Le Café des Idées. Avec Antoine Spire, Gunter Gorhan et Nicolas Spire. 8 avril 2022

«Chacun de ceux qui seront reçus dans cette assemblée aura son tour, tant pour proposer la question que pour l’expliquer. Et tous retiendront toujours le même ordre entre eux, afin d’éviter la confusion. L’on s’écoutera parler les uns les autres avec douceur et respect, sans faire paraître jamais de mépris pour ce qui sera dit dans l’assemblée. L’on ne s’étudiera point à se contredire, mais seulement à rechercher la vérité.»

Dernier écrit de Descartes à la reine Christine de Suède, le 1er février 1650.


Ce Café philo est organisé à peu près tous les deux mois dans le restaurant libanais Al-Dabké à Ivry sur Seine. On a la possibilité de dîner à partir de 19h30 puis le débat (sur un thème choisi par les participants du précédent Café des Idées) est lancé par Antoine Spire, journaliste, Gunter Gorhan, juriste et Nicolas Spire, professeur de philosophie. Ensuite les participants ont la parole pour commenter, argumenter, etc…

Le vendredi 28 janvier, le sujet du débat fut: “Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde”. Albert Camus


Résumé de l’introduction du Débat du 28 janvier

Parler vrai ? “Mal nommer les choses, C’est ajouter au malheur du monde

Tantôt euphémismes, tantôt carrément manipulatoires, il n’est pas rare que l’irruption de certains termes nous surprennent, nous choquent par le décalage qu’ils manifestent avec la réalité.

Les sourds deviennent des malentendants, les réfugiés deviennent des “migrants”, les salariés des “collaborateurs”, les dominés (ou les pauvres) des “gens modestes”.

Mal nommer les choses, ce serait donc se refuser à attribuer le bon mot, le mot juste, celui qui serait à même de dire adéquatement la réalité.

Le langage serait ainsi en quelque sorte assimilable à un outil, un outil difficile à manier sans doute, un outil dont le maniement s’apprend, mais un outil dont il suffirait de bien se servir. Véhicule privilégié entre nous et les choses qu’il permet de nommer, mais aussi condition du partage avec nos congénères. Le langage serait donc un appel à bien nommer, à choisir le bon mot ou du moins à s’efforcer de le faire …

Alors mal nommer un objet ou – plus largement – mal nommer les choses, ce serait comme refuser cette promesse que constitue le langage ; ce serait renoncer à saisir  adéquatement le réel, renoncer à (ou refuser de ) le regarder en face, à le comprendre ; et, ce faisant rendre bien plus incertains nos espoirs de le transformer, de le rendre meilleur.

En fait, Camus avait formulé ainsi cette sentence (qui est trop souvent mal citée) :”Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde”. Très forte, la formule révèle – de manière sous-jacente – un point de vue plus optimiste qu’il n’y paraît ; certes on ne manquera pas de faire remarquer que Camus pose ici comme allant de soi le malheur de ce monde, et qu’il s’agisse de celui des années 1950 ou de celui dans lequel nous nous trouvons, on aurait bien du mal à le démentir. En revanche, l’originalité de son point de vue est ici plutôt dans la perspective qu’il dessine en creux.

Devant le malheur de ce monde, il y aurait en quelque sorte deux attitudes possibles :

–             celle qui consiste à mal nommer les choses, et qui par lâcheté, par paresse ou pire par intérêt s’interdit par-là de les atteindre, de les toucher, de les comprendre, de partager avec d’autres les émotions ou les sensations qu’elles suscitent …  Celui-là ne fait en fait qu’ajouter au malheur de ce monde.

–             Mais il y avait donc nécessairement une autre posture, une autre attitude possible celle – inverse – de celui qui s’efforce de bien nommer les choses, et qui par-là porterait l’espoir sinon de le rendre meilleur, au moins de le saisir adéquatement.

On le voit : cette alternative qui semble s’imposer comme une évidence, suscite néanmoins très vite au moins deux interrogations :

1) Si mal nommer les choses ajoute au malheur du monde, qui serait assez désespéré pour se laisser aller à cette position ? Et surtout pourquoi s’y laisser aller ?`

2) La 2ème interrogation porte, bien sûr, sur le 2è terme de l’alternative : est-ce vraiment si facile ? a-t-on envie de demander à Camus : suffit-il de bien nommer les choses pour échapper au malheur ?… ou pire est-il vraiment possible de bien nommer les choses ? y a-t-il donc un sens à croire qu’on les nomme “bien” ?

