Ypsilantis. En lisant Bernard Chouraqui – Don Quichotte, prince de l’Ailleurs

A l’ami Bernard Chouraqui, l’un des dépositaires de l’inépuisable énergie d’Israël.

Dans « Le scandale juif ou la subversion de la mort », un livre que Bernard Chouraqui m’a dédicacé lorsque je lui ai rendu visite, dans son petit appartement parisien tout encombré de livres, le 9 août 2016, un chapitre est consacré à la figure probablement la plus célèbre de la littérature mondiale, Don Quichotte, el ingenioso hidalgo don Quixote (Quijote) de la Mancha... Ce chapitre s’intitule « Don Quichotte, prince de l’Ailleurs ». Une citation d’Aaron ben Yaakov de Karlin l’annonce : « Nous sommes tous des princes et le plus grand péché est de l’oublier ». Nous sommes tous des princes… Il faut relire Vladimir Ze’ev Jabotinsky…

Don Quichotte, El Quijote, un Espagnol, un Castillan plus exactement, un homme enraciné, l’homme espagnol par excellence, qu’il soit prince ou gueux. Tout Espagnol s’éprouve à un moment ou à un autre frère de Don Quichotte, tout Espagnol mais aussi tout homme.

Don Quichotte est avant tout un homme libre, au-delà de toute conscience morale, au-delà de toute catégorie morale. Sa liberté n’est pas restreinte par une conscience morale « mais provient de sa volonté la plus intime et la plus personnelle ». Tout est dit et nous pouvons commencer à porter sur cet homme un regard clair, soit un regard simple, débarrassé.

Don Quichotte est en rupture de catholicité, il ne porte pas le poids du « péché originel » et d’un Christ-Dieu mort pour le rachat de nos péchés. L’homme catholique croit en sa culpabilité, Don Quichotte croit en son innocence, naturellement pourrait-on dire, sans jamais avoir à se forcer. Chez l’homme catholique qui se prend au sérieux, le couple liberté/culpabilité se livre à d’incessantes scènes de ménage. Don Quichotte quant à lui affronte le monde tant bien que mal en s’efforçant vers une émancipation totale. Alors ? Don Quichotte prophète d’Israël ? Cervantès grand connaisseur de la Kabbale ? Don Quichotte, l’homme à coup sûr désempêtré du « péché originel », ce cloaque, cette prison mentale, avec rumination et stabulation. Don Quichotte, l’homme de la liberté retrouvée. Don Quichotte, l’homme de l’universalité, comme les prophètes d’Israël, l’homme de l’universalité parce que métaphorique, la métaphore étant l’une des figures de l’universalité, la plus ample probablement.

Et Bernard Chouraqui nous entraîne sur l’autre versant, la rédemption après le péché originel. Il nous invite donc à imaginer Don Quichotte après la rédemption : « Son caractère ne changera pas d’un iota » puisqu’il a déjà subi le changement, qu’il est sorti des catégories de ce monde – des catégories qui procèdent de notions telles que « péché originel » et « rédemption », des sur-catégories autour desquelles gravitent des myriades de sous-catégories.

Don Quichotte ou l’homme de la liberté retrouvée, vivante métaphore de l’Ailleurs qui échappe à la cage de fer (péché originel / rédemption) sans jamais tenir compte de ces deux données idolâtres : l’inéluctable et l’irréversible. En dépit des apparences, Don Quichotte est toujours victorieux car il se tient là où il se tient, qu’il est lui-même, tout simplement – être soi-même, la chose est si rare, extraordinaire vraiment !

Don Quichotte et Sancho Pança par Honoré Daumier

Don Quichotte ne se préoccupe pas de ce Dieu ridicule qui est « le refoulé absolu de chaque conscience ». Don Quichotte est hors de toutes les catégories du péché, car la liberté qui parvient à une humanité prisonnière du péché n’est qu’une figure grotesque et inexacte. Don Quichotte dit « je », il chasse le ridicule et l’impossible, « deux expressions émotionnelles de la même terreur d’être soi ». Don Quichotte, homme métaphorique qui tend vers l’Ailleurs en forçant l’humanité à se métaphoriser, à tendre vers l’Ailleurs, secret et lieu de l’humanité. Don Quichotte est un scandale et ils sont très nombreux ceux qui se moquent de lui avec la plus extrême grossièreté.

