Jean-Paul Brighelli. “Michel Bouquet, 1925-2022, l’homme-théâtre”

Il se décrivait comme un “anarchiste calme”

Michel Bouquet et sa femme Juliette Carre lors de l’inauguration du double de Cire de Pierre Richard au Musée Grevin, le 19 novembre 2018 © Jacques BENAROCH/ SIPA

Michel Bouquet, le plus grand acteur français des soixante dernières années, vient de mourir — et mourir hors de scène, lui qui avait si longuement provoqué la Mort en jouant le Malade imaginaire ou le Roi se meurt. Souvenirs impromptus et mêlés.


Il avait annoncé en 2011 qu’il renonçait à se produire sur scène. Mais il revint sur sa parole, ce qui me donna l’occasion de le revoir encore une fois jouant Ionesco, et le Roi se meurt. Il s’y faisait copieusement enguirlander par son épouse, Juliette Carré, qui jouait le rôle de la reine Marguerite, la « première épouse », et lui reprochait ses chatteries avec sa « seconde épouse », et son refus de mourir, alors qu’il devait mourir, qu’il allait mourir…

C’était un jeu entre époux à la ville comme sur scène — et la voici veuve, inconsolablement veuve, la Mort qui a refusé de venir le cueillir sur scène comme Molière l’a fauché chez lui, à Paris, ce 13 avril 2022.

J’avais vu Bouquet tutoyer la Faucheuse sous l’habit d’Argan, le Malade imaginaire — espérant être interrompu par elle dans le divertissement final, comme le patron qui cracha ses poumons et sa vie durant cette fameuse représentation du 17 février 1673… Fatalitas, il a survécu à tous les rôles, y compris à celui d’Orgon, dans le Tartuffe, il y a à peine cinq ans.

Un grand comédien au service des grands auteurs

C’était cela, Bouquet : se servir de la moindre de ses fibres hors d’âge pour servir les grands textes jusqu’au bout. Je l’ai vu jouer le Malade imaginaire en 1987 au théâtre de l’Atelier — et à nouveau à la Porte Saint-Martin en 2008. En vingt ans, son jeu s’était encore affiné, il était de plus en plus, de mieux en mieux, l’atrabilaire définitif, trônant dans son fauteuil de malade, représentation de tous les monarques vieillissants, qui refusent de mourir et se sentent pourtant infailliblement attirés vers la tombe, et s’accrochent au pouvoir de toutes les fibres de leur méchanceté. Juliette Carré jouait Toinette, la servante qui se déguise en médecin pour tromper et revigorer son maître — toujours plus enjouée, toujours plus impitoyable.

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Pauvre Juliette, désormais sans son Roméo…

Bouquet a merveilleusement servi le théâtre — expliquant à qui voulait l’entendre (et j’ai eu la chance de suivre l’une de ses leçons) que le comédien est au service du texte, rien que le texte, que lui-même en soi n’est rien, sinon l’instrument par lequel se joue le texte. Allez expliquer ça aux petits marquis qui caracolent dans les spectacles d’Olivier Py ou de Macha Makeïeff, à poil sur scène avec une plume dans le cul…

Au service des Anciens et des Modernes

Il a servi les plus grands noms du théâtre contemporain, Anouilh, Ionesco, Harold Pinter, Thomas Bernhard ou Samuel Beckett. Souvenir ému du No man’s land, de Pinter, à la Porte Saint-Martin, dans une mise en scène de Roger Planchon. Et les plus grands noms du théâtre des siècles passés, Strindberg et Molière surtout. Molière qu’il racontait encore dans Michel Bouquet raconte Molière, paru en 2017.

Il était comédien (lisez donc la Leçon de comédie, paru en 2010), et il était aussi acteur. Il fut l’un des acteurs-fétiches de Claude Chabrol (la Femme infidèle, la Rupture, Poulet au vinaigre). Il incarna un grand nombre de flics véreux ou impitoyables (dans Un condé, d’Yves Boisset, ou Deux hommes dans la ville, de José Giovanni). Il avait ainsi été un sublime Javert face à Lino Ventura / Jean Valjean dans la mise en scène des Misérables de Robert Hossein.

Mais si je n’en retiens qu’un, ce sera Toto le héros, de Jacob Van Dormael (1990). Offrez-vous ce chef d’œuvre si vous ne le connaissez pas.

Avec ses idoles dans l’autre monde

Rappelez-vous : il avait incarné aussi François Mitterrand, tout en ombres et finesses byzantines et en peur de disparaître, dans le Promeneur du Champ-de-Mars, de Robert Guédiguian. Il jouait encore l’année dernière dans Juste avant la nuit, un documentaire que Jean-Pierre Larcher lui avait consacré — il était temps. « Tous les grands auteurs, y disait-il, ont des conversations insensées, toutes les nuits, à discuter entre eux, à travailler comme des dingues, dans un autre monde. Ils parlent entre eux après une représentation théâtrale où ils ont été présents, c’est la vie de l’esprit qui est en jeu, ça mérite le respect, ça mérite qu’on se sacrifie. »

C’est lui qui à 20 ans, en 1945, tint le rôle du jeune Scipion, face à Caligula-Gérard Philipe dans la pièce homonyme de Camus. Lui qui demandait anxieusement au tyran :

— Tous les hommes ont une douceur dans la vie. Cela les aide à continuer. C’est vers elle qu’ils se retournent quand ils se sentent trop usés. N’y a-t-il donc rien dans la tienne qui soit semblable, l’approche des larmes, un refuge silencieux ? »
— Si, pourtant, répond Caligula.
— Et quoi donc ?  
— Le mépris.

Croyez-moi ou ne me croyez pas, mais cette réplique impitoyable m’aide encore à vivre aujourd’hui — aujourd’hui que Michel Bouquet est mort.

© Jean-Paul Brighelli


Entretiens avec JeanJacques VincensiniLa leçon de comédie, Michel Bouquet, JeanJacques Vincensini, Maisonneuve Et Larose. 

Jean-Paul Brighelli est un enseignant et essayiste français. Parmi ses publications, La Fabrique du crétin, chez Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, en 2005. C’est le français qu’on assassine, essai, Hugo et Cie, coll. Paradoxe, 2017.

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