Stéphane Encel : “Hanouna est problématique pour la démocratie”

Stéphane Encel : "Hanouna est problématique pour la démocratie"
Hanouna s’est rendu incontournable au cœur de ce système : il assume de traiter à la suite la chirurgie esthétique intime d’une candidate de téléréalité et la question du voile dans l’espace public, avec la même logique scénaristique, et le même binarisme.
Christophe Ena / POOL / AFP

Grand entretien du jeudi

Propos recueillis par Marion Messina

Agitateur, guignol, comique ou faiseur d’opinions, Cyril Hanouna influence le monde audiovisuel depuis plus de dix ans. Stéphane Encel, historien et professeur de culture générale à l’ESG Management School, publie « Ce n’est pas que d’la télé. Ce que le système Hanouna dit de la France » ( David Reinharc Editions ), un ouvrage, très critique, qui entend bien démontrer ce que les clowneries du géant du PAF révèlent de notre époque et détiennent de nocivité.

Marianne : Le titre de votre essai est également un théorème : « ce n’est pas que de la télé », comme les réseaux sociaux ne sont pas que des pixels et YouTube n’est plus depuis longtemps qu’une plateforme vidéo. Comment Hanouna sort-il de la télévision pour imprégner « concrètement » la société ?

Stéphane Encel : Depuis une décennie, les réseaux sociaux ont bouleversé le rapport à la réalité. Le monde d’Internet est bruyant, et ce bruit ne s’arrête plus. Par les réseaux, il est devenu assourdissant, masquant raisonnements et argumentations ; il ne laisse aucun répit, une tendance en chassant une autre à un rythme effréné. C’est l’univers de Hanouna : fils de son époque, il s’y (com) plaît comme un poisson dans l’eau. Sa « communauté » – les fameux « fanzouzes » – lui donne un sentiment de puissance et de légitimité.« Peut-être le pire cauchemar de Debord et Barthes, une scénarisation totalitaire. »

L’ambiguïté est là : il se pose en porte-parole – le titre de son livre est emblématique, Ce que m’ont dit les Français – des internautes, mais presque par définition ceux-ci sont volatils, le plus souvent anonymes et difficiles à quantifier. Pourtant Hanouna se réfugie à l’envi derrière le « on dit sur les réseaux » pour aborder absolument tous les sujets, rendant ironique, voire cynique, le slogan qu’il fait reprendre en chœur par le public à la fin de chaque émission : « La télé, c’est que d’la télé ! », qui rappelle le « noirblanc » d’Orwell.

Vous démontrez dans votre essai comment Hanouna se fait le chantre de la pensée hypersimpliste, binaire. Dans les tours de table de Touche Pas Mon Poste les chroniqueurs devaient se déclarer « pour » ou « contre », dire « oui » ou « non », lorsque les questions qui leur étaient posées étaient complexes.

Bienvenue dans le monde médiatique ! La tendance lourde des chroniqueurs remonte au moins aux premières émissions de Laurent Ruquier. Des non-spécialistes débattaient de tous les sujets, des plus triviaux aux plus sensibles : divertissement donnant surtout l’impression que tous les avis de tout le monde se valent.

Encore une fois, Hanouna est un condensé et une exagération : il a poussé plus loin le relativisme presque total, la conviction que la majorité – d’après les sondages sur les réseaux – a presque toujours raison, que tout sujet peut, finalement, se réduire à un « pour/contre », ou à un « darka/rassra »… C’est le monde idéal de Hanouna, lui qui s’amuse souvent de ne pas avoir de culture, ne pas lire les livres, et qui avouait en 2013 qu’il n’avait pas… sa carte d’électeur.

Guy Debord avait prophétisé la spectacularisation du monde. Chez Hanouna, tout est fête, cris, surprises, mise en scène, exposition, parfois de la vie privée des chroniqueurs malgré eux. Le grand cirque amical se révèle ultra-scénarisé. Pour vous, Hanouna est-il une caricature façonnée par l’air du temps ou même en avance par rapport à celui-ci ?