Don Quichotte évolue dans une réalité ex nihilo tandis que les Espagnols qui l’entourent – et les hommes en général – évoluent dans un monde fantasmatique construit tautologiquement par la pensée logique qui s’est substituée à la réalité. Ainsi faut-il être soi-même donquichottesque pour appréhender Don Quichotte tel qu’il est et ne pas se perdre dans une interprétation morale d’autrui qui brouille la réalité de l’autre – la communication avec l’autre. Don Quichotte est incompréhensible par l’imaginaire, il n’est pas interprétable par l’imaginaire. Or, ils ne sont pas nombreux ceux qui ne fabriquent pas de l’irréel, qui ne sont pas immergés dans l’imaginaire. Don Quichotte est méconnu et moqué parce qu’il n’a aucun contact avec l’imaginaire, « une vraie maison de fous où chacun fait comme s’il était libre ».

Don Quichotte est immergé dans la réalité qui s’oppose à la Vérité (avec un grand V), une illusion collective élaborée collectivement et qui n’est pas perçue comme illusoire.

A chaque instant de sa vie, Don Quichotte s’oppose à la Vérité, une Vérité qui est la même pour tous, une Vérité qui uniformise la relation avec l’autre et avec le monde et la rend contraignante. La Vérité parvient à s’imposer parce qu’elle s’est appropriée une réalité symbolique qu’elle plaque sur la réalité et, ainsi, empêche l’homme d’accéder à la moindre conscience de sa propre singularité.

La réalité à laquelle tend Don Quichotte est universelle mais non pas en tant que symbole ou abstraction qui soumet l’individu à un diktat, « mais en tant que lieu d’achèvement joyeux et complet pour chaque personne ». L’individu découvre alors son irremplaçable singularité, ce qui ouvre à une communauté véritablement enchantée. Don Quichotte appréhende cette féerie frontalement ; c’est pourquoi il traverse l’histoire avec allégresse et intensité. La communion a été possible parce qu’il a réduit en morceaux le symbole médiatisant, qu’il a crevé l’écran de la Vérité, cette abstraction. La claire et pleine conscience de son unicité lui permet de se percevoir comme le lieu universel de tous et de toutes. L’Espagnol Don Quichotte s’est ainsi établi en Dieu, non pas le Dieu des philosophes, un symbole non moins vicié que la Vérité – ce totalitarisme – mais le lieu central de la création, de la vérité ex nihilo – qui s’oppose à la non-vérité du symbole, à la Vérité –, une vérité infiniment variée, propre à chaque être et donc, dans un même temps, accueillante à tous. Don Quichotte accueille la différence d’être à être, l’infinie variété des différences qui correspond précisément à l’infinité des êtres. Il représente une réalité humanisée – à chaque être correspond une réalité – qui remplace l’irréalité symbolique.

Don Quichotte et Sancho Pança par Pablo Picasso

La Vérité incarcère l’humanité et la réalité qu’Elle désigne n’est réelle pour personne. Don Quichotte quant à lui, prince de l’Ailleurs, conçoit une réalité bien réelle pour chacun. « Lorsque cette réalité subjective et multiple advient, tout est devenu possible, et chaque personne s’accomplit pleinement ».

Qu’est-ce que le péché ? Le péché c’est le passage de la réalité à la Vérité (une fois encore avec un grand V), du monde existentiel au monde symbolique. Don Quichotte a échappé au péché. Malgré ses déboires, dus à sa confrontation avec le processus de symbolisation qui procède de la pesanteur collective, il ne perd jamais le contact avec la réalité ex nihilo.

Don Quichotte et Sancho Pança semblent emprunter les mêmes chemins ; mais il n’en est rien car ils n’ont pas le même lieu. Sancho Pança chemine dans le monde logique et Franz Kafka ne s’y trompe pas lorsqu’il dit que le plus grand ennemi de Don Quichotte est Sancho Pança son serviteur. Il y a entre eux un malentendu permanent et radical. Don Quichotte s’est évadé de la pesanteur tandis que Sancho Pança est soumis à la pesanteur, avec sa moralité, ses croyances, son bon sens, ses lieux communs. Don Quichotte et Sancho Pança ne résident tout simplement pas dans la même réalité. Don Quichotte est l’homme inspiré par excellence, tant dans ses paroles que dans ses actes. Il a recouvré la spontanéité créatrice. En ce sens on peut dire qu’il est le Verbe. Don Quichotte, figure universelle parce que ce qui lui arrive touche tout homme.

