Michael Grynszpan. Un sport convivial

Un sport convivial. De quoi s’agit-il ? Peu de gens ont entendu parler de cette pratique locale, typiquement israélienne, qu’on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde. Certains ont cru un moment en l’existence d’une variante au Japon. Mais après une étude approfondie, les spécialistes ont conclu qu’il s’agissait d’une rumeur. Il n’y a désormais plus de doute sur le sujet, le débat est clos. Tous les Israéliens revenus de voyage du Japon peuvent témoigner que la coutume locale est beaucoup moins ancrée dans la société et surtout beaucoup moins répandue qu’au pays des Hébreux.

Toute tentative d’analogie avec d’autres sports a également échoué : ce n’est ni du rugby, ni de la lutte gréco-romaine, ni du basket, ni du catch, ni du décathlon. Pour pratiquer ce sport, point n’est nécessaire de porter une tenue particulière ni de disposer d’ustensiles. Ni ballon ni raquette.

Toutefois se munir d’un objet du quotidien, une sacoche, un sac ou tout autre colis volumineux peut présenter un certain avantage. Il convient de rester soi-même pour y participer, c’est tout le charme et l’enjeu de ce jeu : un sport très ouvert, festif et démocratique. Il n’y a aucune limitation d’âge, de poids ou de taille. Femmes, hommes et autres sont acceptée-és-eeé-éee-é嬥-eeé-ées.

Il n’en demeure pas moins que les règles sont strictes. En premier lieu, on commence par constituer deux équipes : c’est d’ailleurs le principe le plus important. Certains puristes souligneront qu’on pourrait théoriquement y jouer avec une seule équipe mais tout le monde s’accorde à dire que ce serait beaucoup moins drôle et moins fidèle à l’esprit de ce divertissement populaire.

Une fois constituées, les équipes n’ont pas de nom ni de couleur et peuvent se composer d’autant de joueurs qu’elles le souhaitent. Ici aussi, la tradition recommande un nombre de joueurs équivalent dans les deux équipes – mais la liberté et la souplesse sont des valeurs consubstantielles à cette pratique. On a déjà vu des équipes de cinquante affronter des équipes de trois, mais c’est moins amusant que lors d’un équilibre des forces.

Autre règle de ce sport si particulier : les participants savent qu’ils risquent de recevoir des coups, parfois même de se blesser ou de blesser les autres.

Pour autant, les israéliens adorent y jouer, régulièrement, sans jamais envisager de souscrire à la moindre assurance. Comment expliquer cette prise de risque si peu responsable ? Peut-être parce qu’en Israël le risque fait partie du quotidien, le risque est assumé dans tous les domaines.

Ainsi, nous savons tous plus ou moins confusément à Haïfa, Tel Aviv ou Ashdod, que les missiles iraniens du Hezbollah ou du Hamas sont pointés sur nos têtes. Nous le savons tous, mais cela ne nous empêche pas de vivre, de travailler, de faire la fête et de nous plaindre de tout comme si les choses les plus futiles avaient tellement d’importance.

Si un des joueurs a reçu un coup qu’il juge un peu fort, il a bien entendu le droit de se plaindre. Mais il faut savoir qu’en absence de tout arbitre officiel, ce sont les passants – même ceux qui ne participent pas au jeu lui-même – qui deviennent potentiellement les juges et ont le droit de distribuer des cartons jaunes ou rouges.

En général, ces arbitres amateurs sont très vocaux et animés mais il ne faut pas s’en émouvoir outre mesure.

Il arrive fréquemment que les embrassades fassent suite aux échanges houleux.

Quoi qu’il en soit, ce sport n’a aucun rapport avec la situation politique ou sécuritaire. Les minorités ultra-orthodoxes et arabes du pays y participent bien volontiers.

On remarquera qu’il n’existe pas une seule équipe de football ultra-orthodoxe alors que la pratique dont il est question ici devient des plus en vogue dans les rues de Jérusalem, en particulier dans les quartiers de Ramot et Bait Vegan.

On peut parfois y assister à de magnifiques matchs entre des équipes de joueurs de différentes obédiences : arabes chrétiens ou musulmans, druzes, juifs traditionalistes ou orthodoxes, sionistes de gauche, intellos post-modernes, athées déconstructionistes et on observe même des écolos végétariens y participer avec ferveur.

Traditionnellement, ce sport se pratique dans la rue mais, attention, pas n’importe laquelle. Certains endroits spécifiques sont plus propices que d’autres, en général les stations de bus. Les quais des gares sont aussi appréciés des adeptes.

On ne réclame aucune cotisation pour ce sport, tout est entièrement gratuit. Dans tous les cas on recommande de payer son titre de transport, même pour ceux qui ne comptent pas prendre le train. Les contrôleurs refusent systématiquement le prétexte des joueurs sans billet qui cherchent à pratiquer leur passion sur les quais.

