Christian Rioux. Pauvre Napoléon

Christian Rioux

En France, 2021 sera l’année du bicentenaire de la mort de Napoléon. C’est en effet le 5 mai 1821 que ce génie politique et militaire qui transforma la face du monde rendit son dernier souffle à Sainte-Hélène. La série de commémorations prévues, dont la publication d’une centaine de livres, a pourtant mal commencé. La conférence prévue cet automne à Nantes avec l’historien Thierry Lentz a été annulée. Dans un texte sibyllin, l’école de commerce de Nantes se contente de dire qu’elle ne voulait pas « promouvoir l’héritage napoléonien en cette période »…

Le lecteur averti devinera que celui qui a rétabli l’esclavage dans les colonies en 1802, alors qu’il était Premier consul, n’est pas en odeur de sainteté dans la ville qui abrite un mémorial consacré à son abolition. Comme si ce personnage plus grand que nature pouvait être ainsi réduit à cette seule décision. Une décision qui mériterait justement d’être étudiée sous l’angle historique plutôt que sous le seul éclairage de la morale.

La révolution néopuritaine qui fait rage dans les universités américaines serait-elle en train de gagner la France ? On peut le craindre. Déjà, les annulations et les tentatives d’annulation de conférences sont légion. On pense à la spécialiste de l’esthétique Carole Talon-Hugon, chahutée à Nice et qui est l’auteure d’un ouvrage fort à propos intitulé L’art sous contrôle (PUF). L’an dernier, l’enseignante de la Sorbonne Yana Grinshpun s’est fait refuser la publication d’un texte sous prétexte qu’il ne respectait pas les règles de l’« écriture inclusive », ce code impraticable devenu le nouveau drapeau rouge des militantes féministes les plus radicales.

Ce que Grinshpun nomme la « radicalisation progressive de l’espace universitaire » a déjà atteint aux États-Unis des sommets stratosphériques. En 2018, les chercheurs américains Helen Pluckrose, James Lindsay et Peter Boghossian en avaient fait la démonstration par l’absurde. Ils rédigèrent une vingtaine d’articles truffés d’enquêtes bidon et de statistiques bidouillées flattant tous dans le sens du poil les nouvelles idéologies radicales à la mode. L’un d’eux affirmait démontrer qu’une « rampante culture du viol » sévissait chez les chiens, dont certaines races souffraient d’une « oppression systémique ». Un autre dénonçait l’astrologie comme une pratique masculiniste et sexiste afin de lui opposer « une astrologie féministe, queer et indigéniste ». Au moment où le canular fut révélé, sept de ces articles avaient été acceptés, sept autres étaient à l’étape du comité de lecture et six seulement avaient été refusés.

Un dernier, mais non le moindre, reproduisait un extrait de Mein Kampf où l’on avait simplement remplacé les Juifs par les Blancs. Il fut refusé, mais reçut les éloges de plusieurs universitaires chevronnés. Les auteurs de ce coup fumant entendaient ainsi démontrer à quel point ce qu’ils nomment les « grievance studies » — que l’on pourrait traduire par « facultés de la récrimination » ou des « doléances » — a substitué l’idéologie à l’étude des faits.

Pluckrose et Lindsay viennent d’ailleurs de publier le best-seller Cynical Theories qui s’est vu décerner le titre de « Meilleur livre politique de l’année » par le Times. Son sous-titre est déjà tout un programme : « Comment les militants universitaires ont fait n’importe quoi sur la race, le sexe et l’identité — et pourquoi cela nuit à tout le monde ».

Les « gender », « ethnic » ou « post-colonial studies » fonctionnent en effet souvent comme si les femmes, les homosexuels ou les Noirs étaient seuls habilités à parler de ces sujets. Comme si leur parole était par essence sacrée et incontestable. Comme si elle échappait aux règles normales de la critique.

Or, la critique n’est-elle pas fondatrice de l’université au moins depuis Montaigne ? Elle est inhérente et constitutive de tout travail universitaire, peu importe le sexe, la race ou l’orientation sexuelle de celui qui parle. Quant aux discours militants, qui sont respectables tant qu’ils ne se cachent pas sous de mauvais prétextes, ils ne sont pas plus solubles dans la recherche universitaire que dans le journalisme.

