Marc Rameaux. Underground. Bosnie-Herzégovine 1992, Ukraine 2022 – 30 ans de mensonges à nous-mêmes

La situation de la guerre Russo-Ukrainienne et son évolution font de plus en plus irrésistiblement penser au précédent conflit notable d’il y a 30 ans, sur des terres également proches des nôtres : celui entre la Serbie et la Bosnie-Herzégovine, initié en 1992.

Revendications territoriales à la suite de l’éclatement d’un bloc, héritage historique très lourd d’atrocités de part et d’autre, révisionnisme historique par les factions les plus extrêmes des deux camps, … et présentation manichéenne et infantilisante du conflit en bons et en méchants, par les forces occidentales, pour faire oublier leurs propres responsabilités.

Le conflit de 1992 a cependant bénéficié d’un élément qui nous manque aujourd’hui dans la guerre russo-ukrainienne. Un grand artiste était parvenu à dépeindre, dans toute sa complexité, son absurdité, sa folie, les tenants et les aboutissants du conflit serbo-bosniaque. Un antidote aux postures egotistes et narcissiques, tant des extrémistes des deux camps que des habituels “philosophes” s’étant auto-intronisés commentateurs ultimes du conflit.

Lors de la sortie d’Underground, Alain Finkielkraut que l’on a vu pourtant bien plus inspiré sur d’autres sujets, accusa Emir Kusturica de complaisance à l’égard du camp Serbe. Bientôt rejoint par BHL, nos deux géostratèges en carton-pâte durent reconnaître qu’ils n’avaient pas vu le film.. 

L’on peut imaginer les raisons de leur jugement à l’emporte pièce : les adeptes de la lecture en diagonale se sont contentés de ne voir que la première demi-heure de cette immense fresque de presque trois heures. Les deux personnages principaux, Marko et Blacky, peuvent apparaître sous un jour très sympathique au début du film. Mais à la fin, le premier est devenu un profiteur de guerre qui vend des armes aux combattants des deux camps et le second un fou sanguinaire. C’est bien là le propos d’Underground : la complexité et l’ambivalence humaines qui, sous certaines circonstances, déclenchent un engrenage de folie meurtrière.

Kusturica est avant tout un artiste, certainement pas un essayiste cherchant à défendre une thèse. En matière de morale, l’artiste ou le romancier ne cherchent pas à donner des leçons, ils dépeignent avant tout avec le plus de fidélité possible la folie des hommes. Et il faut reconnaître que ce faisant, ils touchent souvent beaucoup plus juste en matière éthique que tous les philosophes. La lecture de La Comédie Humaine m’en a bien plus appris sur les hommes et sur leur morale que tous les ouvrages de philosophie, précisément parce qu’elle ne cherche pas à faire la morale. Prêter à Kusturica la volonté ou même l’intention de défendre l’un des deux camps, c’est ne rien comprendre à son inspiration et à sa puissance d’évocation.

Les postures et les mises en avant des ego sont plus qu’insupportables dans ce type de circonstances : elles sont à hurler d’obscénité.

Car la leçon à tirer du conflit de 1992 comme de celui de 2022 est la même : il n’y a pas de bons et de méchants. Lorsque l’un des camps a le dessus, la première chose qu’il fera sera de commettre des atrocités sur ceux qui se trouvent à sa merci. Et ce n’est pas parce que l’un des camps a plus longtemps le dessous qu’il ne rêve pas de faire la même chose que ses bourreaux et le commettra effectivement si le rapport s’inverse. Il n’y a pas de bons ukrainiens contre de méchants russes pas plus qu’il n’y avait de gentils bosniaques contre des serbes maléfiques, mais la répétition de ce seul enseignement : l’homme est un loup pour l’homme. 

La seconde guerre mondiale nous sert trop souvent de trame générale pour penser les autres conflits, alors qu’elle n’est pas une règle mais une exception totalement singulière de l’histoire : seulement dans ce cas unique, la démarcation entre le bien et le mal est apparue aussi nettement.

