Ypsilantis. Les Juifs de Murcia dans la cavalerie au XVè siècle

L’actuel drapeau de la province de Murcia sur lequel a été ajoutée l’étoile de David

Cet article prend appui sur une étude de Juan Torres Fontes intitulée et publiée en 1967 : « La incorporación a la caballería de los judíos murcianos en el siglo XV ». Par cet article, je m’efforce de répondre à la surprise de lecteurs qui s’étonnaient que des Juifs aient pu incorporer la cavalerie, une arme considérée comme noble et volontiers réservée aux nobles.

Les dispositions concernant les Juifs au cours des quinze premières années du XVe siècle seront maintenues jusqu’à la mort de Doña Catalina avant d’être remplacées par des dispositions plus tolérantes au cours de la majorité de Juan II. Ces dispositions se maintiendront en dépit de l’hostilité de certains groupes à l’égard de la communauté juive, une hostilité qui ne sera pas sans conséquences pour ladite communauté qui parviendra toutefois à se protéger grâce à son pouvoir économique, ses relations familiales, l’aide des conversos, de membres de la Cour et de pouvoirs locaux.

La cavalerie (caballería) connaît une crise dans son recrutement et son organisation. En effet, au début du XVe siècle, alors que prend fin la répartition des terres en Andalucía et à Murcia (suite à la Reconquista), les efforts assidus de la Couronne ne parviennent pas à maintenir cette force militaire destinée à surveiller les villes et les frontières alors que le royaume de Granada est encore aux mains des Musulmans et le restera jusqu’en 1492. De fait, cette cavalerie souffre d’un problème particulier qui lui porte fortement préjudice, soit l’inégalité entre les caballeros cuantiosos et les autres cavaliers qui doivent supporter une charge économique très lourde par rapport à leurs moyens, une charge que suppose le service militaire permanent avec notamment le maintien d’un cheval et de tout l’équipement nécessaire à un cavalier en armes. Les caballeros cuantiosos quant à eux constituent une sorte de sous-noblesse ou de noblesse de deuxième catégorie (nobleza secundona

Sous Alfonso XI est défini en fonction de la propriété foncière la limite (cuantía, d’où cuantioso) à partir de laquelle un caballero doit maintenir une monture pour la guerre et les armes appropriées à son statut social. Par la suite, des modifications seront introduites (bien qu’avec un certain retard), notamment quant au montant du patrimoine destiné à maintenir un cheval et des armes, un montant adapté à la valeur de la terre, au coût de la vie et à la valeur de la monnaie. Ces dispositions ne concernent pas les Juifs et les Musulmans (ces derniers sont désignés par le terme « Moros »), étant donné qu’ils sont alors considérés comme inaptes de par leur condition sociale, mais aussi ethnique et religieuse, à intégrer les forces armées essentiellement destinées à se battre contre le royaume de Granada alors en possession des Musulmans. Juifs et Musulmans ne sont sollicités, notamment pour l’effort de guerre, que lorsqu’il s’agit de mettre à contribution leurs biens.

Pourtant, dans la ville de Murcia, un fait inhabituel a lieu en 1445, un fait qui laisse supposer un changement d’attitude envers les Juifs. Un groupe de citoyens conduit par un corregidor propose que les Juifs dont le patrimoine est supérieur à celui les Chrétiens dans l’obligation d’entretenir un cheval et des armes aient la même obligation. Il ne s’agit probablement pas de tracasser les Juifs, une fois encore ; et d’abord parce que le nombre de Juifs affecté par une telle disposition est faible. Ces citoyens estiment que leur proposition est juridiquement juste, que les Juifs disposant d’un certain patrimoine (déterminé par la Couronne) devraient eux aussi participer à cet effort aussi longtemps que nécessaire, soit la défense de la ville de Murcia et son territoire. Ils estiment par ailleurs que les premiers intéressés par leur défense – mais aussi capables de les défendre – sont ceux qui jouissent d’une situation économique d’un certain niveau, qu’ils soient juifs ou chrétiens.