Comme l’écrit Thierry Lentz : « Les groupes militants ont toujours existé. Ils ont toujours été agissants. […] Cela étant, les choses changent désormais rapidement en raison de la mollesse générale de la société et des administrations. Dire qu’un étudiant est là pour étudier est presque un scandale, empêcher les interventions extérieures d’historiens ou de philosophes entre presque dans les mœurs. Sur ce point, l’avenir est sombre, n’en doutons pas. »

Alors que les digues sautent les unes après les autres, en France comme au Québec, certains réclament une loi afin de protéger la liberté de parole dans une institution qui devrait pourtant en être le sanctuaire. Nul doute que pour défendre cette liberté, il faudra des recteurs autrement plus hardis que celui de l’Université d’Ottawa qui a refusé de soutenir la professeure Lieutenant-Duval à qui l’on avait reproché l’automne dernier d’avoir osé prononcer le mot « nègre ».

« On ne peut pas faire semblant d’être courageux », disait un personnage qui en connaissait un bout sur le sujet. Un certain… Napoléon Bonaparte

© Christian Rioux

Christian Rioux

Christian Rioux s’intéresse depuis 30 ans aux questions politiques et culturelles qui déchirent l’Europe, l’Amérique et la francophonie. Correspondant du Devoir à Paris depuis 1995, il a aussi écrit pour L’actualité, Le Monde, Libération, La Croix, Courrier international et le journal espagnol La Vanguardia.

On lui doit Voyage à l’intérieur des petites nations (2000), Carnets d’Amérique (2005) et Les années temporaires (2002).

https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/595102/pauvre-napoleon

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10 Comments

  1. Le general de Gaulle demanda un jour a son ministre de la culture Andre Malraux-le meilleur de tous ceux qu a eus-“que pensez vous de Napoleon ?”.Pensif-Malraux savait que de Gaulle avait fait Saint Cyr-repondit:”un tres grand esprit,mais une toute petite ame…”.Aujourd hui,Napoleon est le seul personnage au monde (deces il y a deux cents ans) a avoir inspire plus d auteurs que le Christ (2000 ans).Ce qui fit dire au biologiste Rostand,dont le pere avait ecrit “L Aiglon”:”un homme tue un homme, c est un assassin,il en tue des millions,c est un conquerant,il les tue tous,c est un Dieu”.

    • Effectivement, rle.
      Le culte de Bonaparte est stupide et ne tient aucun compte de la vérité historique du bonhomme.
      Sa statue équestre aux invalides, c’est comme si l’Allemagne érigeait une statue à la gloire d’Hitler à Berlin.
      Ce qui manquait à Bonaparte était une petite moustache et un peu de gaz pour égaler l’autre.
      Les raisons à ça sont nombreuses, pas seulement le rétablissement de l’esclavage dont on parle souvent.
      MAIS le problème de cet article est dans la contradiction entre le titre et le contenu.
      Il titre “Bonaparte”, mais parle, presque exclusivement, d’un sujet entièrement différent: la « radicalisation progressive de l’espace universitaire ».
      AUCUN rapport.

      • Vous avez raison ! Cet article que son auteur à titré Bonaparte n’a pour sujet que la radicalisation de l’espace universitaire . Juger Bonaparte uniquement par le rétablissement de l’esclavage est l’exemple même de la réduction de la pensée et sa soumission nouvelle aux théories à la mode . Bonaparte : Hitler , c’est juste grotesque ! Mais gardez vos croyances, qui voudrait en débattre ?

  2. A bien des égards Bonaparte (qui prônait la paix entre les religions et a œuvré pour les droits des Juifs) est l’antithèse absolue de Hitler. Il était même bien moins sanguinaire et cruel qu’Alexandre le Grand, Jules César voire Louis XIV.

