André Markowicz. La guerre arrive en Russie

De l’attentat qui a visé Douguine, et qui a tué sa fille, que puis-je dire ? Rien, parce que je n’ai aucune source particulière. Ce qui me frappe est la rapidité du démenti ukrainien, de Mikhaïl Podoliak (le numéro 3 de l’organisation de l’État), — ce n’est pas nous, parce que, nous, nous ne sommes pas un État terroriste. Nous attaquons des cibles militaires, c’est tout…

Vous savez quoi ? je suis prêt à le croire, même si, dans les territoires occupés, on voit, quasiment tous les jours, des attentats ciblés contre des collaborateurs.

Il y a deux choses qui sont sûres : d’abord, Alexandre Douguine est un idéologue fasciste qui insiste sur deux notions qu’il estime essentielles pour le développement d’une Russie qu’il considère, dans une longue tradition de penseurs russes, comme ontologiquement opposée à l’Occident : la Tradition, et ce qu’il appelle, après Berdiaev, Losski et une flopée d’autres, la sobornost, dont je ne sais pas comment ça se traduit en français, mais pour lequel je proposerais « l’ecclésialité », c’est-à-dire le fait de considérer la société (l’assemblée, l’ecclesia) comme un tout unanime en dehors de toute considération sociale, un tout uni par une même foi , et sous une même autorité. Je ne vais pas me lancer, là maintenant, dans des débats que je serai de toute façon incapable de tenir, mais, en gros, entre l’ecclésialité et la démocratie, il y a comme une distance.

Quant à la Tradition… parce que, sa Tradition à lui, qu’il érige en totem sans jamais trop la définir (ce qui est caractéristique de la définition de la nation chez les nationalistes), là encore, elle est censée vous protéger contre les innovations occidentales (je ne vous en fais pas la liste, pour ne pas vous faire peur). Cet homme fréquente tous les partis d’extrême-droite du monde (pas seulement ceux de l’Europe), et, pendant la guerre, il a appelé, à maintes reprises, à tuer les Ukrainiens qui ne comprenaient pas qu’ils étaient russes. Et sa fille — il y avait visiblement une espèce de symbiose entre elle et lui — faisait de même, à sa suite.

Il est caractéristique que la dernière interview de celle-ci ait été donnée à un site nationaliste breton d’extrême-droite, un site qui, tout en se réclamant d’une nation bretonne, se proclamait partisan, en France (pas en Bretagne), de Marine Le Pen. Ce qui les caractérise tous, ce site, Breizh-info, et les Douguine, c’est leur haine radicale de la démocratie et du mélange.

Et c’est en cela qu’on peut dire que Douguine est l’un des inspirateurs de Poutine. L’est-il vraiment ? A vrai dire, j’en doute. Parce que c’est faire trop d’honneur à Douguine, et à Poutine aussi.

Non, simplement, il y a une même base idéologique : le conservatisme nationaliste (qui, en Russie, a une tradition très ancienne, depuis, disons, les années 1830).

Pour le reste, Daria Douguina est morte dans son 4×4 américain, parce que, quand même, la Russie, c’est tellement bien et tellement éternel, mais, pour la vie pratique, les voitures américaines, c’est mieux.

Je regrette sa mort. Elle aurait due être jugée, comme j’espère que son père le sera, le jour venu.*

Ce jour, très lentement, trop lentement, approche.

Ce qui est sûr, c’est que cette mort peut tout aussi bien être le signe d’une lutte de clans à l’intérieur du pouvoir russe, parce que lutte de clans il y a, et elle est très violente.

Et puis, le résultat est clair : c’est la première fois que les propagandistes de la guerre, ceux qui appellent au meurtre quotidiennement, sentent que ça pourrait leur arriver aussi. Que, la mort, c’est quelque chose de réel, un danger pour eux-mêmes aussi. Et la plupart ne brillent pas par le courage.