C’est ainsi que le comprend un corregidor aussi savant sur les questions juridiques qu’Alonso Díaz de Montalvo. Faute de documents, nous ne savons pas si c’est à partir de lui que les judíos cuantiosos sont soumis à cette obligation car nous ne disposons pas de documents antérieurs. Nous pouvons simplement le supposer compte tenu de certains indices. Ainsi, sous Enrique IV, alors qu’il est question de militariser les Juifs disposant d’un certain patrimoine, ces derniers se plaignent de cette décision auprès du monarque. Ce qui est certain, dans le padrón de alardes (voir padrón de alardes de caballeros de cuantía) de 1445 apparaissent les noms de Moses Çaban, Abrahym Cheveça, Yçaq Cohen et Simuel Abenarroyo. Nous ne trouvons pas de noms juifs dans les padrones des années suivantes, un manque de continuité qui pourrait avoir diverses raisons dont le départ d’Alonso Díaz de Montalvo de son poste de corregidor de Murcia, en 1445.

Disposant généralement d’un patrimoine plus fluide que les autres, les Juifs n’hésitent pas à franchir la frontière entre le royaume de Murcia et celui d’Aragón pour s’installer à Orihuela où ailleurs, non loin de cette frontière, en attendant que s’éloigne le danger d’être enrôlé. Il n’est pas rare que les autorités de Murcia (lorsqu’elles pensent avoir besoin d’eux) sollicitent ces Juifs pour qu’ils reviennent. Cette émigration juive hors du royaume de Murcia est généralement motivée par des raisons économiques et non parce que leur intégrité physique ou leur sécurité est menacée. La proximité des dates entre leur inclusion dans le padrón de alardes, leur départ pour le royaume d’Aragón et l’abolition de l’obligation pour les judíos cuantiosos de se faire enregistrer comme caballeros pourraient être liés.

Sous le règne d’Enrique IV, cette question revient. Au mois d’avril 1457, le conseil approuve une proposition faite par un groupe de regidores, proposition selon laquelle les Juifs doivent eux aussi à partir d’un certain patrimoine faire partie de la caballería. Les Juifs concernés qui ne répondent pas à l’appel (au nombre de quarante-deux) sont avertis qu’ils doivent au cours du mois de mai de la même année se conformer aux dispositions les concernant sous peine d’amendes définies par dispositions royales et municipales. Ces quarante-deux Juifs rejoignent les dix-sept Juifs qui s’étaient conformés aux dispositions. Parmi ces derniers (figurent seize noms sur les dix-sept) : Yçaque Samaya, Symuel Botin, Abrahim Aben Haçan, Yuçaf Abenarroyo, Yahuda Alfatex, Mose Abendaño, Mose Cohen de Lorca, Yahuda Abenarroyo, Yçaque Bonjuga, Yçaque Almateri, Yuçaf Aventuriel el viejo, Yuçaf Aventuriel el moço, Yuçaf Bonafox, Abrahim Cohen el gordo, Don Symuel Aventuriel, el fisico Mose Abenhabir. Ces Juifs sont connus dans la ville de Murcia par leur position sociale, la plupart d’entre eux étant percepteurs d’impôts pour le compte du roi ou de la municipalité.

Cette exigence ne semble pas avoir eu d’effets durables. En 1459, les regidores réitèrent leur demande à ce sujet. Les Juifs s’en remettent au monarque, un monarque qui s’était montré favorable à leur égard.

A Madrid, le 28 janvier 1460, le roi Enrique IV envoie une lettre au conseil municipal de Murcia dans laquelle il commente les effets d’une telle décision sur la judería murciana, une décision qui ainsi que l’avaient souligné les représentants de cette communauté n’avait jamais été prise à Murcia et dans aucune ville ou agglomération frontalière de Castilla. Ces représentants avaient par ailleurs insisté sur le fait que par leur activité professionnelle, leur éducation et leur mode de vie, les Juifs n’étaient pas aptes au service militaire et ne pouvaient accomplir efficacement ce qui leur était demandé en la circonstance. Le roi est sensible à cette demande et ordonne au conseil municipal de Murcia de suspendre cette décision et de respecter les Juifs dans leurs traditions et particularités. 