Sur ce point, Hanouna a innové, en utilisant les outils de son époque. Car ses émissions sont en réalité doubles. Il y a le contenu, décryptage des médias, débats et joutes. Et, dans le même temps, une forme de téléréalité qui se déroule : les chroniqueurs sont des personnages, il y a une partition qui se joue depuis des années, entre vrais-faux dossiers personnels distillés, jeux et caméras cachées, happenings notamment à base de jets de chocolat, confessions intimes à n’en plus finir – chirurgie esthétique, demande en mariage, problèmes financiers…« Un système de divertissement qui ne vise, comme l’avouait presque candidement en 2004 le PDG du groupe TF1, Patrick Le Lay, qu’à libérer du temps de cerveau disponible pour Coca-Cola. »

Cette scénarisation ne s’arrête jamais, puisqu’elle continue infiniment sur les réseaux de chaque chroniqueur, chapeautée et orchestrée par le Big Brother, sur lequel, bien évidemment, aucun dossier ne sera révélé… Peut-être le pire cauchemar de Debord et Barthes, une scénarisation totalitaire.

En vous lisant, on a le sentiment qu’Hanouna brûle d’un anti-intellectualisme redoutable. Pourtant, il se positionne en présentateur du peuple, en homme proche des « vraies gens » ? Ne fait-il pas le jeu d’un système qui a tout intérêt à abrutir les masses ?

L’anti-intellectualisme n’est pas un phénomène nouveau, et Barthes l’avait notamment pointé à propos de Pierre Poujade. C’est devenu une tendance clivante de la société, qu’Hanouna pousse à l’extrême, quitte à entrer dans un paradoxe intenable. Dans beaucoup de domaines grand public, il est de bon ton de prôner une forme d’inculture, rejetant et moquant ceux qu’on appelle les « sachants » ; d’ailleurs, pourquoi en serait-il autrement chez les jeunes, qui sont de toutes parts courtisés par le seul fait qu’ils savent utiliser les nouvelles technologies – Internet, réseaux sociaux, plateformes multiples, jeux, etc. – , devenant ainsi une incontournable cible marketing ? Il y a une inversion problématique de la transmission : les « anciens » attendent des « nouveaux » qu’ils leur apprennent comment exister dans cette société médiatique et numérique.

Parallèlement, le populisme est partout florissant : dire que l’on est du peuple et que l’on parle en son nom, rejetant les élites, invoquer la totale transparence et la vérité. Si Coluche tenait ce discours, lui qui est une référence pour Hanouna, ce dernier doit pourtant assumer un grand écart permanent : il est l’ami de tous les puissants, employé et ami intime des Bolloré, et est devenu lui-même très riche, alors qu’en même temps il se veut le porte-parole des « petits », « gilets jaunes » et autres contestataires. Ensuite, comment se targuer d’aborder des sujets très sensibles et de participer à la campagne présidentielle sans respect de la culture, et une solide méthodologie ? Et enfin, comme vous le dites, il alimente, ô combien !, un système de divertissement qui ne vise, comme l’avouait presque candidement en 2004 le PDG du groupe TF1, Patrick Le Lay, qu’à libérer du temps de cerveau disponible pour Coca-Cola…

On peine de plus en plus à distinguer l’information du divertissement, à tel point que ce flou a donné lieu à un néologisme anglais : infotainment. Cette situation n’est-elle pas annonciatrice de la fin de la démocratie ?

Vous touchez à un point crucial : l’horizontalité de la société, après la toute-puissance de sa verticalité. Jusqu’à la fin des années 80, les domaines médiatiques étaient assez hiérarchisés et cloisonnés. On ne voyait, notamment, que très peu de politiques ou intellectuels dans les émissions de variété, et peu d’artistes dans les émissions « intellectuels ». D’où ce « moment de télévision » mettant dans un face-à-face impromptu et tendu François Mitterrand et Daniel Balavoine – incarnant la jeunesse révoltée –, en 1980, au JT d’Antenne 2.

