Revue des Deux Mondes. “Dictature”, “démocrature” et “imposture”. Renée Fregosi

Manifestation contre le pass sanitaire. Paris, le 17 juillet 2021 (©Berzane Nasser/ABACA)

On n’a jamais autant entendu parler de dictature en France que pendant cette crise du covid et tout particulièrement à propos du pass sanitaire : « dictature sanitaire », « dictature vaccinale », « atteinte aux libertés », « autoritarisme présidentiel »… 

Il faut reconnaître que le gouvernement n’a pas été en reste lui non plus de concepts martiaux voire autoritaires : « guerre », « état d’urgence », « mobilisation », « couvre-feu »… et n’a pas lésiné sur les interdits (littoral, forêts, jardins publics…) et les restrictions à la libre circulation (limitations horaires et à des périmètres parfois de quelques km seulement, frontières départementales…) qui pouvaient apparaître d’autant plus arbitraires que d’autres mesures étaient obstinément réprouvées (strict contrôle aux frontières nationales, isolement…).

Il n’empêche.

Cet usage abusif du terme de dictature ne relève pas seulement de l’outrance coutumière des joutes politiques, et la perte de sens généralisée dont souffrent nos sociétés n’est pas uniquement en cause. Qualifier de dictature une démocratie (aussi mal en point soit-elle) procède à la fois de l’abaissement de la démocratie et de la réhabilitation sournoise du véritable autoritarisme politique. Certes, la longue période démocratique qu’a connue l’Occident depuis 1945 a contribué à amollir l’esprit de résistance à l’oppression, et ce qui a pu apparaître comme une banalisation de la démocratie après la décomposition du système soviétique, a paradoxalement tendu à dévaloriser la démocratie comme régime politique. Enfants gâtés de la démocratie, les Occidentaux sont devenus paresseux à défendre les acquis démocratiques par une vigilance constante et une inventivité renouvelée pour s’adapter aux nouveaux enjeux.

Nombre d’intellectuels et de politiques de pays démocratiques, notamment en France et aux États-Unis, donnent alors dans un anticonformisme de pacotille consistant dans un autodénigrement systématique et jouent avec le feu en dissolvant par tous les moyens la ligne de démarcation entre dictature et démocratie, voire en louant des régimes liberticides, répressifs, assassins souvent, et même à visée génocidaire parfois. Car la dictature, la vraie dictature a la vie dure, elle fait florès dans nombre de régions à travers la planète, de l’Asie à l’Afrique en passant par le Moyen-Orient et le Maghreb, et elle résiste ou tente de se réimplanter où elle est combattue ou avait été mise à bat dans les années 80-90, notamment en Amérique latine, à Cuba, au Venezuela ou au Nicaragua.

Que la démocratie comme régime politique soit imparfaite, cela fait partie intégrante de sa définition-même puisqu’elle est fondée sur la négociation et le compromis comme principe politique. Selon l’état du rapport des forces et des intérêts en présence, on progresse vers davantage de partage au plus grand nombre de la décision politique et des biens matériels et culturels, ou bien on régresse vers des situations de types oligarchiques. Lorsque la démocratie connaît des basses eaux, il est légitime d’en être insatisfait, mais cela ne justifie aucunement d’en rejeter le principe et de verser dans la complaisance à la dictature même et surtout lorsque celle-ci se pare des apparences de la démocratie.

Ce que l’on appelle en français « démocrature » (à partir du néologisme latino-américain des années 80, bien plus savoureux dans la langue espagnole « democradura », accolant la racine « democra » de democracia à la terminaison « dura » qui veut aussi dire « dure », de dictadura) est en effet une dictature déguisée en démocratie par la tenue d’élections. Mais il s’agit, en l’espèce, d’élections non libres, frauduleuses, « contrôlées » de diverses façons qu’elles sont, par le pouvoir en place qui s’y perpétue. C’est la forme la plus fréquente de nos jours, et la plus perverse, des dictatures à travers le monde, du Venezuela à la Turquie et à la Chine par exemple, en passant par l’Iran, l’Algérie, le Russie, le Congo ou l’Autorité palestinienne.

Si l’on revient à la définition procédurale de la démocratie et de l’élection libre que nous a enseignée Robert Dahl (1), on ne peut être dupes de ces régimes autoritaires qui vont jusqu’à prétendre nous donner des leçons de démocratie. L’élection libre nécessite les droits de l’homme minimaux, la liberté de candidater, de réunion et de propagande, ainsi que le contrôle des résultats par l’opposition, la possibilité de les contester et l’indépendance de la justice. Et la démocratie fonctionne sur trois piliers : politique (primordial), culturel et économique ou, comme disait Jaurès, la République est politique, laïque et sociale. Si historiquement les notions de démocratie et de libéralisme sont disjointes, il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui un régime démocratique fonctionne obligatoirement sur la base d’élections libres impliquant respect des libertés individuelles et principes de l’État de droit.