Mais qu’en est-il du front ? J’en parle très rarement, parce que, vraiment, je crois qu’on en parle partout, et que je suis tout sauf un expert militaire. Sur le front du nord, les combats qui continuent sont absolument monstrueux, et les pertes ukrainiennes sont terribles. On en parle peu, mais, là, du côté de Bakhmout, les troupes ukrainiennes se sacrifient délibérément (ou pas) pour user l’avance russe, et, jusqu’à présent, elles y arrivent, parce que les Russes n’avancent quasiment plus du tout, — d’autant que leurs pertes à eux sont encore plus terribles (visiblement, d’après ce que je peux comprendre, pour un Ukrainien hors de combat, il y en a deux Russes). Et je ne compte pas les pertes en matériel.

Mais le front essentiel n’est pas là. Il n’est pas, d’ailleurs, sur une ligne de front : il est dans l’intérieur. Parce que les forces ukrainiennes, grâce au matériel américain qu’elles demandaient depuis le début — et qui commence vraiment à arriver, et arrivera encore plus à partir d’octobre — s’appliquent à détruire les infrastructures militaires, les bases de munitions, les casernements, bref, à rendre encore plus inefficaces ce qui a toujours été le point faible de l’armée russe : l’approvisionnement.

L’état-major ukrainien refuse délibérément le combat frontal, l’offensive telle qu’elle est pratiquée par les Russes. Il s’agit, lentement, méthodiquement, de désorganiser, et de saper le moral. — L’impression que j’ai, vu les conversations saisies telles qu’elles apparaissent sur youtube, c’est que ça marche vraiment. Il n’y a pas un seul point d’Ukraine occupée dans lequel les Russes puissent se sentir à l’abri. D’autant que sur la rive gauche du Dniepr (que les Russes, et les Ukrainiens à leur suite) appellent la rive droite, les ponts ont été rendus inutilisables. Ça veut dire que les milliers de soldats qui sont là ne pourront, d’ici, je ne sais pas, un mois, deux mois, se défendre du tout. Il n’y aura pas d’attaque avant, je ne pense pas.

Les Ukrainiens veulent, je crois, deux choses : d’abord, éviter que les Russes ne puissent, physiquement, détruire la ville de Kherson, qui a été épargnée, parce qu’elle a été prise tout de suite. Et puis organiser un grand défilé de prisonniers, — comme celui qui a été organisé en juillet (ou en août ?) 44 à Moscou, pendant l’opération Bagration et comme celui que les Russes avaient organisé à Donetsk en juillet 2014.

Ils ne veulent pas seulement la victoire militaire et la libération de leur pays martyrisé. Ils veulent l’humiliation des bourreaux, parce qu’ils savent que, ce qui peut mettre en danger le pouvoir de Poutine, c’est justement ça, l’humiliation, — la honte…*

Et puis, il y a les attaques en Crimée, toujours sur des cibles militaires, ou, à Djankoï, sur des cibles militaires et sur la centrale électrique qui aurait dû recevoir l’électricité détournée de celle, atomique, de Zaporijia.