Don Quichotte travaille à la délivrance de la création, la création qui est subjective, œuvre non pas de la matière mais œuvre de l’homme, à la seule réserve que cette œuvre n’est belle que si l’homme accueille Dieu et la Création, étant entendu qu’accueillir Dieu c’est essentiellement s’accueillir soi-même. Don Quichotte ou la Création transfigurée, la fin du malentendu entre Dieu et l’homme, malentendu causé par la perversité humaine. Don Quichotte peut demander à la réalité qu’elle l’exauce parce qu’il communie intimement avec elle lorsqu’il l’interpelle, il se coule dans la volonté vivante et libre de la réalité et obtient d’elle l’exaucement de sa prière ; et ainsi se mêlent la volonté des hommes justes et celle du Dieu vivant.

La perversité humaine (qui s’en remet au Symbole et autres abstractions) est d’abord la marque d’une impuissance, de l’Exil. Le retour de l’Exil et la communion avec la souveraineté divine se fait par la puissance ex nihilo – opposée à la Vérité. Cette puissance fait comprendre à l’homme qu’il est liberté, soit résurrection et vie : chez Don Quichotte, la volonté de puissance s’est faite volonté de participation qui affronte les volontés humaines de puissance et se fait volonté de rédemption. L’histoire comme rédemption, soit non pas une convergence éthique dans une Vérité totalisante, mais une communion des volontés non plus convergentes ou divergentes mais (intuitivement) consciente d’une réalité enfin délivrée de l’idole de la Vérité logique et affranchie des « lois » de la nature.

Les hommes « ordinaires » se nient dans l’illusion d’une affirmation d’eux-mêmes contre la nature, forte d’une dialectique qui comme toute dialectique pose, impose et établit le principe d’une dualité – un combat à mort – entre l’homme et la réalité. Ils oublient que la réalité (la nature) est l’humanisation potentielle de la création. Ils érigent l’idole de la dialectique qui marque le divorce entre eux et la réalité, puis ils absolutisent ce divorce en élaborant une ou des idoles (idoles de l’Exil), liens symboliques du divorce entre eux et la réalité, soit divorce entre eux-mêmes.

Là où se tient Don Quichotte, c’est comme s’il n’y avait déjà plus de mort, avec le réinvestissement de la réalité originelle, au point que les horreurs du monde ne sont plus ce qu’elles sont car il y a plus central que leur centre, avec principe d’inversion de leur signification et de leur contenu, un mouvement vers l’Ailleurs. Ce n’est plus l’homme qui obéit à la matière (processus de néantisation), c’est la matière qui obéit et c’est Don Quichotte – le Juste – qui meut la Création où tout est Vide et où la vie redevient ce qu’elle est : l’éternité joyeuse pour chaque être. Don Quichotte annonce que la fantaisie est plus active que le devoir, que l’ascétisme morbide est une perversion, que Dieu ne nous en demande pas tant et qu’Il reconnaît ses justes à leur légèreté et non à leur volonté de souffrance et d’expiation. Don Quichotte ne se préoccupe plus de la tyrannie du bien et du mal, il a retrouvé son innocence. Pour lui le chemin le plus court d’un point à un autre n’est pas la ligne droite, mais celui qui lui semble le plus savoureux. C’est lui qui décide de ce qui est près et de ce qui est loin, de ce qui est grand et de ce qui est petit et ainsi de suite. La Création tout entière devient un prodigieux lui-même, le monde est devenu l’HOMME. La réalité qu’il regarde et dans laquelle il évolue est devenue lui-même mais aussi Dieu, Dieu révélé dans l’Extériorité subjective. Que la réalité soit à la fois Dieu et l’homme empêche ce dernier de se fourvoyer et lui permet d’échapper grâce au Vide générateur d’abondance à toutes les illusions mutilantes.

