Vassili Grossman. “”Il n’y a pas de Juifs en Ukraine. Nulle part”

Vassili Grossman, que certains critiques tiennent pour le plus grand écrivain de la période soviétique, fut correspondant spécial pour le compte du journal de l’Armée rouge, Krasnaïa Zvezda, autrement dit L’Étoile rouge, et s’est avéré le témoin oculaire le plus fin et le plus honnête des lignes de front soviétiques entre 1941 et 1945. Il a passé plus d’un millier de jours au front, soit près de trois des quatre années de la guerre. 

Pendant l’automne 1943, il écrivit un article intitulé “L’Ukraine sans les Juifs”. Il semble avoir été refusé par Krasnaïa Zvezda et c’est le journal du Comité antifasciste juif qui le publia. 


“Il n’y a pas de Juifs en Ukraine. Nulle part – Poltava, Kharkov, Kremenchoug, Borispol, Iagotine –, dans aucune grande ville, dans aucune des centaines de petites villes ou des milliers de villages, vous ne verrez les yeux noirs, emplis de larmes, des petites filles ; vous n’entendrez la voix douloureuse d’une vieille femme ; vous ne verrez le visage sale d’un bébé affamé. Tout est silence. Tout est paisible. Tout un peuple a été sauvagement massacré.
….
Et il n’y a plus personne à Kazary pour se plaindre, personne pour raconter, personne pour pleurer. Le silence et le calme règnent sur les corps des morts enterrés sous des tertres calcinés, effondrés et envahis d’herbes folles. Ce silence est plus terrible que les larmes et les malédictions. 
Et il m’est venu à l’esprit que, de même que se tait Kazary, les Juifs se taisent dans toute l’Ukraine. Massacrés les vieillards, les artisans, les maîtres renommés pour leur savoir-faire : tailleurs, chapeliers, bottiers, étameurs, orfèvres, peintres en bâtiment, fourreurs, relieurs, massacrés les vieux ouvriers, portefaix, charpentiers, fabricants de poêles, massacrés les amuseurs publics, les ébénistes, massacrés les porteurs d’eau, les meuniers, les boulangers, les cuisiniers, massacrés les médecins praticiens, prothésistes dentaires, chirurgiens, gynécologues, massacrés les savants en bactériologie et en biochimie, les directeurs de cliniques universitaires, les professeurs d’histoire, d’algèbre, de trigonométrie, massacrés les professeurs à titre personnel, assistants, maîtres-assistants et maîtres de conférences des chaires universitaires, massacrés les ingénieurs, les architectes, massacrés les agronomes et les conseillers en agriculture, massacrés les comptables, caissiers, commanditaires, agents de fourniture, assistants de direction, secrétaires, gardiens de nuit, massacrées les maîtresses d’école, les couturières, massacrées les grands-mères qui savaient tricoter des chaussettes et cuire de délicieuses brioches, faire du bouillon et du strudel aux noix et aux pommes, massacrées les grands-mères qui n’étaient plus capables de rien, qui savaient seulement aimer leurs enfants et petits-enfants, massacrées les épouses fidèles à leurs maris et massacrées les femmes légères, massacrées les belles jeunes filles, les étudiantes doctes et les écolières mutines, massacrées les vilaines et les idiotes, massacrées les bossues, massacrées les chanteuses, massacrés les aveugles, massacrés les sourds-muets, massacrés les violonistes et les pianistes, massacrés les petits de deux ans et de trois ans, massacrés les vieux de quatre-vingts ans aux yeux ternis par la cataracte, aux doigts froids et transparents et aux voix presque inaudibles chuchotant comme du papier blanc, massacrés enfin les nourrissons tétant avidement le sein maternel jusqu’à leur dernière minute. Ce n’est pas la mort des hommes à la guerre, les armes à la main, d’hommes ayant laissé derrière eux leur maison, leur famille, leurs champs, leurs chansons, leurs traditions, leurs récits. C’est le meurtre d’une immense expérience professionnelle, élaborée de génération en génération par des milliers d’artisans et d’intellectuels pleins d’esprit et de talent. 
C’est le meurtre d’habitudes du quotidien transmises par les aïeux aux enfants, c’est le meurtre des souvenirs, des chansons tristes, de la poésie populaire, de la vie allègre et amère, c’est la destruction du foyer, des cimetières, c’est la mort d’un peuple qui a vécu des siècles aux côtés du peuple ukrainien… 
Khristia Tchouniak, une paysanne de quarante ans du village de Krassilovka, dans le district de Brovary de la région de Kiev, m’a raconté comment les Allemands exécutèrent, à Brovary, le médecin juif Feldman.Ce Feldman, un vieux célibataire qui avait adopté deux enfants de paysans, était l’objet d’une véritable adoration de la part de la population. Une foule de paysannes en pleurs, suppliantes, allèrent trouver le commandant allemand pour lui demander de laisser la vie sauve à Feldman. 