Ardisson, Ruquier, Fogiel ont définitivement décloisonné ces espaces : pour exemple, l’humoriste Jérémy Ferrari interpella ainsi vivement, dans « On n’est pas couché », le Premier ministre Manuel Valls après les attentats de janvier 2015. Christophe Beaugrand peut présenter « La Villa : la bataille des couples » sur TFX et « Le Brunch de l’info » sur LCI. L’accession de l’animateur Fogiel à la tête de la première chaîne d’information de France, BFM TV, a couronné ce long et irrévocable processus.« Le plus important n’est peut-être pas tant de lutter contre l’abstention, son nouveau cheval de bataille, que de favoriser un vote éclairé, ce qui est bien autre chose. »

Hanouna s’est rendu incontournable au cœur de ce système : il assume de traiter à la suite la chirurgie esthétique intime d’une candidate de téléréalité et la question du voile dans l’espace public, avec la même logique scénaristique, et le même binarisme. Inconsciemment, il reprend la célèbre sentence de Terence, « rien de ce qui est humain ne m’est étranger », en la déplaçant à « tout ce qui est médiatique – et tendance sur les réseaux – me concerne ».

Cette approche totalisante – Hanouna se veut omniprésent, omniscient et omnipotent – est problématique pour la démocratie. Bien sûr qu’Hanouna se réclame de celle-ci en traitant de tout, tout le temps, dans une logique de Grand médium des sans voix. Mais ce manque d’expertise, de hiérarchisation, de recul, d’esprit critique et de profondeur de réflexion, en même temps que les conflits permanents d’intérêts, sont, pour moi, à l’opposé de ce qu’une démocratie impose en premier lieu : la meilleure formation possible du citoyen pour qu’il prenne les bonnes décisions, pour lui et surtout pour la collectivité.

Hanouna pourrait-il avoir une influence notable sur les élections présidentielles auprès de son public ?

Il le souhaite, en recevant des candidats à l’élection dans Face à Baba, puis en début d’année dans une nouvelle émission, Déjà à vous de voter – devant une agora de 200 Français –, et en publiant son livre avec le journaliste politique Christophe Barbier. Si je ne crois pas à une influence politique réelle – cette question se posait déjà à propos des Guignols de l’info, qu’on gratifiait d’un pouvoir surestimé sur les votes – je suis convaincu, en revanche, d’une influence sociétale : Hanouna participe activement à des tendances lourdes, qui poussent au populisme, aux extrêmes, aux raccourcis intellectuels. Le plus important n’est peut-être pas tant de lutter contre l’abstention, son nouveau cheval de bataille – ce qui laisse entendre qu’il a enfin sa carte d’électeur –, que de favoriser un vote éclairé, ce qui est bien autre chose.

À LIRE AUSSI : Hanouna te touche, Dieu te guérit : on a lu “Ce que m’ont dit les Français”

* Ce n’est pas que d’la télé. Ce que le système Hanouna dit de la France. Stéphane Encel. David Reinharc Editions 136 pages, 19,90 euros

Par Marion Messina

marianne.net

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2 Comments

  1. Hanouna a raison. Encel aussi.
    Il faut de tout pour faire un monde et tout est dans la nature.
    Des Hanouna et des Encels. Et des vous et des moi.

    On n’a pas d’autres choix que de faire confiance à nos compatriotes de savoir, dans l’isoloir et devant l’urne, ce qu’ils veulent et ce qu’ils ne veulent pas.
    Et de comprendre que là, c’est sérieux et on ne rigole plus.

    Car sinon, ce n’est pas Hanouna qu’il faudrait destituer mais le peuple français.

  2. Hanouna est le chantre de la bêtise française dans toute sa splendeur , bête net inculte lui même son émission pour les cancres et les naïfs est aussi le reflet profond de ses idées ………….. un inculte dangereux !!

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