, pour ce faire, il se lance dans des démonstrations de force, telles qu’on pouvait en accomplir à l’époque : il va faire des razzias, en évitant de tuer – parce que si vous tuez, vous avez la loi du talion qui vous tombe dessus –, pour rallier d’autres tribus et multiplier ses alliances. Il fait de la politique, en fait.

La violence coranique est de deux ordres. Le combat tribal – qu’il faut décrypter historiquement et qui est d’une violence régulée – et les menaces eschatologiques – « Vous allez brûler en enfer, il va vous arriver telles horreurs, etc. ». Ce discours-là, qu’on trouve aussi dans la Bible, est fait pour effrayer. C’est un discours de surenchère, qui n’a rien à voir avec une violence réelle. On est d’autant plus violent dans le discours qu’on ne peut pas agir.

Comment se fait-il que ce contexte soit ignoré par ceux qui font la lecture du Coran ?
Les autres religions monothéistes, le christianisme et le ­judaïsme, ont fait leur histoire critique. Mais si vous cherchez de l’histoire critique sur les débuts de l’islam, vous n’en trouverez pas. Vous avez une histoire sacralisée, qui fantasme complètement le passé. Et étant donné que le Coran n’est pas un texte suivi, ce n’est pas une narration, il est très compliqué de le contextualiser, parce qu’il faut une grille de lecture qui traverse le texte en rassemblant de façon homogène des thématiques dispersées en de multiples morceaux. Un lecteur ordinaire ne peut pas avoir une vision historique de ce qu’a été le Coran en son temps. Le croyant d’aujourd’hui s’imagine, parce qu’il connaît l’arabe ou qu’il lit une traduction, qu’il a tout compris. Or il ne comprend rien du tout, ou plutôt il ne produit que sa propre lecture.

Mais cette lecture, elle vient d’intellectuels, d’érudits, elle se fait aussi dans des universités…
Oui, mais les érudits en question ne savent pas ce que c’est qu’une lecture historique. L’islam, pour des raisons historiques qu’on peut comprendre, crises diverses, colonisation, etc., a échappé à une analyse historique critique de son passé. Et le problème, c’est que dans les milieux universitaires actuels, on n’est pas très nombreux à avoir une approche anthropologique de ce passé. Moi, ça me désole. Mes collègues d’autres disciplines, comme les biblistes avec lesquels je travaille, se désolent aussi. Vous chercherez vainement une approche qui permettrait de remettre de la raison dans la tête des musulmans d’aujourd’hui. C’est pourquoi, depuis quatre ans, je fais des petites vidéos pédagogiques sur YouTube, pour essayer de dire ce qu’est l’Histoire. Les savants musulmans, l’histoire critique, ils ne savent pas ce que c’est. Ils connaissent les textes, mais ils connaissent la version sacralisante des textes, ils n’ont aucune idée de ce qu’est une approche historique du passé. Ils mélangent deux corpus. Le corpus du Coran, qui date du VIIe siècle, société tribale, et le corpus de la tradition prophétique, le hadith, qui apparaît deux siècles après, dans les sociétés urbaines de la société impériale, qui a justement besoin de se donner un mythe fondateur et qui fantasme déjà complè­tement le passé. Les musulmans d’aujourd’hui mélangent tout ça et y ajoutent la victimisation (l’Occident colonialiste, le racisme) pour prendre au pied de la lettre un morceau de Coran qui dit « tuez les mécréants ».

N’y a-t-il pas une arrière-pensée politique dans cette lecture ?
Bien sûr. On utilise des citations du passé pour justifier une violence contemporaine. Pendant longtemps, la violence dans le monde musulman était régulée, parce que les musulmans étaient au pouvoir. Il y avait des États musulmans forts. Le dernier, qui s’est effondré, c’est l’Empire ottoman.