Des historiens du sionisme se demandent encore qui a pu inventer – et dans quelles conditions – les règles de ce jeu si particulier. Certains sont d’avis qu’au début du 20ème siècle, quelques dizaines d’années avant la déclaration d’indépendance en 1948, on pratiquait déjà ce sport à Tel Aviv.

L’historien Tom Segev n’est pas de cet avis et avance des preuves qu’on en trouve déjà des prémices dans les faubourgs d’Odessa au 19ème siècle.

Bien plus ancré dans la culture que les fameuses matkot (raquettes en bois sur la plage), ce sport provoque toujours la stupéfaction des touristes inavertis ou trop confiants dans leurs capacités d’acclimatation. On a cependant remarqué que les touristes de confession juive avaient tendance (sans-faire-de-généralité-mais-un-peu-quand-même-sinon-on-ne-peut-plus-rien-dire) à s’adapter plus rapidement que les non-juifs.

Une étude est en cours au département d’histoire de l’Université de Haïfa pour déterminer s’il existait des antécédents chez les Hasmonéens. Certains textes plutôt cryptiques iraient dans ce sens. Ceci expliquerait en partie les prédispositions des juifs de diaspora à ce jeu. Ce ne serait donc pas génétique mais plutôt – c’est en tout cas la thèse défendue par le professeur Elitzur – la conséquence d’une tradition orale qui se serait perpétuée à travers les siècles.

Pour les initiés, on dispose d’une large gamme de variantes : on y joue « à la russe » ou « à la moldave », et depuis quelques années des nouveaux immigrants français ont acquis une certaine réputation, ce qui a abouti à rendre populaire la variante « à la française ».

On peut en être fier, car la variante française passe pour plus franche, plus directe – certains diront même plus brutale – que les autres, tout en gardant un certain raffinement au niveau du langage et des manières.

Evidemment, la pratique régulière de ce loisir développe les capacités des joueurs. Il ne faut surtout pas se décourager au début lorsqu’on prend des revers dans les championnats. « Savlanout » (patience)…

Tous les Israéliens vous le diront : c’est vraiment une question d’habitude. Pour peu qu’on s’astreigne à un entrainement régulier, on marque des points de plus en plus facilement avec les années.

Mon ami philosophe Avi Klein raconte qu’il a vraiment compris le concept du conatus de Spinoza lorsqu’il a commencé à pratiquer ce jeu de façon assidue. Faire l’effort de persévérer dans son être prend tout son sens au quotidien dans la rue israélienne. Il prétend aussi avoir trouvé des sources dans la kabbale lourianique de Safed mais ses explications alambiquées n’ont pas encore été validées par les spécialistes.

J’allais développer cette idée du conatus quand soudain… Un coup de frein un peu sec m’a sorti de mes rêveries. Je regarde autour de moi : je me trouve dans le bus numéro 25 qui traverse Tel Aviv du nord au sud. Je n’ai pas oublié les règles, j’adore ce jeu. A tel point que j’évite souvent de prendre la voiture et préfère voyager en autobus spécialement pour pouvoir y participer.

J’arrive bientôt à ma station sur le boulevard Allenby. J’aperçois au loin l’équipe adverse qui se prépare. Ils sont bien équipés les chenapans : une dizaine de joueurs aguerris, parmi eux deux dames qui cachent bien leur jeu comme si elles revenaient des courses avec leurs sacs, un grand ado qui fait mine d’écouter ses iPods, un hipster avec sa barbe de religieux, un religieux avec sa barbe de hipster, deux Soudanais, une jeune fille avec des piercings et un chiot dans les bras.

Ils ont tous le regard déterminé. Je sens que ça va chauffer. J’appuie comme par habitude sur le bouton « arrêt » même si cela ne sert à rien puisque le chauffeur va de toute façon s’arrêter pour accueillir les opposants. Mais c’est une façon de me préparer psychologiquement à l’affrontement.

Je me remonte les manches, m’assure que mon sac est bien fermé et prends une profonde respiration. Ça y est, le bus va s’arrêter, les portes vont s’ouvrir, nous allons jouer.

Je sors, j’attaque. C’est frais, ça claque. Un coup de sac dans le tibia, je passe.

Une nouvelle journée commence en Israël. Chaque pas est ici comme un combat âpre et passionnant, une lutte contre tous et contre soi, un éternel défi au bon sens et à la civilité. Mais une ode à la vie.

Boker tov.

© Michael Grynszpan

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Michael Grynszpan est réalisateur de films documentaires et journaliste. Il a travaillé pour des chaines internationales et israéliennes. Né à Paris, il habite depuis plus de vingt ans à Tel Aviv. Parmi ses réalisations:  The Forgotten Refugees,  sur l’histoire des Juifs dans le monde arabe, a été primé et diffusé à l’international mais encore projeté à l’ONU et au Congrès américain. A son actif: “Descendants de nazis : l’héritage infernal” pour France 3, un film sur les descendants de nazis qui ont décidé de se convertir au Judaïsme et parfois d’aller habiter en Israël. “Monsieur Chouchani – Mister Shoshani – מר שושני”, maître d’Elie Wiesel et d’Emmanuel Levinas.

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