Guillemette Faure. Qu’est-ce qu’ils ont tous cette année ? On dirait que nos proches, vus de loin, nous font plus peur que d’habitude

Après presque deux ans d’isolement, les retrouvailles sont prometteuses. Oncle antivax, grand-mère collapso, cousine pro-Zemmour… Dans nos vies confinées, chacun s’est autoradicalisé. 

Sandro Giordano

Dîner de Noël, J − 14. “Aller passer le repas de Noël dans la famille de mon mari, pour me retrouver entre la tante faut bien mourir de quelque chose et le cousin médecin qui parle des irresponsables ? Non merci, on va jouer l’évitement…” 

D’habitude, Elise décide à l’avance où elle va passer son réveillon de Noël. Cette année, elle a longtemps réservé sa réponse, comme beaucoup d’autres, en s’abritant derrière l’instabilité de la situation sanitaire. “Si on leur demande de faire un test Covid, ils ne viendront pas…”, prédit Géraldine à propos de la famille de son frère. “J’espère que Mamina ne va pas faire un foie gras“, prévient la petite-fille végétarienne (sauf quand elle voit passer du saucisson).

Qu’est-ce qu’ils ont tous cette année ? On dirait que nos proches, vus de loin, nous font plus peur que d’habitude

Qu’est-ce qu’ils ont tous cette année ? On dirait que nos proches, vus de loin, nous font plus peur que d’habitude. Peut-être parce qu’on ne s’est pas attablés avec eux depuis deux ans, et qu’on a la drôle d’impression qu’ils ont bien changé. A croire qu’il n’y aura que des caricatures autour des tables.

C’est un père qui s’est mis à regarder religieusement Zemmour et à faire des petites fiches sur l’émission de CNews “La Belle Histoire de France”, dans l’optique de les léguer à ses enfants à sa mort. C’est une mère de famille qui, de naturopathie en stage de jeûne,semble avoir basculé du côté obscur aux yeux de son conjoint et du reste de sa famille. C’est une médecin qui ne peut plus garder son petit-fils le samedi parce qu’elle a manif avec ses copines antivax – au départ, elle était juste homéopathe. C’est un frère qui, à la montagne, remonte les pistes à pied, skis sur le dos, en clamant “qu’il ne se prostituera pas” pour avoir accès aux remonte-pentes – entendre qu’il ne se vaccinera pas. C’est un grand-oncle devenu collapso en enchaînant les vidéos de Jean-Marc Jancovici, qui a perdu toute raison d’espérer. Bref, tout le monde s’est autoradicalisé. Et il faudrait que les fêtes de famille se passent joyeusement ?

Dîner de Noël, J  7. Si ça continue, il y a une oie qui va être partagée en cinq au lieu d’être découpée en douze. Dans la famille de Cécile, pour le premier Noël depuis deux ans, les non-vaccinés se sont décommandés, s’estimant non grata ; d’autres ont posé des conditions (“J’ai fait mes trois doses, c’est pas pour faire un test“). Avec une fermeté que, pour certains, on ne leur connaissait pas. Les conséquences du Covid-19 bien sûr, mais pas seulement sanitaires…

Thérapeute spécialiste de la famille, Marie Labarrière l’a constaté avec ses patients dans son cabinet. “Pour certains, le temps supplémentaire qu’on a eu pendant la pandémie a été l’occasion d’aller à fond dans un projet ou une théorie. Soudain, ce qui était accepté jusque-là ne l’est plus. Des personnes peuvent dire non à des obligations sociales, refuser des réunions familiales ou associatives auxquelles elles se pliaient auparavant parce qu’elles n’osaient pas dire non. Des gens se rendent compte qu’ils toléraient des situations qui ne leur conviennent pas, qu’il est possible de faire autrement et ce refus peut surprendre leur entourage…

Noël 2021 n’a pas inventé le tonton raciste insupportable. Mais l’époque considère acceptable de ne pas vouloir dîner avec lui.

