Kamel Daoud. Un thé (mortel) au Sahara

Kamel Daoud écrivain et journaliste algérien d’expression française.

Le désert, où l’on a pu, pendant si longtemps, marcher sans fin en quête d’un rêve ou d’un absolu, est devenu sépulcre, immensité d’oppression et de mort.
Peut-on visiter le Sahara aujourd’hui ? Refaire, en solo ou en groupe, un Paris-Alger-Dakar ?
Ce vaste vide qui amarre l’Algérie, le Mali, le Maroc, la Mauritanie et bien d’autres autour de lui est aujourd’hui à compter parmi les géographies mortes pour l’homme du commun.
C’est-à-dire inaccessible aux voyageurs, aux touristes et même à l’habitant local.

Le vaste Sahara est plié et rangé dans le domaine des zones dangereuses.
Même dans les pays à surveillance généralisée comme l’Algérie, le Sahara est désormais fermé: on y accède par le filtre de visas quasi impossibles et d’agences de tourisme moribondes, escorté comme un criminel de l’aéroport jusqu’à un feu de camp fugace et vidé de sa mystique bon marché.

Un ami algérien, qui en revient, raconte au téléphone l’étrange caserne faite de sable et de méfiance qu’est devenue cette géographie gratifiée, pendant longtemps, de l’indice le plus haut du songe dur et de la marche sans fin.
On peut à peine y bouger sans garde du corps ou autorisations. Escortes de gendarmes en 4×4, formulaires, limitations de mouvements, questionnaires.

L’étroitesse et la frontière, la paralysie et l’interdit

Triste mort de l’infini: l’endroit qui devait et a su incarner la liberté et l’extrême incarne aujourd’hui l’étroitesse et la frontière, la paralysie et l’interdit.
Le Sahara est mort, et avec lui ces amoureux qui ne gardent que des souvenirs de sentiers et de prénoms de guides (j’en ai brièvement rencontré un, à Tamanrasset, qui se prénommait Nedjm, «Étoile, astre»), des photos et des souvenirs figés. Beautés interdites, bords du monde mortels, tombeaux ouverts. Infesté de djihadistes, de soldats, de kidnappeurs, topographie menacée de disparition et menaçante de disparitions, d’égorgeurs et de revendeurs d’êtres humains, le Sahara est aujourd’hui le tombeau des civilisations, la mort des espoirs de démocratisation laborantine, la sépulture de l’homme en short, la pierre tombale du méhariste ancien, le califat par le vide.

On s’y ensable tous: armées et prêcheurs, chercheurs et passeurs.
C’est donc la mort dans l’âme que l’on se souvient des belles photos d’autrefois où entre deux cailloux apparaissaient une planète étrangère, un arbuste millénaire, un ciel capable de se transformer en une poignée de sable dans la main ou des bivouacs qui vous reliaient à des lunes.

C’est là-bas qu’on allait chercher Dieu ou une âme, et c’est là-bas qu’aujourd’hui on en est dépossédé en quelques secondes.

Le Sahara est un otage fait d’otages rassemblés et ligotés

Le Sahara est un otage fait d’otages rassemblés et ligotés.
Le lieu du mal et non de la renaissance.
La fin du nomadisme et du monodisme.
Pour s’en convaincre? Relire une citation de Théodore Monod, à propos de ce Sahara dont il était amoureux: «Il y a une certaine saveur de liberté, de simplicité… une certaine fascination de l’horizon sans limites, du trajet sans détour, des nuits sans toit, de la vie sans superflu.»
La définition est presque ironiquement éclairée par nos actualités d’enlèvements et les images floues des émirs locaux. Rien de plus contraire à cette vision exaltée d’autrefois que le Sahara mortuaire d’aujourd’hui.

Le Sahara est mort et le désert s’étend

N’ont survécu ni saveur de liberté, ni simplicité, ni horizon sans limites, ni nuits sans toit.
Juste de la surveillance, de l’impossibilité, des alertes, des armées, des drones, des émirs et des otages.
Ce lieu où les plus âpres esprits ont déterré d’étranges mystiques et qui fascine jusqu’à vous faire parfois changer de nom n’est plus.
On s’en souviendra par le biais de photos, de documentaires «vus du ciel» (n’est-ce pas là une technique qui signe la pire des dépossessions?) et d’actualités sinistres.
On s’en souviendra un jour comme on le fait du tigre blanc, des espèces à rayures exubérantes et défuntes, des éléphants albinos…
Voilà: le Sahara est mort et le désert s’étend…

© Kamel Daoud

in Chroniques algériennes. 17/11/2021

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