Et le camp occidental ? J’ai déjà souligné dans les colonnes de TJ combien le comportement de Poutine pouvait être auto-réalisateur : à force de décider qu’il était le diable, il en est devenu un. Cela n’efface en rien les responsabilités, occidentales, ukrainiennes et russes de ceux qui ont fait petit à petit basculer la situation. Dans nos rapports avec les Russes, nous n’avons fait que perpétuer tous les schémas de la guerre froide depuis la chute du mur. 

En ce jour de décès de Mikhail Gorbatchev, c’est pour le moins ironique. Des dirigeants occidentaux sans imagination ont laissé traîner dans le fond de leur cerveau cette vieille antienne : “les Russes sont des arriérés et le seront toujours, ce sont des brutes, ils ne feront jamais partie du monde civilisé, ils paraissent nous ressembler mais la violence est dans leurs gènes”. 

Que ceux qui pensent que j’exagère creusent véritablement les discours passés du camp occidental, hier et encore aujourd’hui. Nous ne sommes pas au-delà de ce niveau. Sur ce sujet comme sur d’autres, le post-modernisme prône une vision débilitante du monde porteuse des massacres qu’il dénonce ensuite pour se donner le beau rôle.

Avoir une vision équilibrée de ce conflit, n’est-ce pas rentrer dans de l’eau tiède, dans le “en-même temps” macroniste ? Non, car la différence entre la mélasse en marche et le juste milieu confucéen, fait de tensions terribles entre les deux camps, est que le relativiste macronien cherche à concilier les deux camps tandis que le confucéen les envoie promener tous les deux (pour rester dans une terminologie polie). Cette position intenable aboutit généralement à se fâcher mortellement avec les deux camps, voire à finir à les faire s’allier entre eux pour perpétuer les postures avantageuses que leur donne l’affrontement. Bien que la tension confucéenne demeure intenable entre les deux faux-semblants, je la maintiendrai car je la crois juste.

Underground employait une métaphore qui fit couler beaucoup d’encre. Ses héros étaient maintenus dans un souterrain d’ignorance, une caverne platonicienne de l’illusion politique, les faisant avancer en faisant croire que la guerre n’était pas terminée. Le souterrain d’Underground était-il le communisme ? Le Titisme et cette construction aussi intéressante qu’illusoire qu’était la Yougoslavie ? Ou bien n’était-il pas notre aveuglement d’ensemble, incluant le camp occidental et son incompréhension totale des Balkans ?

Comment ne pas faire le parallèle entre l’Underground de la deuxième guerre mondiale non terminée du film de Kusturica et l’Underground de la guerre froide non terminée : la grille de lecture mensongère que nous nous sommes donnée à nous-mêmes, par paresse, par bêtise auto-satisfaite, par arrogance. Le conflit russo-ukrainien n’est en rien une guerre déclenchée soudainement par un coup de folie de Poutine, mais la lente maturation depuis des années de la somme de tous nos mensonges à nous-mêmes. Après la chute du mur, nous avons manqué l’opportunité historique de construire une géopolitique ambitieuse qui aurait pleinement intégré la Russie parmi les forces assurant la stabilité mondiale. Les mensonges à soi-même se paient souvent d’un manque d’imagination, d’une mesquinerie à la hauteur de la malhonnêteté.

Il manque un Kusturica et une fresque comme Underground au conflit ukrainien : un mélange d’horreur, de rire désespéré, de manipulations incessantes des hommes contre les hommes, enfin de poésie pour nous ouvrir l’esprit et trouver une échappée, comme sait si bien le faire le Fellini des Balkans. 

En attendant, nous en sommes réduits à subir les glapissements obscènes et criards de ceux qui affirment être sortis de la caverne et entreprennent de déciller l’humanité au soleil brûlant de leur vanité, après l’y avoir maintenue de force pendant des années.

Marc Rameaux

Marc Rameaux est économiste et professionnel des hautes technologies. Il a publié Le Tao de l’économie. Du bon usage de l’économie de marché (L’Harmattan, Février 2020)

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