Esquiver le dîner de Noël, éviter ses proches est devenu socialement acceptable. Ce mouvement était déjà en marche depuis quelques années et ne s’explique pas seulement par la pandémie, observe le psychologue américain Joshua Coleman, qui vient de publier Rules of Estrangement (Sheldon Press, non traduit)un livre consacré à ceux qui prennent leurs distances avec leur famille. Il relie ce phénomène à l’engouement pour le développement personnel et les conseils des thérapeutes de comptoir.

Fini l’époque où la famille était sacrée, où voir ses proches était impératif, parce qu’on ne se posait pas la question. Aujourd’hui, on filtre le monde entre “personnes toxiques” et “personnes qui nous font du bien“, celles du premier groupe méritant d’être évitées, avec généralement l’aval de l’entourage (“il faut penser à toi“). C’est par exemple ce quadra issu d’une grande famille versaillaise qui a décidé de ne plus se coltiner sa famille et qui annonce à ses frères et sœur, par e-mail bien sûr, son absence ce Noël. Et à tous les suivants.

Voilà “la société liquide” annoncée par le sociologue Zygmunt Bauman, dans laquelle on choisit ses amis en fonction de la façon dont on évolue plutôt que de rester engagé dans des contraintes familiales. C’est ce qui explique que l’on dit désormais de ses amis qu’ils sont “comme une famille“, ce qui semble complètement à côté de la plaque pour Joshua Coleman. “L’intérêt de la famille, c’est qu’elle connaît nos pires côtés, qu’elle nous met face à ce qu’on a déjà dit ou été. On ne peut pas présenter à ses parents ou à ses frères et sœurs une version idéalisée de nous-même, contrairement à nos amis, qui nous disent ce qu’on aime entendre.

Se sentir sur la même longueur d’onde

Or, observe-t-il, depuis que la famille n’est plus une obligation mais un choix, on attend d’elle davantage de proximité, de se sentir sur la même longueur d’onde. Autrement dit, Noël 2021 n’a pas inventé le tonton raciste insupportable. Mais l’époque considère acceptable de ne pas vouloir dîner avec lui. “Les désaccords politiques font désormais partie des arguments des enfants qui, une fois adultes, coupent les ponts avec leurs parents“, souligne-t-il encore.

La perspective d’un désaccord semble d’autant plus insurmontable que, depuis mars 2020, avec les jauges et autres mesures sanitaires, on a surtout croisé ceux dont on était les plus proches. Joshua Coleman y voit un cercle vicieux. “Si vous ne voyez pas d’autres gens que ceux qui vivent comme vous, vous développez vos préjugés et augmentez le risque de conflit avec les autres.” En résumé, deux ans de pandémie nous ont fait passer plus de temps dans nos bulles. Les végans ont moins croisé de carnivores.

Dîner de Noël, J − 5. Dans l’ascenseur qui l’emmène à son bureau, Marie, DRH en pré-burn out covidien, houspille Hugo, un salarié : “Non mais tu te rends compte, c’est n’importe quoi ! A la cantine, on a scotché des chaises, façon cordon de police, pour que les gens ne s’asseyent pas dessus : ils enlèvent les rubans adhésifs pour s’agglutiner tous ensemble à une table !” Elle est tellement en colère qu’elle fait descendre Hugo de l’ascenseur à l’étage du restaurant d’entreprise pour lui montrer l’indiscipline de ses collègues de bureau. Comment va-t-elle faire à Noël, pour peu que son oncle ne respecte pas les distanciations sociales ? Après tout, la vie de bureau est l’un des rares lieux, avec la famille, où l’on côtoie quotidiennement des gens que l’on n’a pas choisis. Où l’on doit faire des concessions, accepter d’autres modes de vie et de pensée. Une excellente répétition générale, donc, pour un réveillon de Noël.

