Pascal Bruckner. Salman Rushdie, le Voltaire anglo-indien

“Même grièvement blessé Salman Rushdie vit toujours. Son élégance, son insolence font école”, salue l’écrivain et philosophe.

“Le ventre est encore fécond d’où est sortie la bête immonde”. Jamais la phrase de Brecht, ressassée ad nauseam, sur une possible résurgence du nazisme après la Seconde guerre mondiale, n’a été plus d’actualité à propos du terrorisme islamiste, chiite ou sunnite. Non seulement il est plus virulent que jamais mais il est relayé par des troupes fraîches à chaque génération. Quand Salman Rushdie fut frappé en février 1989 d’une fatwa par l’Ayatholla Khomeiny qui demandait à tout musulman de le tuer pour avoir publié Les Versets sataniques et profané l’image de Mahomet, l’écrivain fut d’emblée défendu par une majorité d’intellectuels dont Milan Kundera, Naghib Mafouz, Edward Saïd, Pierre Bourdieu, Mahmoud Darwich, Jacques Derrida.

Déjà de bons apôtres s’étaient offusqués de cette publication. Du président Chirac, qu’on a connu mieux inspiré, qui accusait Salman Rushdie de faire de l’argent avec le blasphème jusqu’au philosophe canadien Charles Taylor et aux écrivains Roald Dahl et John Le Carré, nombreux sont ceux qui n’ont pas caché leurs réticences.

Dès décembre 1988, des musulmans britanniques organisent un autodafé géant de son livre à Bolton puis à Bradford (Yorkshire) en janvier 1989, dignes de celui de Nuremberg en 1933.

À la même époque à Paris un millier de manifestants intégristes réclament la tête de l’auteur sans être inquiétés outre mesure. Son traducteur japonais est tué, des attentats contre son traducteur italien et son éditeur norvégien les blessent grièvement. Un autre contre son traducteur turc à Sivas dans un hôtel fait 37 victimes.

Pendant 20 ans, Rushdie a mené une existence de proscrit, caché par les services secrets et n’apparaissant en public que sous très haute surveillance.

Depuis quelque temps il menait une vie d’homme libre. Mais la longue main du crime fanatique l’a rattrapé dans une petite ville de l’État de New York. Cet immense écrivain, doté d’une ironie cinglante incarne aux yeux des fondamentalistes du Coran l’apostat par excellence. Le musulman qui oublie l’islam, se moque des dogmes et se définit avant tout comme une personne indépendante soumise à la seule juridiction du talent.

Son cas est exemplaire car il a fait jurisprudence : citons entre autres dissidents la députée néerlandaise d’origine somalienne Ayaan Hirsi Ali condamnée à mort en 2004 par les intégristes pour avoir tourné en 2004 un film avec Théo Van Gogh sur la condition des femmes en Islam, Soumission (Van Gogh sera assassiné aux Pays Bas).

Deux intellectuels anglo-saxons de renom Ian Buruma et Timothy Garton Ash l’accuseront d’avoir “trahi” sa culture et “sali” une religion minoritaire.

La sainte alliance de la Trouille et du Croissant fait des merveilles pour clore les bouches et dicter aux plumes rebelles de notre intelligentsia des propos apaisants.

C’est avec Charlie Hebdo que les antagonismes explosent : derrière la déploration affichée en France des journalistes tués court la condamnation tacite du journal satirique. De Médiapart, très réservé sur les caricatures de Mahomet jusqu’au philosophe Étienne Balibar qui déplore “le sentiment d’humiliation de millions d’hommes déjà stigmatisés” sans oublier le sociologue Edgar Morin qui plaide pour l’interdiction plus ou moins tacite du blasphème : “Faut-il laisser la liberté offenser la foi des croyants en l’Islam en dégradant l’image de son prophète ?” Par lâcheté ou paternalisme, la censure a gagné : on ne verra plus d’images de Mahomet sur aucun journal.

La sainte alliance de la Trouille et du Croissant fait des merveilles pour clore les bouches et dicter aux plumes rebelles de notre intelligentsia des propos apaisants. Mieux vaut pour le “parti collabo” accabler ceux qui se révoltent contre la terreur islamiste que se joindre à eux. C’est bien cette couardise que Salman Rushdie déplorait en 2015 en attaquant les écrivains nord-américains qui refusaient par “antiracisme” de s’associer à la cérémonie d’hommage du Pen Club en faveur des victimes de Charlie Hebdo en avril 2015 (parmi lesquels Russel Banks, Michael Ondatjee, Joyce Carol Oates, figures tutélaires de la gauche américaine).

Ce qui naît avec l’affaire Rushdie, c’est le concept farcesque d’islamophobie, un terme colonial remis au goût du jour et transformé en arme de censure massive : critiquer la religion du prophète, ce serait insulter des milliards de croyants et faire preuve de racisme.

Piétinez Jésus, Moïse, le pape si vous le voulez mais pas un mot sur Mahomet. Sinon, c’est la mort par égorgement, décapitation, explosion, démembrement, lapidation, au choix. “Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : l’islamophobie. Critiquer la violence militante de cette religion dans son incarnation était considéré comme du fanatisme”. (Salman Rushdie).

La fabrique de ce délit d’opinion répond à un double objectif : faire taire les hérétiques et bloquer tout espoir d’une mutation religieuse en pays coranique. L’Islam et lui seul est intouchable, doté d’une supériorité morale exemplaire et il faudrait traiter ses fidèles, même les plus virulents, avec un tact, une patience que ne requièrent ni les juifs, ni les chrétiens, ni les bouddhistes, ni les hindous.

Le régime iranien, soutenu par Moscou et Pékin, qui organisent avec lui en septembre des manœuvres navales en Amérique latine accueillies par le Nicaragua et le Venezuela, s’inscrit dans l’arc terroriste d’Asie Centrale avec l’Afghanistan et le Pakistan. Nous subissons en cet été 2022 plus de tragédies que nous ne pouvons en avaler : incendies dévastateurs, persistance du Covid-19, guerre en Ukraine, bruit de bottes à Taïwan. La tentation est grande de réagir à ces secousses en se couchant : laisser l’Ukraine à la Russie et Taïwan aux Chinois et ne pas chercher pas noise aux imams litigieux.

Munichois et dénégateurs vont s’associer pour ne pas voir, ne pas entendre, terminer les vacances tranquillement en shorts et bermudas.

Pourtant, même grièvement blessé Salman Rushdie vit toujours. Son élégance, son insolence font école. “L’Islam est malade”, disait en 2002 le poète tunisien Abdelwahad Medeb, “malade de l’intégrisme qui a opéré sur lui un véritable hold-up théologique”. Cela fait longtemps qu’au Moyen Orient, au Maghreb, des musulmans par milliers désertent leur croyance, abandonnent le Coran.

Bénis soient les sceptiques, les incrédules s’ils refroidissent le fleuve ardent de la foi. Béni soit Salman Rushdie qui mériterait le prix Nobel de littérature si les jurés d’Oslo avaient assez d’audace.

Pascal Bruckner

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