Je reviens très vite sur l’historique. Mahomet est chassé de chez lui, il arrive à Médine, il se bat pour rallier sa tribu, il finit par y parvenir et, à sa mort, il n’y a pas un État musul­man, mais une confédération tribale qui s’est mise en place. Cette confédération, il n’en est pas le chef. C’est une assemblée de chefs de clan et de tribu qui se concertent et décident d’agir de telle ou telle façon. Dire que Mahomet est le chef guerrier, c’est de la blague. Une fois Mahomet mort, cette confédération, au lieu d’éclater, reste unie. ­Ensuite, elle ­s’attaque à l’Arabie centrale, qui n’était pas dans la confédération, et vous avez non pas une expansion musulmane, mais une expansion tribale, qui sort d’Arabie et que personne n’attendait, un peu comme il y a eu l’expansion mongole. Mais ils ne sortent pas d’Arabie pour convertir le monde à l’islam, comme on le proclame aujourd’hui, mais pour faire des razzias, c’est-à-dire amasser du butin. Mais le butin à la manière tribale, comme on l’a vu, ce n’est pas massacrer : on arrive en force près d’une ville, on dit « tu nous donnes les clés, et tout ira bien », on signe un traité, la ville paie un tribut, et on fout la paix aux gens. On ne leur demande pas de se convertir, on laisse en place l’appareil économique et l’appareil social. Les anciens fonctionnaires byzantins se mettent au service des nouveaux maîtres. Pendant un bon siècle, il n’y a aucune pression idéologique sur les popu­lations. Et ça demeure ainsi jusqu’au milieu du VIIIe siècle, où la dynastie des Abbassides renverse celle de ses lointains cousins des Omeyyades.

C’est là que ­commence l’intégration des populations extérieures. La religion se construit à ce moment-là. Une société complexe et urbaine se met en place, et c’est à partir de là qu’on commence à avoir besoin de se représenter un passé idéal, celui de la oumma, la communauté musulmane. Le chiisme et le sunnisme naissent à ce moment-là. Paradoxalement, les Abbassides vont mettre en place cette grande société multi­culturelle du IXe siècle, où toutes les cultures se mélangent – on ne demande pas à un savant s’il est musulman, chrétien ou autre chose, on s’en fout – et où tout le monde construit un modèle commun, mais en même temps, ils vont se tourner vers le passé, pour donner à cette société un mythe fondateur. D’un côté, vous avez les intellectuels qui traduisent des philosophes grecs, de l’autre, vous avez la conversion des populations ­urbaines qui, elles, ont besoin de modèles pratiques. La tradition prophétique, qui s’invente au IXe siècle, répond à ce besoin. C’est à ce moment-là qu’apparaît la sacralisation de la figure prophétique. Parce que Mahomet, dans sa tribu, n’était pas un homme au-dessus des autres. Mais il faut faire de l’anthropologie pour comprendre ça.

Et personne n’en fait ?
Il y a un déficit d’histoire monstrueux. Non seulement les musulmans, pour des raisons historiques, de crises majeures, la colonisation, les guerres, etc., se sont montrés incapables de faire de l’histoire critique de leur propre passé, mais chez nous, c’est pareil. Nos manuels, c’est une catastrophe. C’est de l’histoire sacrée. Ils ne font pas d’anthropologie historique sur le passé musulman. Et sur ce type de sujet, si vous ne le faites pas, vous ne comprenez rien.

Pourquoi ne le font-ils pas ?
Je me pose la question. Je me bats pour ça depuis une quarantaine d’années. Ce sont des religieux qui parlent aux religieux. La Bible parle au Coran. Dans nos études, il y a un défaut de ­méthode qui est absolument catastrophique. L’islam, c’est une espèce d’ovni : les musulmans viennent de Mars. Et les musulmans finissent pas se prendre pour des musul­mans, c’est-à-dire pour des Martiens. Ils disent : « J’ai la langue la plus ancienne du monde, mon Prophète est le meilleur, vous m’humiliez aujourd’hui… » Mais un musulman, c’est d’abord un homme, ce n’est pas un musul­man. Ils croient faire de l’histoire de la religion, mais ils font de la politique. Ceux qui disent par exemple « l’islam est spirituel »… L’islam n’est ni spirituel ni matériel, il est ce qu’on en fait, au moment où on vit. Il n’y a pas d’ontologie de la croyance. Ce sont les hommes qui croient, ce n’est pas la croyance qui est, par ­essence. Ce sont les hommes qui s’approprient et manipulent la croyance, à chaque époque, en fonction des enjeux de leur époque. Or les enjeux actuels sont des enjeux politiques. Et on manipule le passé pour ces enjeux.

Comment se sortir de ça ?
Il faut faire de l’histoire, comme on le fait sur le christianisme, sur le judaïsme, il faut travailler sur l’histoire des croyances. Je viens d’écrire un livre avec le titulaire de la chaire ­Milieux ­bibliques au Collège de France, Thomas Römer, Dieu de la Bible, Dieu du Coran (éd. Seuil). Thomas Römer travaille sur l’aspect historique des textes bibliques, comme moi j’essaie de travailler sur le Coran. Mais lui est entouré de plein de gens qui font la même chose, y compris en Israël, où des archéologues disent aux religieux : « Le roi Salomon, ce n’est pas ce que vous dites. » Mais dans le monde musulman, vous n’avez pas d’historiens critiques. Parce qu’ils risquent de se faire trouer la peau. Mais au moins, ici, qu’on fasse le boulot !

