Haïm Le Savetier, par Annie Khachauda-Toledano

Boutique abandonnée ou oubliée, échoppe aveugle ou dissimulée de mon orient natal grouillant et bruyant, Que d’histoires vous me racontez !

Vous qui avez vu tant de gens passer dans votre antre où tant de petits objets réparés ont retrouvé vie. Pas une fois au cours de mes voyages, lorsque mon regard croise une petite échoppe sombre presque creusée dans la pierre, je ne repense à cette boutique troglodyte, celle où toute petite je passais une grande partie de la journée assise sur un minuscule tabouret de bois, observant tous les gestes de Haïm le savetier qui fabriquait des babouches en cuir souple.

Il avait une minuscule échoppe sans fenêtres, dont la seule ouverture était la porte, qui lorsqu’elle était béante éclairait par la lumière du jour l’établi de Haïm et ses maigres peaux qui finissaient de sécher. Dans un petit espace au milieu de ce bric à brac, il y avait un tabouret sans dossier occupé par Haïm, la boutique était tellement éxigue qu’il s’adossait directement contre le mur. Je me glissais à ses pieds, entourée d’emporte-pièces des différentes formes de babouches, quelques bobines de fils et de longues aiguilles qu’il choisissait en se piquant chaque fois l’avant -bras pour vérifier que le bout n’était pas usé.
Lorsque malencontreusement il piquait trop fort et que quelques gouttes de sang coulaient, il répétait “GAMZOU LE TOV”  (il y a pire)

Il m’accueillait avec un large sourire, le menton tremblant, “Voilà Imma Hanna !”, me disait-il en me pinçant la joue avec son pouce et son index joints; après ce geste, il embrassait ses doigts, c’était la forme pudique du baiser sur la joue, très répandu dans la communauté pour éviter le contact.

Mon petit siège m’attendait à ses pieds ; chez lui, pas de clou ni machine. Il martelait avec une lourde masse en bois à longueur de journée les cuirs qu’il avait découpés et lustrés pour fabriquer les babouches.
Cependant, il lui arrivait le plus souvent de les réparer lorsqu’elles étaient décollées. Cela suffisait-il à le faire vivre ? Longtemps je me le suis demandé.

Dans sa fabrication aucune ferrure ni matériel préalablement préparé, tout avait été pensé et modelé par lui.
Il avait inventé une colle-maison, qui assurait l’adhérence nécessaire aux deux morceaux de cuir qu’il voulait assembler avant de procéder à la couture. Afin que les morceaux ne glissent au moment crucial, il tamponnait la face interne du cuir avec de la rate fraîche, la consistance gellatineuse de cet organe assurait l’adhérence nécessaire, il pouvait alors commencer à coudre et à tirer sur son aiguille la bouche pincée par l’effort, les cuirs ne se laissant pas faire si facilement.

Son établi était constitué d’un morceau de bois planté au centre de la boutique. Au bout de ce qui me semblait un bâton, la forme d’un pied en bois qu’il avait sculpté lui-même pour enfiler la pièce qu’il fabriquait, ou pour la réparer et ainsi lui donner la forme qu’il souhaitait.
Son tabouret était posé derrière cet édifice, Haïm enjambait cet échafaudage pour s’installer pour la journée, enfin …, pour les espaces entre les prières du jour, obligatoires.

Lorsqu’il entendait le bedaud qui circulait dans tous les quartiers de la ville en criant ” MINHA”  ou “ARVIT”, il se levait d’un bond comme s’il y avait le feu dans sa boutique et rejoignait le quorum à la synagogue pour se confondre en prière, laissant son échoppe la porte à peine rabattue: il savait qu’il la retrouverait dans le même état qu’il l’avait laissée, quel malheureux viendrait convoiter le maigre pécule de Haïm le savetier?

Il était habillé d’un burnous agrémenté d’une capuche qu’il rabattait sur la tête les jours de froid, il avait alors l’air d’un lutin évadé d’une forêt enchantée, car il riait ou chantait tout le temps.

Ma mère avait remarqué que j’étais fascinée par ce qu’il faisait. J’étais attentive, ne faisant plus aucune bêtise, occupée à observer sa façon de tirer à lui le fil et à le nouer pour l’arrêter. La boutique de Haïm est devenue ma garderie. Dès que ma mère voulait un peu de tranquillité, elle me déposait chez lui, son échoppe était à une centaine de métres de notre maison, juste en face du mur d’enceinte du cimetière juif de la ville.

Quand me tenant dans ses bras, ou par la main, elle m’installait chez Haïm le savetier, elle lui remettait également une grande boîte à chaussures, contenant un plat chaud, des gâteaux et du pain frais.
Il nous voyait arriver avec bonheur. Maman, passée maîtresse dans l’art de cuisiner et de pâtisser, était réputée dans la ville, Haïm se régalait avec les douceurs qu’elle avait sélectionnées pour lui.
Il prenait la boîte en la bênissant longuement, je le voyais déguster chaque mets tout doucement pour ne pas agresser ses gencives édentées, cela sans omettre de faire une prière particulière pour l’eau, le pain ou les gâteaux.

Pour me récompenser d’avoir été si sage et d’être restée assise à écouter ses “MOUSSARIM”, il me confectionnait chaque veuille de fête juive une petite babouche de cuir jaune, il choisissait pour cela le cuir le plus souple et le plus tendre.  Il ne fallait pas que “Imma Hanna” souffrît de son propre fait. Son ouvrage devait se glisser dans mon pied comme une seconde peau sans l’agresser. Il me le remettait fièrement quant il avait cessé de le fignoler.