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I) Mal nommer les choses, c’est manipuler les autres

Ceux qui nomment mal les choses le font soit involontairement soit volontairement:

a) La 1ere hypothèse n’a que peu d’intérêt : elle renvoie à la notion d’un “locuteur” qui n’aurait pas assez appris ou qui maîtriserait mal le langage. Il suffirait alors d’apprendre à parler juste ou de faire l’effort de trouver les bons mots.

b) L’hypothèse la plus intéressante est celle de celui qui, sciemment, – par jeu ou par intérêt – détourne le langage et ses mots de la justesse qu’ils peuvent signifier ; ceux qui se refusent à dire la vérité, alors qu’elle est à portée de main : ce sont les menteurs et les manipulateurs. Platon les a décrits souvent, les sophistes, les bonimenteurs, les flatteurs, les communicants qui – au nom des impératifs du pouvoir – détournent les mots des choses, pour mieux détourner ceux qui les écoutent. Ceux-là ajoutent au malheur du monde : C’est de la “propagande”, ancienne formulation de la “communication” moderne.

On peut ici songer à Pierre Bourdieu dont toute l’œuvre est, d’une certaine manière marquée par cet effort pour bien re-nommer les choses. Annie Ernaux avait très bien expliqué cela dans un hommage publié dans le Monde le lendemain de sa mort (relu il y a peu à l’occasion du 20è anniversaire…) : elle parle du « choc ontologique » ressenti à sa lecture et elle insiste à raison sur les déplacements langagiers que permet d’opérer la sociologie de Bourdieu qui derrière les euphémismes communs rétablit certaines réalités objectives.

On peut ainsi relire chacun des ouvrages de Bourdieu comme l’illustration de l’un de ces déplacements ou comme le rétablissement de la « bonne » (dé)nomination.

L’école méritocratique devient la reproduction, le bon gout la distinction, les grands corps de la République la noblesse d’État, l’égalité des sexes, la domination masculine et tout se passe en effet, chacune de ces nouvelles « bonnes nominations », chacun de ces nouveaux « bien nommés » contribuait un peu à faire reculer cette « misère du monde » dont il avait si bien su décrire les mécanismes.

Il faut donc sans nul doute combattre sans relâche ceux qui –  par intérêt et par volonté de domination – nous imposent leurs mauvaises nominations, ceux-là même qui continument ajoutent au malheur ou à la misère du monde.

II) Mais peut-on vraiment bien nommer les choses ?

Il faudrait donc d’abord et résolument se méfier, voire combattre, ceux qui se laissent aller à mal nommer les choses, au risque (conscient ou inconscient) de manipuler les autres… mais peut-on à rebours s’en tenir à la bonne intention de « bien nommer les choses ?

Bien nommer, est-ce vraiment suffisant pour garantir l’émancipation ? Ce bien-nommer, suffit-il à résoudre, ne serait-ce qu’un tout petit peu, le malheur du monde ?

Or l’hypothèse du “bien nommer” repose d’abord sur une contradiction intrinsèque qui tient à la radicale hétérogénéité entre les mots et les choses.

L’idée d’un “bien nommer” réduit en somme le langage à une série d’étiquettes qu’il suffirait de bien choisir et de bien coller…

Or cette hypothèse ne tient pas : elle est d’abord un rejet de la littérature et de la fonction poétique du langage. Il faut, pour nous faire voir un port, non pas dire qu’il est rempli de bateaux, mais dire par exemple avec Baudelaire:

« Guidé par ton odeur vers de charmants climats,

Je vois un port rempli de voiles et de mâts

Encor tout fatigués par la vague marine, »

Faudrait-il considérer que les « bateaux » sont ici mal nommés ?