D’un dessin animé pour la RTVE (1978-1979)

Don Quichotte est jugé irresponsable par ceux qui obéissent aux conformismes du vieux monde et qui sont fermés par manque d’imagination à l’Ici et à l’Ailleurs. Ils jugent Don Quichotte en vertu de leur renoncement et de l’ennui que génère ce renoncement. Ils le tournent en ridicule et veulent susciter en lui la honte, maladie mortelle puisqu’elle est l’énergie humaine détournée d’elle-même et de la liberté, la honte qui est la passion la plus morbide et ardente de l’homme. Être honteux c’est ne plus oser être soi, c’est opter pour la mort contre la vie. Mais Don Quichotte a vaincu la honte et il ne craint donc plus le ridicule, la honte par laquelle ses proches s’efforcent de l’entraîner, l’entraîner dans le maléfice où ils sont pris.

Don Quichotte est avant tout le héros sans honte. Il est de ce fait victorieux de tout, invulnérable car insensible au ridicule. Se moquer de lui est facile, il n’a d’ailleurs rien réussi dans sa vie, il a une drôle de dégaine et se bat contre des moulins à vent. Et pourtant tous pressentent (à commencer par ceux qui se moquent de lui) qu’il est l’une de ces « colonnes de lumière » – les Justes – dont le Zohar a dit que sans elles la Création perdrait ses assises et s’effondrerait dans le chaos.

Don Quichotte est moqué et on s’efforce de lui inculquer la honte parce qu’il interroge tout homme. Il est inutile mais son inutilité même désigne à l’humanité une gratuité prodigieuse qui magnifie une inconcevable abondance. Il fait pressentir à tous le monde-sans-besoin, loin du monde dans lequel ils ont sombré et où ils cultivent d’idolâtrie du manque qui active toutes les catégories du besoin. Ainsi Don Quichotte habite-t-il chaque lieu du monde et se sent partout chez lui. Il observe l’inquiétude d’une humanité perdue dans l’Exil tandis qu’il étonne par son innocence, une innocence qu’il voudrait lui redonner car il en mesure l’immense importance dans le drame du salut, l’innocence qui permet de vivre sans mauvaise conscience ni désir criminel de destruction et d’auto-destruction.

Don Quichotte fait surgir ce type d’homme que le catholicisme aura systématiquement cherché à éliminer. C’est contre lui que Don Quichotte mène toutes ses entreprises, contre le catholicisme qui depuis saint Paul cultive l’obsession morale du péché. Don Quichotte est le plus grand mythe de liberté individuel qu’un Espagnol, Cervantès, pouvait concevoir dans l’Espagne de son temps, un homme qu’il voulut non pas imaginaire – une image mythologique – mais bien humain, le plus humain des hommes et s’exprimant hors de la morale catholique, obstacle à l’existence sans crainte ni honte, un homme libéré de l’obsession théologique et morale du péché. Don Quichotte réinvestit ce royaume que saint Paul puis la catholicité ont expulsé si loin de l’histoire des hommes.

Les Juifs sont eux aussi des princes de l’Ailleurs mais pas du tout à la manière de Don Quichotte. Ils le sont par la rupture avec les nations, par la revendication d’une différence théologique infinie avec elles dans l’espace et dans le temps. Don Quichotte reste lié aux nations (et il reste espagnol) mais il ne leur appartient plus : il en garde le profil culturel sans la charge implicite et morale d’idolâtrie. Avec Cervantès, la catholicité aura rêvé contre sa propre théologie, sa propre morale, son propre projet. Don Quichotte s’est placé dans la liberté ex nihilo, hors de la conscience enténébrée par le paulinisme. Don Quichotte ou le rêve de l’homme catholique : échapper à l’éthique et à la théologie de Saül de Tarse. Et Bernard Chouraqui termine sur ces mots : « Et ici, je dois conclure que sans être juif le moins du monde, Don Quichotte l’Espagnol rejoint Israël et participe de la foi originale de la judéité en la capacité propre à tout homme d’évacuer la culpabilité morale et d’entrer librement dans l’Innocence, lieu du monde. L’urgence pour toutes les nations, c’est aujourd’hui de passer du type paulinien au type quichottesque, d’une morale d’expiation à une morale d’accomplissement – ce qui signifiera : passer de l’idolâtrie à la liberté. »

© Olivier Ypsilantis

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