Là encore, le but est double : d’une part, évidemment, poursuivre la destruction des bases, — des aérodromes, des dépôts de munitions. Et ça, ils y arrivent très bien. Ils arrivent encore mieux à leur deuxième but, qui est de frapper l’opinion russe, — en l’occurrence, par les touristes qui filment les bombardements, et qui sont sur la plage. Là, l’évolution des commentaires de ces touristes est caractéristique : au début, c’était du genre, « oh [dis-donc]… » — les [ ] représentant des mots que « rigoureusement ma mère/m’a interdit de nommer ici », mais qui sont la base du vocabulaire quotidien d’une grande partie de l’humanité. Ou bien une jeune dame en maillot de bain qui crie « ma petite maman, on décanille d’ici.. » Ces derniers jours, on était passé à « non, là, c’est plus drôle du tout », ou bien, « c’est de l’insolence, là.. » (en filmant des missiles qui tombent, sans danger pour eux, sur une base militaire). Oui, ça change. Du coup, les touristes repartent, pas contents du tout, et ils mettent au moins 24 heures à repartir, à cause des embouteillages sur le pont de Kertch. Parce que la grande majorité est venue en voiture. Pour une raison simple : tous les aéroports secondaires en Russie sont fermés, à cause des sanctions. Il n’y a plus un seul aéroport civil qui fonctionne en Crimée. Il n’y a plus d’avions. Disons que les avions « se cannibalisent » (c’est le terme officiel russe) à une grande vitesse : pour en réparer un, les Russes en démontent un autre. Mais imaginez un pays comme la Russie sans transport aérien… Et c’est la même chose, moins vite, mais pareil, pour le train. Les pièces de rechange n’existent plus, — elles étaient toutes allemandes.*

La guerre arrive, peu à peu, en Russie, grâce à la peur, et grâce aux pénuries, et tout est en train de changer. Les touristes russes se plaignent de faire des queues d’une dizaine d’heures…

Pendant ce temps, pour les Ukrainiens qui tentent de quitter les zones de combat au sud, les Russes les laissent, quasiment sans eau, sans nourriture, pendant des jours et des jours, en plein soleil, — le temps de « filtrer » chaque voiture. Et d’arrêter les gens qu’ils veulent.

Ceux qu’ils arrêtent, le plus souvent, on ne les revoit plus.

© André Markowicz

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André Markowicz. Photo F. Morvan

André Markowiczné de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes.  Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015)Ombres de Chine et L’Appartement.

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“Partages”

“Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes “amis inconnus”. Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette “mémoire des souvenirs” ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie.” André Markowicz

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13 Comments

  1. Tous les partis néo fascistes comme le PIR ont été influencés par les universités étasuniennes, anglaises et françaises (sans oublier l’influence de la “French theory”). Beaucoup soutiennent publiquement Joe Biden. Quant au nationalisme d’extrême droite russe il existe en effet : par exemple on peut citer Alexei Navalny connu pour ses liens avec les partis nationalistes Narod, Grande Russie et le DNPI… que Mr Marcowiz semble apprécier beaucoup.

  2. Je pense que Monsieur Marcowicz a un sérieux problème avec la réalité : le rouble se porte à merveille alors que l’euro est en chute libre. A tel point que même ouest France (journal europhile et atlantiste ) a reconnu que “le rouble est la monnaie la plus performante” de cette année en depit (ou à cause) des sanctions.

  3. « Il est caractéristique que la dernière interview de celle-ci ait été donnée à un site nationaliste breton d’extrême-droite, un site qui, tout en se réclamant d’une nation bretonne, se proclamait partisan, en France (pas en Bretagne), de Marine Le Pen. Ce qui les caractérise tous, ce site, Breizh-info, et les Douguine, c’est leur haine radicale de la démocratie et du mélange »

    Vous seriez incapable de prouver ce que vous écrivez concernant le soutien du média à Marine Le Pen, ou la supposée « haine radicale de la démocratie ». C’est pas loin de la diffamation.

  4. Et qui vous dit que la fille d’Alexandre Douguine était bien dans la voiture ? Le FSB est capable de tout. C’est très probablement un fake, un faux attentat. Je ne serais pas surpris que la Douguina refasse surface après la guerre.

  5. Markowicz, toujours aussi biaisé, toujours aussi unilatéral, toujours aussi propagandiste.
    Cela devient lassant.
    Même la prose du porte-parole de Zelensky serait plus amusante.

  6. Les logorrhées ininterrompues des macronistes, eurofanatiques, atlantistes et va-t-en guerre (surtout quand il s’agit de la vie des autres) ultra majoritaires dans l’espace public me remettent en mémoire cette phrase d’Isidore Ducasse :

    “Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle”.

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