Entretien avec Marek Halter, propos recueillis par Sarah Cattan

Nous avions rendez-vous lundi. Marek Halter, après m’avoir assuré qu’il allait bien, me parla avec enthousiasme d’une conférence qu’il a donnée en compagnie de Boris Cyrulnik, dans le cadre de « La Forêt des Livres » à Chanceaux-près-Loches, non loin d’Amboise où Léonard de Vinci a passé ses dernières années. 1 200 personnes se sont déplacées pour les écouter ! Des gens anxieux à la recherche de réponses aux questions qu’ils partagent avec la plupart de nos contemporains. Ne vivons-nous pas une époque sans idéologies, sans rêve collectif, sans projets auxquels nous pourrions nous raccrocher ?

Mon invité poursuit : nous étions surpris, Boris Cyrulnik et moi, de voir ces hommes et ces femmes s’installer, par grappes, sur les chaises disposées dans la clairière, en attendant que ces « deux sages » répondent enfin à cette vieille question posée par Pierre à Jésus, sur la route de Damas : « Quo vadis Domine ? », « Où vas-tu, Seigneur ? ».

Avec la chute du communisme, le philosophe Francis Fukuyama a conclu que c’était la « fin de l’Histoire ». Dans la mesure où l’Histoire, comme le pensait Hegel, est un affrontement permanent entre différents projets, différents rêves collectifs. Avec la disparition du mur de Berlin, il ne resta qu’un système, voulu et partagé par le monde entier : la démocratie libérale, dont les États-Unis étaient l’aboutissement exemplaire.

Aujourd’hui, nous découvrons sur notre écrans de télévision la défaite de cette Amérique-là, cette Amérique hollywoodienne, en Afghanistan, ce pays lointain coincé entre l’Asie centrale, la Chine, l’Inde et l’Iran. Ce pays qui, selon les dires, serait le cimetière de tous les grands empires. Il est vrai que les Babyloniens, les Mongols, les Romains, les Grecs, les Anglais, les Français et les Soviétiques ont laissé, dans les grottes du Hindou Kouch, une part de leur attrait.

Cela ne veut pas dire que les États-Unis, dont la culture populaire, l’American way of life, a inondé le monde, vont disparaître. On continuera peut-être, à l’aéroport de Bangkok, d’entendre résonner la musique américaine. L’Amérique restera toujours un grand pays. Le pays des hautes technologies, du web, de la téléphonie et des moyens de communication… Mais elle ne sera plus exemplaire.

Parlera-t-on au passé de l’Amérique ?

En tant qu’empire, oui, je le crois. L’Amérique, aujourd’hui, comme Rome hier, se repliera sur elle-même. Viendrait-elle à notre secours si nous nous trouvions en danger demain ? Je ne pense pas. Elle-même s’intéresse actuellement plus à l’espace qu’aux sept milliards d’individus qui peuplent la Terre.

J’ai l’impression que ce n’est que maintenant que nous entrons dans le 21siècle. Tout change. Tout est possible, et rien n’est clair. Nous vivons dans l’incertitude et la peur. Un virus inconnu nous menace, nous obligeant à modifier nos habitudes, nos modes de vie. Le bouleversement climatique nous empêche de faire des prévisions. L’absence d’hommes charismatiques, ceux que j’appelle les « prophètes » et qui, à travers l’Histoire, nous enthousiasmaient, nous entraînaient dans un projet, laissent la place aux faux prophètes qui occupent les écrans de télévision. Aussi, avec raison, nous nous angoissons quant à l’avenir de nos enfants, de nos petits-enfants et de leurs descendants.

Vous êtes pessimiste

Non, simplement réaliste. Simone Veil me disait que le pessimisme était un luxe inaccessible aux survivants de la Shoah.

Relisons l’Histoire. Quelle que soit l’ampleur des crises qu’elle a traversées par le passé, l’humanité s’en est toujours sortie. Nous avons, il y a peu de temps, fêté la Nouvelle année juive, l’année 5782. Car le calendrier juif commence après le Déluge, avec le renouveau de l’humanité. Qui d’entre nous incarnera le célèbre Noé, qui, avec ses fils, sut préserver notre espèce et tant d’autres ? Qui nous mènera au nouveau cycle sur cette Terre que nous essayons de défendre ? Nous serons certainement des millions. Peut-être des milliards. Puis, comme Noé, nous lâcherons une colombe qui nous reviendra, un rameau d’olivier dans le bec. Et nos rêves circuleront à nouveau. Quels seront-ils ? Je l’ignore.

Le cycle décadence-reprise. Mais là… De quel côté regarder ?

En attendant, il nous reste les exemples. Les exemples historiques, qui peuvent guider nos choix (mais pour cela il faut connaître l’Histoire) ou les exemples quotidiens. Il y a toujours dans un immeuble une petite structure familiale qui fonctionne. On peut toujours dire à son enfant « Regarde ton camarade du deuxième étage, il fréquente la même école que toi et il réussit. Pourquoi ne réussirais-tu pas aussi bien que lui ? ». Il y a également les exemples sociétaux. La Tunisie, où je viens de me rendre avec mon ami l’imam Hassen Chalghoumi, pourrait être une référence dans le vaste monde musulman qui représente un milliard deux cent millions d’individus.

Depuis Bourguiba, l’islam de Tunisie – où les femmes peuvent être musulmanes et libres, sans avoir à se soumettre à la charia – est l’un des rares à témoigner de la possible coexistence entre cette religion et la démocratie.