Or, avec la généralisation du télétravail,qui a concerné jusqu’à 43 % des actifs français pendant le premier confinement et qui s’installe de manière pérenne dans les entreprises, on n’a plus pu compter sur notre environnement professionnel pour développer notre souplesse mentale. En 1930, après la fermeture d’une filature à Marienthal, en Autriche, la psychologue Marie Jahoda se fit recruter comme libraire puis à la Croix-Rouge pour observer la ville. Elle s’aperçut que les gens sortaient moins, lisaient moins, écoutaient moins la radio, se rencontraient moins, s’enfermaient dans des pensées qui tournent en rond, ce qui l’amena à mettre en valeur des fonctions latentes du travail, parmi lesquelles la flexibilité psychique, liée notamment au fait de travailler avec des gens que l’on n’a pas choisis. “Pour être capable de nuance, il faut des cervelles sur lesquelles se frotter la cervelle”. (Didier Pourquery, journaliste et écrivain)

C’est en partie ce qui s’est produit pendant les périodes de confinement et de télétravail, selon Jean-Edouard Grésy, du cabinet de médiation AlterNego. Le travail à distance a contribué à radicaliser tout le monde. “Plus il y a de distanciation, plus il y a de violence. On peut désubjectiver son adversaire plus facilement. Les négociations sont conduites avec une radicalité dingue.” Il cite ce cadre dirigeant antipasse qui a failli frapper son manageur et se jeter sous un train. Par écrans interposés, les conflits montent plus vite. “Avec les prises de parole bien découpées, les visios se prêtent moins aux débats, et les gens ne savent pas comment rattraper les désaccords. Ils n’ont pas l’occasion de le faire comme ils le faisaient en prenant un café ou en déjeunant.

Didier Pourquery, journaliste, ancien directeur adjoint de la rédaction du Monde, et auteur de Sauvons le débat. Osons la nuance (Presses de la Cité, 234 pages, 19 euros), le dit autrement : “Changer de perspective, c’est un travail à plusieurs. Pour être capable de nuance, il faut des cervelles sur lesquelles se frotter la cervelle.

Sandro Gioradano

Dîner de Noël, J − 3. “Il y en a qui ont virézemmouriens ou complotistes, alors on n’a pas trop envie d’y aller…“, lâche Thomas à propos de sa réunion de famille. En fait, il n’est pas tout à fait certain des opinions de chacun. Mais, à défaut de leur avoir parlé longuement, il fait comme tout le monde : il s’appuie sur ce que les uns et les autres postent sur les réseaux sociaux, abrités derrière leurs comptes comme des automobilistes s’énervant derrière leur pare-brise. A-t-on vraiment envie de voir ces agités à Noël ?On en oublierait que personne n’est plus subtil sur Facebook que dans la vraie vie, à commencer par soi-même.

“Avec les confinements, on aurait dû avoir du temps pour lire. On a eu beaucoup de temps pour regarder les chaînes d’info en continu et surfer sur les réseaux sociaux, sous prétexte d’être à la recherche d’infos sur la pandémie. Les réseaux, ce ne sont pas les bons outils. Ils essentialisent et déshumanisent, résume Didier Pourquery. Toi t’es antivax, toi t’es zemmourien…” A force de fréquenter Twitter and Co, on en adopte les pratiques dans la vie. On pense qu’on peut mettre les gens sur “mute “, “unfollower” nos amis, nos cousins, nos collègues. Eviter le repas de Noël devient l’équivalent de “masquer des publications comme celle-ci à l’avenir”.

Ne plus être dérangé

“Sept Français sur dix estiment qu’il n’est plus possible de débattre sereinement et même de débattre tout simplement“, disait le Baromètre des territoires d’Elabe-Institut Montaigne de novembre, “seulement 34 % des Français estiment que ce qui les rassemble est plus fort que ce qui les divise”. Dire que, à Noël 2017, Christophe Castaner envoyait aux adhérents LRM un argumentaire à employer dans les fêtes de famille pour expliquer l’action de la majorité entre la dinde et la bûche, parce que, en politique, on a toujours considéré que la fête présentait l’occasion de se trouver assis avec des gens d’autres bords. Cette année, ce serait plutôt : “Plus personne écoute, tout l’monde s’exprime. Personne change d’avis, que des débats stériles, pour reprendre les mots d’Orelsan dans L’Odeur de l’essence. Tout est sensible, Tout l’monde est sur la défensive.

Curieusement, ce ne sont pas les sujets qui nous touchent de plus près qui polarisent le plus dans les familles. “Les débats qui tendent à radicaliser les gens sont ceux dans lesquels on n’a pas forcément d’avis mais on tient à en avoir un, observe Didier Pourquery. Mélangez un truc entendu et un truc auquel on a envie de croire, et ça suffit à faire un avis sur un sujet médical.