Que répond-on à un dignitaire religieux ou à un intellectuel qui, après qu’un attentat terroriste a été perpétré, dit : « Ça n’a rien à voir avec l’islam » ?
On lui rentre dedans. On lui met le nez dans l’Histoire. Mais il ne faut pas partir de là où nous sommes, mais de là où ils sont. C’est ce que je faisais avec mes étudiants. J’ai l’avantage d’être arabisante, et quand mes étudiants me disaient « le Coran dit que », je répondais « bien, on va voir ce qu’il dit ». Je peux remettre les choses en place, dans le contexte, à partir de la langue, et je peux contrer. Le problème, pour réussir à contrer, c’est qu’il faut des compétences multiples. Il faut connaître la langue, en particulier la langue médiévale, parce que ce sont des textes très ­anciens, il faut connaître l’Histoire, il faut connaître l’anthropo­logie. Moi, ce que je leur dis, c’est que ce texte-là s’est d’abord adressé à des gens qui ne sont pas eux, dans un milieu qui n’est pas le leur. Ils ne vivent pas au VIIe siècle, ils ne sont pas des hommes de tribu.

Qu’en est-il du blasphème dans le Coran ?
Il n’existe pas, évidemment. Dans le Coran, vous avez des ­insultes violentes contre Mahomet. Quand il est encore dans sa tribu, il se fait traiter de châtré parce qu’il n’a pas de fils adulte à ses côtés. Et en pleine période médinoise, quand il est plongé dans la politique jusqu’au cou pour se faire connaître, il y a un passage où un chef de clan tribal le traite de moins que rien et lui promet de l’expulser de la cité. Pourquoi vous avez ça dans le Coran ? Parce qu’on est dans une société d’oralité : on rappelle l’insulte pour mieux lui répondre. C’était une société où on s’échangeait des noms d’oiseaux, où vous aviez d’ailleurs une poésie satirique qui jouait un rôle politique. À l’insulte répondait l’insulte. Et si vous ne répondiez pas, alors, on considérait que Dieu s’en occuperait. Mais certainement pas un homme. On ne peut pas réagir physiquement à une insulte, c’est impensable pour la société d’origine. Il est dramatique que les pouvoirs politiques du monde musulman actuel se soient mis sous le primat du religieux sur ce plan. Et c’est pareil pour l’apostasie. Dans le monde tribal, toutes les alliances étaient temporaires, on était allié tant qu’on avait intérêt à l’être. De même que l’idée de martyre était totalement absente. Se sacrifier pour Dieu, ça n’existait pas ! On était dans des sociétés de survie, donc on ne jouait pas à se donner la mort volontairement. Il faut essayer de faire comprendre aux croyants qu’ils ne sont pas les musulmans du début, et surtout qu’ils ne sont pas ce qu’ils imaginent que ces gens étaient. Mais ça n’est pas fait. Ni à l’université ni dans la sphère politique. J’ai peur qu’ils n’aient pas très bien compris… Et c’est pire que désolant… c’est tragique ! •

Propos recueillis par Gérard Biard

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1 Comment

  1. « Les savants musulmans, l’histoire critique, ils ne savent pas ce que c’est. Ils connaissent la version sacralisante des textes, ils n’ont aucune idée de ce qu’est une approche historique du passé ».
    Encore et toujours la comparaison avec le judaïsme saute aux yeux.

    Nous aussi, on a un livre « sacré » que nos « rabbins » voudraient nous fourguer en l’état.
    On est le peuple élu, le monde a été créé en sept jours et la mer rouge se coupa en deux pour laisser passer les Hébreux sortis d’Egypte moyennant les miracles du seigneur. J’en passe.

    RIEN ne tient débout dans tout ça mais on voudrait que nous fassions comme si…
    A cause du besoin « de se donner un mythe fondateur ». COMME LES MUSULMANS.

    A la question « N’y a-t-il pas une arrière-pensée politique dans cette lecture (musulmane du Coran) ? ».
    L’autrice répond : « Bien sûr. On utilise des citations du passé pour justifier une violence contemporaine ».

    COMME NOUS.

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