Le commandant fut contraint de céder aux prières des femmes. C’était à l’automne 1941. Feldman continua à vivre à Brovary et à soigner les paysans. Il a été exécuté cette année au printemps. En racontant comment le vieil homme avait lui-même creusé sa tombe (il était en effet tout seul pour mourir, car au printemps 1943 il n’y avait déjà plus de Juifs vivants), Khristia Tchouniak retenait ses sanglots et elle finit par éclater en pleurs.”

Vassili Grossman – Carnets de guerre

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13 Comments

  1. Quelle émotion et quel talent ! Un grand écrivain qui a expliqué ce que la Shoah signifie en énumérant les gens, les métiers , les parents, les amis qui disparaissent en laissant le vide et le silence . Bravo d’avoir publié un texte si beau et tellement émouvant !

    • Au long de l’histoire, depuis l’antiquité, aucun peuple n’est propre ni innocent. Pas plus ni moins, les Ukrainiens ou les Polonais. Eux-mêmes victimes de Staline (des millions de koulaks assassinés dans les années 30, les Tatars de Crimée tués ou déportés) et des nazis. Ca n’empêche que le texte de Grossman est une merveille d’humanité.

  2. Ce beau texte tire des larmes de nos yeux. Il me rappelle ce que jai appris des recherches sur la Shoah par balles, effectuées par le Père Patrick Desbois avec son association Yahad In Unum.

  3. des massacres qui ne se laissent jamais faire ni «  comprendre «  ni expliquer ni …pardonner …

    un autre écrivain juif et journaliste qui avait bien compris l’oscillation de la haine [ des pogromes] Isaac Babel en. ses histoires magnifiques, vraiment des compositions comme des abrupts inoubliables !

  4. Effectivement Toutes les membres de ma famille ont été exterminer essentiellement par les auxiliaires Własow et Bandera.
    Mon père en arrivant en 43 en tant que officier de l’armée rouge n’a trouvé personne. Je ne sais pas précisément comment ils ont été exterminer.

    • Le drame c’est que beaucoup de juifs dans le monde soutiennent l’Ukraine pronazie Perso ce conflit entre peuples frères antisemites Adorateurs des pogroms ne me touche pas
      En tant que juif je comprendrais jamais ces juifs qui veulent défendre les tueurs de juifs autrefois

  5. Ces pays resteront a jamais des terres du malheur juif , c est terrible car il y a aussi existé une vie juive prolifique et riche , mais ce monde englouti a noyé cette histoire ; c est ainsi que je ressens ce texte si puissant .

  6. La lâcheté des tueurs n’est pas reflété hélas. Le texte est compatissant en fait, mais personne ne veut en assurer la triste réalité 80 ans plus tard on veut réécrire l’histoire, mais de grâce soyez honnêtes.
    Zelensky un zélé créateur de fausses nouvelles, continue à avoir une certaine écoute,les médias de gauche antijuifs doivent revenir à ce qu’ils étaient avant, des informateurs et Non DES COPIEURS-rapporteurs de fausses-info.

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