Le “Quartier de l’Espoir” se situe dans le sud de Tel Aviv, le quartier d’”Hatikva” en hébreu. Un endroit qui porte bien son nom puisqu’il s’agit d’un quartier pauvre et on sait que l’espoir représente ce qu’il reste de plus précieux dans les couches les plus défavorisées de la société.
Je sors tout juste d’un rendez-vous dans le coin et marche pour retrouver ma voiture. En passant devant des boutiques délabrées je pense à la grande artiste Ofra Haza qui a grandi dans ces rues. Elle est parvenue à conquérir le cœur des israéliens grâce à ses chansons et sa voix magnifique, avant de conquérir le monde avec son tube “Im Nin’Alu“.
Les juifs orientaux du Yémen et d’Irak ont longtemps été majoritaires dans cette partie populaire de la ville. Depuis quelques années on y croise surtout des populations originaires d’Afrique noire – du Soudan ou d’Erythrée. Il reste cependant des traces de l’ancien temps : une partie des communautés juives orientales est restée sur les lieux et perpétue ses traditions. On y rencontre toujours des hommes et des femmes au teint mat qui parlent avec un accent typique, des ‘Het et des Ayn gutturaux. On remarque aussi beaucoup de kipot sur les têtes, alors qu’elles sont très rares dans le nord de Tel Aviv. Et puis on y trouve des épices, des saveurs et des synagogues qui nous rappellent qu’Israël n’est pas tout à fait un pays de l’OCDE comme les autres.
J’ai une petite faim en entrant dans le souk. A cette heure-là il n’y a pas grand monde. Les marchands crient quand même, comme par habitude, pour attirer les chalands : “8 shekels le kilo ! 8 shekels !”
Je passe devant les étals de fruits et de légumes, devant une boulangerie, un magasin d’habits bons marchés – un festival de couleurs. Un des privilèges d’habiter dans ce pays de contrastes est de pouvoir voyager dans l’espace et le temps, rencontrer les civilisations les plus diverses en passant simplement d’une rue à l’autre. Il semble aujourd’hui qu’on m’offre un voyage improvisé en Orient. Je traverse l’allée de ce marché couvert et, au détour d’un fromager, j’entre dans une gargote spécialisée dans le houmous.
Je commande une assiette de houmous avec à côté une petite salade – concombres et tomates coupés. Le tenant du lieu me demande si je préfère un houmous simple, houmous-tehina ou houmous fool, c’est-à-dire un houmous accompagné d’une purée de fèves noires. J’opte pour cette dernière option. Il me demande enfin si je souhaite aussi ajouter un œuf. J’acquiesce.
Je me lave les mains puis m’assois devant une table en formica. En attendant qu’on me serve, j’ouvre un journal qui trainait sur une chaise, un quotidien gratuit distribué dans tout le pays.
Mes yeux se posent sur un article décrivant la course au nucléaire de la république islamique d’Iran.
“Les négociations de Vienne pour la reprise du JCPOA avancent difficilement. Le président iranien Ebrahim Raisi, un religieux ultraconservateur, a déclaré qu’il ne craignait pas un conflit avec l’Occident.”
Une employée avec un foulard sur la tête me sert deux pitot chaudes dans un panier d’osier et quelques olives avec des tranches d’oignon dans un petit récipient en métal. Je reprends ma lecture.
“Rafael Grossi, le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (IAEA), a admis que les efforts de l’organisme de surveillance pour contrôler le programme nucléaire iranien n’avaient pas abouti.”
La dame au foulard me sert l’assiette de Houmous Fool. Bien manger un plat de houmous est un art. On doit “essuyer” le contenu de l’assiette avec des bouts de pita. On nous donne accessoirement une fourchette mais ce serait un sacrilège que de l’utiliser. L’article poursuit :
“L’ancien patron du Mossad Yossi Cohen a annoncé récemment qu’il n’y avait rien à craindre, les Iraniens n’étaient pas prêts, selon lui, d’obtenir la bombe atomique.”