  3. Merci Madame, je vous livre ce texte extrait de Psychomédia Publié le 22 février 2015
    http://www.psychomedia.qc.ca/psychologie/biais-cognitifs
    Les biais cognitifs sont des formes de pensée qui dévient de la pensée logique ou rationnelle et qui ont tendance à être systématiquement utilisées dans diverses situations.
    Ils constituent des façons rapides et intuitives de porter des jugements ou de prendre des décisions qui sont moins laborieuses qu’un raisonnement analytique qui tiendrait compte de toutes les informations pertinentes.
    Ces jugements rapides sont souvent utiles mais sont aussi à la base de jugements erronés typiques.
    Le concept a été introduit au début des années 1970 par les psychologues Daniel Kahneman (prix Nobel en économie en 2002) et Amos Tversky pour expliquer certaines tendances vers des décisions irrationnelles dans le domaine économique. Depuis, une multitude de biais intervenant dans plusieurs domaines ont été identifiés par la recherche en psychologie cognitive et sociale.
    Certains biais s’expliquent par les ressources cognitives limitées. Lorsque ces dernières (temps, informations, intérêt, capacités cognitives) sont insuffisantes pour réaliser l’analyse nécessaire à un jugement rationnel, des raccourcis cognitifs (appelés heuristiques) permettent de porter un jugement rapide. Ces jugements rapides sont souvent utiles mais sont aussi à la base de jugements erronés typiques… Nos universités ont-elles fait leur temps?

  4. Excellente analyse de MR Rioux. Je ne vois pas de contradiction »entre le titre et le contenu » dans la mesure où la nouvelle polémique sur Napoléon illustre justement ce qu’il dénonce. Quand à la comparaison avec Hitler quelle.bouffonnerie ! Les guerres napoléoniennes ont été déclenchées par la Révolution et par les coalitions européennes conduites par l’Angleterre.

  5. Intéressez-vous un peu à Bonaparte.

    Apprenez les conditions de sa fuite d’Egypte ; de nuit, à l’insu de l’armée laissée derrière ; au moins dix mille soldats fatigués et malades à force de guerroyer inutilement et finalement de perdre.
    Avec à sa tête son fidèle Kleber qui n’a survécu que dix jours à la trahison du chef ; et toute l’armée décimée par la suite.
    Le tout pour sauver sa peau ; galopant vers le port d’Alexandrie pour y prendre un bateau retour en France.
    Normalement ç’aurait dû être cour martiale pour haute trahison et douze balles comme tarif.

    Apprenez la mort de la révolution par le coup d’Etat initié par lui ; mort officielle d’ailleurs puisqu’il a dit lui-même « la révolution, maintenant c’est fini ».

    Apprenez son ridicule auto-couronnement « empereur » ; la France qui venait de décapiter roi et reine pour tomber sous le joug d’un « empereur ». Bokassa avait de qui tenir.
    Empereur qui n’avait de cesse que de se constituer un empire, semant sang et larmes sur toute l’Europe.
    Et finalement sang et larmes surtout chez lui, infligeant une défaite humiliante à son pays, avec Paris occupés par des armées étrangères. AUCUN roi de France ne s’est jamais permis ça.

    Avec un comportement de mégalo-parano ; voir la suicidaire tentative d’envahir la Russie et la cataclysmique retraite de la Berezina, une armée de paysans méditerranéens gelée à mort.
    Il n’y qu’Hitler qui tenta ça en 1941 ; avec les mêmes conséquences d’ailleurs.

    Sans oublier évidemment le rétablissement de l’esclavage.

    Et il a sa statue équestre à paris. Et on va célébrer le bicentenaire de sa mort alors qu’il fut une honte nationale.

    Qui oublie son passé est condamné à le revivre. La France fait pire : elle se raconte des bobards sur son passé.

  6. La terre est saturée de sang, comme aux beaux jours de la Commune. Thiers est aussi sanguinaire que Napoléon, Hitler, Louis X1V, et Pol Pot…L’homme est un animal assoiffé de sang. Lisez Céline et son Voyage, et vous en aurez un récit éloquent et monstreux.

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