Le terme de « démocratie illibérale » est par conséquent un oxymore, n’en déplaise à son promoteur (2) et à ses suiveurs. Que des dictatures contiennent des ferments de démocratie et que des démocraties renferment des éléments d’autoritarisme, c’est indéniable. Mais qualifier de démocratique, un régime non libéral au sens politique du terme comme c’est le cas ici (liberté de presse entravée, système politique verrouillé, justice aux ordres et répression systématique des opposants) est absurde et coupable. Pourtant, universitaires et politiques, ils sont légions qui excusent ainsi la Russie de Poutine ou le Venezuela de Maduro qu’ils admirent, et défendent à tout crin le Hamas et autres persécuteurs d’Israël, alors que le pays est la seule démocratie de la région (le « malgré » étant manifestement un « parce que »). De même l’appellation de « régime hybride » n’est qu’un leurre car il existe un critère discriminant entre une dictature (aussi affaiblie ou souple soit-elle) et une démocratie (aussi dégradée ou en péril soit-elle) : la tenue d’élections non libres est une forfaiture et non un élément encourageant de démocratie partielle.

Mais la réhabilitation de la dictature passe aussi par les attaques directes contre la démocratie. Celles-ci prennent principalement deux formes. Une option consiste à accréditer l’idée que la dictature serait un fantasme ou un épouvantail brandi par les démocraties pour se valoriser et justifier leur ignominie. On peut ainsi lire de la part d’une universitaire en titre : « La dictature apparaît en réalité aujourd’hui surtout comme un objet discursif construit à des fins identitaires de légitimation de la démocratie (et donc de la supériorité de l’Occident) : en effet pour que la démocratie demeure « le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres », il faut que son Autre, la dictature, soit synonyme d’enfer » (3). Une autre tactique inverse complétement l’ordre des facteurs et fait entendre à l’envi que l’« on n’est absolument pas en démocratie » et qu’il s’agit donc de considérer, dans les pays occidentaux bien sûr, les nouveaux désobéissants comme des « citoyens » plutôt que comme des « délinquants » ou des « fossoyeurs de l’ordre public » (4).

On assiste en effet depuis plusieurs années à la construction d’une nouvelle pensée dominante en Occident, qui du milieu universitaire a gagné la sphère médiatique et a repris dans la gauche politique, l’hégémonie jadis perdue par le bolchevisme. Tandis que l’adhésion à la conception social-démocrate de la démocratie a progressé partiellement dans certains secteurs de la droite républicaine et sociale, elle a considérablement régressée à gauche et tout particulièrement parmi les universitaires. Tandis que la dénonciation obsessionnelle de « la domination » et la victimisation martyrologique ad aeternam des femmes, des Noirs ou des musulmans, annulent toute perspective historique de progrès social et sapent consciencieusement notre démocratie, la dictature fait des émules inattendus et les régimes assassins se trouvent de nouveaux idiots utiles pour consolider leurs impostures.


(1) Robert Dahl, On Democracy. Ed. Yale University Press, New Haven & London, 2000
(2) Fareed Zakaria « The Rise of Illiberal Democracy », Revue Foreign Affairs, novembre-décembre 1997 : http://www.foreignaffairs.com/articles/53577/fareed-zakaria/the-rise-of-illiberal-democracy
(3) Eugénie Mériau La dictature, une antithèse de la démocratie ? : 20 idées reçus sur les régimes autoritaires. p.221, Éditions Le Cavalier Bleu, Paris 2019
(4) Manuel Cervera-Marzal, http://www.editionsbdl.com/fr/books/les-nouveaux-dsobissants-citoyens-ou-hors-la-loi-/538/

© Renée Fregosi

Source: Revue des Deux Mondes

https://www.revuedesdeuxmondes.fr/auteur/renee-fregosi/

Philosophe et politologue, membre de l’Observatoire du décolonialisme (http://decolonialisme.fr/), Renée Fregosi a publié en 2019 “Français encore un effort… pour rester laïques” chez L’Harmattan et La socialdémocratie empêchéeComment je n’ai pas fait carrière au PS,chez Balland, en mai 2021.

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1 Comment

  1. Désaccord à 90%.La Russie de Poutine est plus libre et démocratique que l’Europe de l’ouest et l’Amérique du nord a bien des égards. Ce à quoi l’on assiste dans nos pseudo démocraties : disparition de l’État de droit, médias et justice corrompus (comme l’affaire Sarah Halimi nous le rappelle en France), censure médiatique, newspeak généralisée (racistes et antisémites = “antiracistes” par exemple), réécriture de l’Histoire et criminalisation des intellectuels (Georges Bensoussan, Michel Onfray…) censure des oeuvres d’art outre Atlantique et bientôt chez nous…Si ce n’est pas la dictature cela y ressemble fort.

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