A ce moment-là me vient en tête une question saugrenue. Je me demande si le patron du Mossad mange son plat de houmous avec les doigts ou s’il utilise sa fourchette. Peut-être qu’en maitre espion il sait s’adapter à chaque culture locale : avec les doigts en Orient, avec la fourchette en Occident. Imaginons les risques que prendrait un espion occidental en mission sous une identité d’emprunt, se faisant passer pour – disons – un cheikh dans un pays arabe, si on lui servait un plat de houmous et qu’il se mettait à le manger avec une fourchette. Trahi et pendu pour une fourchette, voilà un destin ridiculement tragique. Chacun doit se souvenir qu’il n’y a pas de détail inconséquent dans ce monde impitoyable.
A ce propos, il m’est arrivé un jour de rencontrer un ancien chef du Mossad : Shavit, Shavtai Shavit. Je lui ai demandé s’il avait lu ou entendu parler de “Messiada”, un excellent polar sur le Mossad dont il était le héros. Il m’a répondu qu’il n’avait « jamais lu de livre sur le Mossad parce que la réalité est beaucoup plus passionnante ». Fin de citation.
Je retourne à mon houmous, plonge des tranches d’oignon dans le Fool et poursuis ma lecture :
“L’Iran peut obtenir les matériaux nécessaires à la fabrication de sa première bombe nucléaire en un mois. C’est ce que le New York Times a rapporté d’après des experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique (IAEA) qui ont eu accès à de nouvelles informations. Les Iraniens enrichissent depuis quelques mois l’uranium à un niveau de 26 pour cents. Ceci est le niveau nécessaire d’enrichissement d’uranium pour la fabrication de la bombe.”
Et là, incroyable, je m’arrête stupéfait. Il y a une tache de nourriture sur le journal précisément à cet endroit. Qui aurait pu inventer une telle synchronicité ? la salissure cache les mots “enrichissement d’uranium “. Une tache laissée sans doute par un lecteur précédent. Peut-être était-il un peu maladroit et n’est-t-il pas parvenu à manger son houmous sans fourchette. J’imagine qu’il était assis ici à cette place avant moi et a involontairement fait tomber une boule de falafel ou un œuf plein de tehina sur ce passage. Un peu comme pour simuler une frappe préventive de l’armée israélienne sur les centrales nucléaires Iraniennes. Une sorte d’interprétation locale de l’envoûtement des poupées vaudou.
Je mélange ma salade avec le houmous et me dis que c’est un signe : les Israéliens ne se laisseront pas faire, c’est certain, cette tache en est une preuve empirique.
Au moment de payer, le tenant de la gargote fait ses calculs sur une caisse enregistreuse.
“Alors nous avons un houmous fool 25 shekels et une petite salade 16 shekels, ça fait en tout 41 shekels. Ah attendez, vous avez pris un œuf ? oui un œuf en plus, alors ça fait 44 shekels”
Je paye et pense aux risques de laisser l’Iran islamiste se doter de la bombe atomique. Lorsqu’un terroriste prend un couteau ou une kalachnikov, il l’utilise ; lorsqu’il conduit un camion à Nice aussi, un avion à New York sans aucun problème, une bombe dans un bus ou dans un stade tuant femmes et enfants, rien ne l’arrête. Alors un état fanatique qui possèderait l’arme suprême ? Allons-nous sérieusement laisser faire cette folie ? Peut-on compter sur la fameuse dissuasion nucléaire, sur la rationalité des Mollahs ou sur leur instinct de survie ? Et si l’équilibre de la terreur perdait l’équilibre ?
Alors que faire ? Peut-être devrait-on organiser des manifestations pour réveiller les consciences sur le sujet. Peut-être un colloque international ? Renforcer les pressions économiques ?
Restons pragmatiques. Peut-être devrait-on commencer par publier une tribune pour sensibiliser l’opinion ?
Non, vraiment, ce n’est pas la peine. Soyons lucides, ça n’intéressera sûrement personne. Elie Wiesel l’a tenté, mais le monde a d’autres préoccupations. Ce serait de mauvais goût que de leur couper l’appétit.
Je quitte le quartier d’Hatikva et me dis que je ferais mieux d’écrire un petit texte sur un plat de houmous fool. Avec un œuf.
© Michael Grynszpan
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