Il faut pouvoir dire que la terre est « bleue comme une orange », pour sentir ou éprouver sa rotondité, sa douceur, sa familiarité ou sa générosité, pour donner à voir sa forme, sa vulnérabilité ou sa force… et pourtant aucun de ces mots n’est prononcé dans ce simple vers de Paul Éluard (« la terre est bleue comme une orange »)… tout cela y est pourtant, même si ça ne semble pas très « raccord » avec la réalité des couleurs…

Très vite, on peut rappeler ici trois objections très fortes à cette idée peut-être un peu simpliste qu’il suffirait de trouver le bon mot ou la bonne formulation (à la manière de la bonne étiquette) pour bien nommer les choses…

1) Celle de Saussure

Le langage est un système de signes

cf. l’exemple du Roi de cœur : la dénomination n’est rien si elle n’est pas comprise en rapport avec le reste du jeu de cartes…

2) Celle de Merleau-Ponty

Le langage ne précède pas la pensée  On pense par et avec les mots (« la pensée et l’expression se constituent simultanément ») : le langage n’est donc pas une collection d’étiquettes ou de signes parmi lesquelles il suffirait de faire le bon choix… penser dans et avec les mots, c’est beaucoup plus que bien nommer les choses, et c’est bien cela (penser) qui peut un jour contribuer à remédier au malheur du monde

3) Celle de Bergson

Bergson identifie deux obstacles que le langage (ou les mots) instaure entre nous et les choses :

–             le besoin : nous nommons les choses en fonction de nos besoins ; et ce faisant, nous les détournons de ce qu’elles sont pour elles-mêmes.

–             les mots ne sont que des étiquettes génériques, des notions vagues  ils se contentent de nommer des généralités qui nous empêchent de toucher la particularité des choses, et qui par-là nous dérobent notre individualité

Exemples : la « table » échoue forcément à nommer adéquatement cette « table » particulière qui est la mienne et qui orne mon salon comme aucun autre au monde…

Ou pire… quand on dit « je t’aime » à quelqu’un : cla ne peut jamais être réellement, précisément ce que JE ressens…car sinon ce que je ressens serait donc strictement identique à ce que ressentent toutes celles et ceux qui disent « je t’aime » depuis la nuit des temps…

Il faut donc sans doute renoncer à bien « nommer » les choses, ou plutôt à croire qu’il pourrait suffire de bien les nommer pour s’affranchir du malheur du monde…

Mais ceci ne veut bien sûr pas dire laisser faire ceux qui les nomment mal.

En guise de conclusion ou d’appel à la discussion…

Resterait alors à savoir si, pour autant, bien nommer ou même seulement bien « penser » les choses suffirait à l’émancipation… Est-ce que bien nommer les choses cela suffit vraiment à résoudre, ne serait-ce qu’un tout petit peu, le malheur du monde ?

© Nicolas Spire


Les animateurs réguliers du Café des Idées

Antoine SPIRE (Journaliste). Antoine Spire est animateur bénévole du café des idées d’Ivry depuis 5 ans. Actuellement Directeur du département recherche en sciences humaines de l’institut national du cancer, il est aussi animateur-coordonnateur de rencontres culturelles et de colloques notamment :La semaine de la science (annuelle depuis 1989, Université de Paris/Orsay – Conseil général – Ministère chargé de la recherche).La foire du livre de Brive (annuelle depuis 1995).Le printemps du livre de Cassis : rencontres et débats littéraires (annuel depuis 1989, conseil régional – DRAC).La semaine de l’éthique à Evry (depuis 2002, Ville d’Evry – Genopôle – Conseil Général – Conseil régional).Son dernier livre “Dieu aime-t-il les malades ?” (Ed.  Anne Carrière) a reçu le prix du MEDEC 2005. Pour en savoir plus, vous pouvez aller faire un tour sur le site officiel d’Antoine Spire.
 
Günter GORHAN (Juriste). Autrichien d’origine, juriste à la retraite, anime des débats philo depuis 12 ans dans des cafés, des foyers pour jeunes travailleurs, municipalités, abris pour les sans-abri, maisons de la culture, etc. A ouvert de nombreux cafés philo à l’étranger (Allemagne, Hongrie, Russie).Traducteur de Freud et de psychanalystes français, co-auteur de “Comprendre le phénomène café philo”.   
 
Nicolas SPIRE (Professeur de philosophie). Nicolas Spire a, depuis 2 ans, animé plusieurs séances du café des idées à Ivry.Professeur de philosophie depuis 8 ans, il enseignait en classes Terminale jusqu’en 2004 à Amiens. Ayant momentanément suspendu sa carrière dans l’Education nationale, il travaille depuis l’année dernière comme sociologue pour un cabinet d’expertise en entreprise (expertises « santé au travail »). 

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