J’étais une jeune enfant, je ne pouvais visiblement pas marcher avec des babouches, fussent-elles du cuir le plus tendre. Il avait trouvé alors une façon ingénieuse pour que je puisse les garder aux pieds.
Il avait confectionné de part et d’autres de son ouvrage une martingalle en élastique qui maintenait ma cheville et empêchait la babouche de s’échapper à chaque pas que je faisais.
Depuis, toutes les mamans avaient adopté cette façon de faire, même pour leurs enfants plus âgés.
Pour les fêtes juives, il nous fallait impérativement des habits neufs, depuis les robes, les chaussures, la lingerie en passant par les babouches que l’on mettait en guise de chaussons lorsque l’on otait nos chaussures de marche.

Il y avait dans cette boutique une odeur nauséabonde, à laquelle, passées les premières minutes, je m’étais habituée, subjuguée par les histoires bibliques et miraculeuses qu’il me racontait lorsqu’il cessait de chanter ou de psalmodier des prières entre ses lèvres.

Je me souviens particulièrement de l’histoire du renard et des raisins. Il m’avait relaté l’aventure de cet animal affamé et de la vigne gorgée de raisins qu’il convoitait.
Il me montrait le mur épais du cimetière que l’on aperçevait depuis sa boutique. Ce mur clôturait un immense cimetière où reposaient nos disparus. De notre poste d’observation, nous ne percevions que la pointe des cyprès qui bordaient les allées et qui s’élevaient vers le ciel.
Notre renard donc se trouvait devant un champ clos tel le cimetière que Haïm me désignait, sauf qu’à l’inverse du cimetière qui ne comportait que des sépultures, dans le champ de notre renard se trouvait une vigne grasse et dodue gorgée de raisins juteux.
L’animal tournait autour du champ, cherchant à entrer, mais aucune issue ne se profilait, et il avait de plus en plus faim. Soudain, il aperçut un petit orifice, il essaya d’y glisser son corps à l’intérieur sans y parvenir, il faudrait qu’il perde la moitié de son poids pour y arriver ! Qu’à cela ne tienne ! se dit-il, je vais jêuner trois jours pour parvenir à entrer.

Après trois jours d’abstinence, il parvint à entrer dans la vigne convoitée et se régala tant et tant qu’il reprit tout le poids qu’il avait perdu.
Des raisins rouges, des blancs, des violets, tout y passa. Lorsqu’il fut repus, il chercha à sortir par le même orifice par lequel il s’était glissé décharné, mais ce dernier ne lui permit plus de s’échapper.
Il dût donc jeûner encore 3 jours pour parvenir à s’extirper.

Voilà notre renard sorti tel qu’il était entré !
C’était la métaphore que mon cher Haïm utilisait pour me dire, qu’ici-bas, on arrive tout nu et l’on s’en va tel que l’on est venu !
“Tu comprends, Imma Hanna”, me disait-il, “tout cela ne sert pas à grand-chose, ce qui est important, c’est la Thorah et GUIMILOUT HASSADIM “(les bonnes actions)”.

J’étais une enfant gentille et très indépendante, lorsque ma mère me déposait chez Haïm le savetier, elle savait que je m’y tiendrais bien sage, occupée à observer et à enmmagisiner tous les gestes et les souvenirs, comme si je percevais que ce monde moyenâgeux allant disparaître très vite, ne resteraient alors que nos souvenirs.

En dépit de l’intérêt que j’avais à rester sage en observant Haîm accomplissant son ouvrage, la garderie me fut imposée et je passais mes journées à attendre d’être libérée. Je  préférais de très loin grandir en observant mes aînés et en écoutant leurs histoires qui m’envoûtaient.

À Meknès, ce monde a disparu au début des années 60.
Avec la création de l’Etat d’Israël, les formations juives de l’A.I.A.S et le Congrés juif mondial décidèrent de sauver les communautés juives en péril, mais surtout de peupler le jeune Etat  d’Israël. Ils organisèrent le départ d’une grande partie de la communauté juive, celle qui était la plus démunie. Elle avait tout à gagner en retrouvant la terre promise qu’elle ne cessait d’évoquer dans toutes les prières, avec l’espoir et la promesse d’une vie meilleure.

En effet, passés les premiers temps permettant l’apprentissage de l’hébreu qui au fond ne fut pas difficile car notre langage était pour moitié truffée de mots où l’arabe et l’hébreu étaient mêlés, leur vie fut améliorée et leurs enfants purent accéder aux études supérieures ou être formés à des métiers.

Quelques années plus tard, au cours de mon premier voyage en Israël, j’ai retrouvé la petite boutique de Haïm au Musée de la diaspora à Jérusalem, Oh ! Ce n’était pas la véritable échoppe de mon savetier, mais quelqu’Européen ou Américain en goguette avait immortalisé sur une pellicule l’échoppe d’un artisan juif, elles devaient toutes se ressembler car rien ne manquait.

Annie Toledano Khachauda

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1 Comment

  1. Quel plaisir de lire ce récit, si vivant et si imagé que j’ai eu l’impression de voir cette échoppe, ce vieux savetier et cette petite fille sage et attentive, pleine d’imagination.

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