Elle est donc le seul… phare… qui resterait…

Effectivement. Mais, comme dit Aragon, « Rien n’est jamais acquis à l’homme ». La démocratie est un système fragile. Les extrêmes y prospèrent. Le nouveau président tunisien Kaïs Saïed, a d’ailleurs dû chasser les islamistes corrompus de son gouvernement. Il a prétendu, devant nous, détenir des documents prouvant le financement, par certains députés, du départ de nombreux jeunes Tunisiens ayant choisi de rallier les rangs de Daech en Syrie ou en Irak (ils en représentent d’ailleurs le plus gros contingent). Et il est décidé à les poursuivre juridiquement.

Peut-on ne pas remettre en doute ces dires ?

Pourquoi pas. L’actualité confirme ses dires. Pour l’instant, le président Saïed agit selon la constitution. Le véritable problème, qui se posera bientôt à lui, sera de continuer à préserver la loi tout en poursuivant les extrémistes qui, en démocratie, ont droit à la parole.

Personnellement, mais je ne suis pas au pouvoir, je pars du principe qu’il faut apprendre à parler à ses ennemis. L’idéologie la plus néfaste ne peut être combattue par les armes, mais par une autre idéologie, plus ouverte, plus universelle et plus attrayante. C’est d’ailleurs ce que j’ai rappelé lors de mon débat avec Boris Cyrulnik. Freud ne disait-il pas que « Le premier homme à jeter une insulte plutôt qu’une pierre est le fondateur de la civilisation » ? Ce qui signifie bien qu’il ne faut pas avoir peur des insultes, parce que l’insulte a remplacé le couteau, qui a lui-même remplacé le revolver et la Kalachnikov.

Vous m’avez dit hier que Hassen Chalghoumi commence à s’imposer.

Mon ami Hassen Chalghoumi continue à défendre un islam ouvert, l’islam des soufis et de al-Boukhari et de Ibn Khaldoun. Et, à force, de plus en plus de musulmans, que ce soit en France ou en Tunisie, s’approchent de lui, discutent, le félicitent pour son courage, sans être pour autant toujours d’accord avec lui.

Il lui est fait un mauvais procès en incompétence

Faux. Il a une mémoire extraordinaire, il connaît toutes les sourates par cœur. Tous les imams devraient être comme lui. N’oublions pas que Mahomet, ne sachant ni lire, ni écrire, avait mémorisé l’intégralité du Coran. D’où l’importance du Verbe dans l’islam. Ce qui n’empêche pas la plupart des musulmans d’ignorer les Textes, ou la parole du Prophète, qui se réfère souvent à la Torah et aux Évangiles. Mahomet se rattache à la longue lignée des prophètes, depuis Adam, Noé, Abraham, Moïse et Jésus, lignée qu’il boucle six siècles plus tard. Alors, me demanderez-vous, quelle différence y a-t-il entre son Dieu et celui des Juifs et des chrétiens ? Son Dieu parle l’arabe.

Dans la péninsule arabique des VIe et VIIe siècles, parmi les tribus polythéistes, le judaïsme et le christianisme, déjà connus, ne pouvaient séduire, l’un s’exprimant en araméen, l’autre en grec. Allah, en revanche, parle l’arabe. D’où le succès foudroyant de l’islam dans le monde tribal.

C’était accessible à tous

En effet.

Et, pour revenir à la Tunisie, nous devons préserver son modèle politique. Pas seulement par amitié à l’égard de son peuple, mais pour maintenir en vie ce modèle et pouvoir l’opposer à celui proposé par les Talibans, qui viennent de chasser les Américains d’Afghanistan.

La super puissance économique chinoise pourrait servir de modèle à un certain nombre de sociétés, mais, contrairement à l’expansionnisme de la chrétienté, du colonialisme, puis du soviétisme, les Chinois n’ont nullement l’ambition de convertir la planète. Il leur suffit d’occuper financièrement le terrain, comme ils le font par exemple en Afrique. Par conséquent, sur le plan culturel ou idéologique, ils ne laissent aujourd’hui aucune trace.

Alors il faut absolument qu’on préserve la Tunisie ? Comment ?

Je crois que, en l’absence de partis politiques représentatifs, seules les femmes incarnent une force de pression non négligeable au sein de chaque société. Et plus encore en Tunisie où, depuis l’arrivée au pouvoir de Bourguiba, elles ont acquis un nombre de libertés parfois plus important que dans certains pays d’Occident. Pensez qu’en 2014 30 % de femmes siégeaient au Parlement tunisien, alors qu’en France, elles représentaient 28 % de l’Assemblée, et aux États-Unis 26 %.

Il me semble d’ailleurs que, même en Afghanistan, il n’y a que les femmes qui peuvent faire barrage au pouvoir des Talibans. Mais elles ont besoin de notre soutien, en particulier du soutien des femmes de par le monde. Malheureusement, à ce jour, elles ne se manifestent pas beaucoup.

Sans blesser votre modestie, le tandem Halter-Chalghoumi peut-il faire figure d’exemple ?

Peut-être. Nous présentons une alternative aux images véhiculées par la télévision, qui relayent la violence, le rejet, l’exclusion et le malheur. Il est vrai que, quand il apparaît dans certains lieux du 93, Hassen Chalghoumi peut essuyer des insultes. Et moi-même, il m’arrive de recevoir certaines critiques, certains reproches ça et là. Mais quand on nous voit ensemble, on nous applaudit. Je me souviens, après la grande manifestation de solidarité avec les victimes de Charlie Hebdo, comment, en rentrant chez nous à pied, des anonymes (y compris la police) nous ont acclamés. Ce que ces centaines de personnes applaudissaient n’étaient pas tant Chalghoumi ou Halter, mais l’amorce de la réalisation de leur rêve de réconciliation entre les Hommes.

J’ai publié, il y a quelques années, un texte intitulé Réconciliez-vous !. Il semble toujours d’actualité.

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