Quelles que soient ses croyances, chacun a pu les alimenter en ligne. Les bulles de filtre entretenues par les algorithmes n’avaient bien entendu pas attendu le Covid-19, mais la pandémie les a renforcées en limitant nos contacts quotidiens avec le vrai monde, en nous offrant l’occasion de ne plus être dérangés par ceux qui ne pensent pas comme nous.Aujourd’hui, en dehors des stages de récupération de points de permis, il n’y a plus guère d’occasions de fréquenter des gens différents de nous

“Confirmation de ce en quoi on croit, absence de dialectique critique avec limitation des espaces plus divers“, formule la thérapeute Marie Labarrière. Par les espaces plus divers, il faut comprendre les occasions de fréquenter des gens différents de nous. Or aujourd’hui, en dehors des stages de récupération de points de permis, il n’y en a guère plus, des occasions… Signe d’à quel point la mixité d’opinions est devenue une denrée rare, il y a trois ans, la plate-forme de covoiturage Blablacar se vantait que 51 % de ses utilisateurs avaient déjà changé d’avis lors de conversation en voiture, selon une étude. Il n’y a plus qu’à espérer que toute la famille vienne en covoiturage le 24 au soir.

“Les années Covid ont creusé les blessures, parce qu’on avait moins d’occasions de se rapprocher. On a bien vu nos désaccords, mais on n’a pas eu autant de possibilités de se montrer notre affection“, estime Joshua Coleman. Président de la Chambre des notaires de Paris, Bertrand Savouré constate une augmentation des tensions intrafamiliales. “Tout ça, c’est de la pâte humaine. On a besoin de se voir pour se rappeler des souvenirs, de rigoler ensemble…” Dans les règlements de succession, les notaires sont passés aux visios. “C’est gérable dans les familles qui s’entendent. Mais, dans les familles qui ne s’entendent pas, il manque quelque chose. Quand les choses sont complexes, on a besoin de se voir, de s’interrompre. En visio, on ne se coupe pas, on apprécie mal une impatience, un énervement. L’évolution d’une position ne se fait que dans l’affect.

Trop de réseaux sociaux

Au centre de médiation de Paris, qui intervient essentiellement sur des séparations, on a aussi constaté un impact de l’enfermement sur les conflits. “Ne plus aller boire un verre avec des potes, ne plus sortir voir un film a rendu les gens plus agressifs”, note Nathalie Lebeau. Elle cite le cas d’une fratrie dans laquelle, à cause du Covid-19, la soeur qui organisait les rapprochements familiaux n’a plus pu le faire. Résultat, “chacun restait sur sa position et les soucis se sont amplifiés“. Un rapport de la Fondation de France a montré que le pourcentage de personnes en isolement relationnel était passé à 24 % en janvier 2021, soit 10 points de plus en un an, et que 30 % d’entre nous n’avions plus qu’un seul réseau, généralement la famille ou le travail. Trop de temps tout seul, trop de réseaux sociaux pour se gaver de ce qu’on aimait déjà, pas assez d’occasions de croiser ceux qui auraient pu mettre d’autres idées sur nos routes au travail ou en famille, et nous voilà tous devenus des caricatures de nous-mêmes.

Dîner de Noël, Jour J. Dernières disputes sur le menu. Dire “Tu achètes encore des mangues par avion !” dans la cuisine avant un repas partagé, c’est déplaisant, mais ça ne braque pas de la même manière que de partager un post sur les réseaux sociaux sur l’empreinte carbone de ces abrutis égoïstes qui veulent manger exotique à Noël. Quand, à table, quelqu’un demande si on ne pourrait pas rouvrir la fenêtre, le débat sur le risque aérosol versus le risque manuporté s’enflamme bien moins que sur Twitter. Sur sa page Facebook, on condamne les jouets genrés ; dans la vraie vie, on remercie les grands-parents pour la jolie poupée offerte à la petite dernière. On attendra le lendemain pour dire ce qu’on en pense sur les réseaux sociaux.

© Guillemette Faure

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