En Espagne, cette disposition relative aux Juifs reste exceptionnelle. De fait, et nous nous permettons d’insister, il ne s’agit pas de tracasser les Juifs (un fait suffisamment rare pour être signalé) mais de répondre à une situation particulière dans une région frontière peu défendue et d’engager dans sa défense des Chrétiens et des Juifs capables de maintenir un cheval, un équipement et un armement adéquats. Cette décision crée une sorte d’égalité entre Juifs et Chrétiens. Ce n’est pas le but recherché, mais des Juifs armés et à cheval ne peuvent que bousculer certains préjugés et leur donner un certain prestige dans la société espagnole. Les Juifs ne voient pourtant les choses ainsi et leurs raisons sont parfaitement justifiées. Ils déclarent que les impôts spéciaux dont ils doivent s’acquitter au service du monarque – une surcharge fiscale que subissent également les Musulmans – créent une inégalité de condition qui rend difficilement acceptable ce devoir imposé aux judíos cuantiosos. Autrement dit, ce devoir serait acceptable si les Juifs bénéficiaient des mêmes exemptions et avantages que les Chrétiens, un argument parfaitement justifié. La solution intermédiaire leur semble également inadéquate car nommer des cavaliers pour les représenter ne leur ôte pas la charge que suppose l’entretien des cavaliers et de leurs montures, une charge qui s’ajoute aux charges tant spéciales que générales payées au souverain et à la municipalité, autre argument non moins justifié. Ce procédé destiné à suppléer au manque de cavaliers a des précédents. Des Chrétiens cuantiosos dans l’impossibilité de prêter physiquement service dans la cavalerie pouvaient engager un cavalier et le maintenir. Leurs veuves avaient le devoir de faire de même.

Les documents consultés avant et après cette décision du conseil municipal ne mentionnent aucun Juif engagé dans des opérations militaires conduites par Murcia. Il est parfois question de l’intervention d’un chirurgien juif ou musulman sur un soldat blessé. A ce propos, plusieurs noms pourraient être cités, à commencer par celui de Don Mayr dont le travail est célébré dans les Actos capitulares du début du règne de Juan II.

Dès la mort d’Enrique IV, les autorités municipales de Murcia réaffirment leurs prétentions à enrôler les judíos cuantiosos dans leur cavalerie. Elles le font à des moments cruciaux pour les Reyes Católicos qui ont alors besoin de mobiliser toutes les forces économiques et militaires de leurs sujets pour cause de rébellion nobiliaire et d’exigences portugaises concernant les droits de la fille d’Enrique IV. Les Reyes Católicos envoient sans tarder une lettre en date du 14 mars 1475 par laquelle ils ordonnent que les Juifs et les Musulmans cuantiosos (disposant d’une cuantía supérieure à trente mille maravedís) leur prêtent service en tant que cavaliers et dans les conditions définies par et pour les Chrétiens.

Nous ne savons pas si cette disposition royale a été suivie. Nous pouvons constater que dans les padrones de 1475 et dans ceux des années suivantes, ne figure aucun nom juif ou musulman, une absence qui pourrait avoir deux explications : l’augmentation de la cuantía fixée à cinquante mille maravedís ; la perte de la condition de cuantioso suite à la vente de biens immeubles ayant appartenu à des Juifs.

La pétition du conseil municipal de Murcia se base sur le fait qu’il y a des Juifs et des Musulmans cuantiosos (par la possession d’heredamientos en realengo), comme leurs voisins chrétiens, et qui pour cette raison doivent prêter service dans la cavalerie. Il est exigé d’eux ce qui est exigé des Chrétiens, ni plus ni moins. Mais les Reyes Católicos exigent plus. Ils exigent que pour déterminer les cuantías des Musulmans, des Juifs et des Chrétiens (et ainsi déterminer les cuantiosos susceptibles de servir dans la cavalerie), on ne prenne pas seulement en compte les tierras de realengo que détiennent les uns et les autres mais aussi leurs « bienes e faziendas ». Par ailleurs est formulé un discret mécanisme d’exclusion qui (tout en permettant de maintenir le nombre de cavaliers destinés à la défense de Murcia et ses terres) explique probablement et au moins en partie que les Juifs et les Musulmans se soient vus dans l’obligation de vendre leurs terres, une supposition renforcée par le fait que dans les années suivantes on ne trouve pas un seul Juif et pas un seul Musulman prêtant leurs services dans la cavalerie (efectuando alarde). Certes, ils contribuent économiquement à la défense de la frontière puis à la reconquête du royaume de Granada mais entre-temps leurs terres sont passées aux mains des Chrétiens.

Olivier Ypsilantis

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