Hadrien Brachet a rencontré Pierre-André Taguieff. La posture « islamo-gauchiste » à l’université. 2/3

Pierre-André Taguieff

Les déclarations de Frédérique Vidal sur l’« islamo-gauchisme » à l’université ont créé la polémique. À travers un entretien en trois parties, « Marianne » a donné la parole à Pierre-André Taguieff qui a travaillé à forger le terme au début des années 2000. Dans cette deuxième partie, le philosophe et politologue décrit les manifestations de la posture « islamo-gauchiste » à l’université.

L’« islamo-gauchisme » gangrène-t-il l’université ? Marianne se propose de revenir aux sources de ce débat à travers un entretien fleuve avec Pierre-André Taguieff. Au début des années 2000, alors que la deuxième Intifada éclatait, le philosophe s’est attelé à conceptualiser « l’islamo-gauchisme. » Après en avoir donné sa définition, il détaille dans cette deuxième partie les manifestations de la posture « islamo-gauchiste » à l’université et les départements les plus affectés à ses yeux.

Marianne :Pour que nos lecteurs s’en fassent une idée, avez-vous des exemples précis de manifestations de l’islamo-gauchisme à l’université ?

Pierre-André Taguieff : Il faut distinguer analytiquement la question des contenus des enseignements de celle des pratiques de censure, d’intolérance, de refus du pluralisme et de la discussion libre. L’un des indices de la posture islamo-gauchiste est la dénonciation véhémente de la laïcité, réduite à une expression du « racisme anti-musulmans » ou de l’islamophobie et dénoncée comme l’arme principale des « dominants » et du « racisme d’État » ou du « racisme républicain ». Pour les militants du pseudo-antiracisme décolonial, l’« islamophobie » représente la principale forme du racisme existant dans les démocraties occidentales. On ne s’étonne donc pas de rencontrer les indigénistes Saïd Bouamama et Houria Bouteldja, aux côtés de Tariq Ramadan, participant à la « Journée internationale contre l’islamophobie » organisée le 13 décembre 2014 à l’université Paris 8-Saint-Denis.

Autre exemple : la conférence d’Alain Finkielkraut à Sciences Po Paris le 23 avril 2019, dénoncée notamment par un petit collectif d’étudiants gauchistes, « Sciences Po en lutte – Institut Clément Méric », se réclamant de l’« antiracisme politique » cher aux idéologues décoloniaux, n’a pu avoir lieu qu’en étant déplacée avec l’aide et sous la protection de la police. Pour les associations d’extrême gauche comme pour les diverses mouvances islamistes, Finkielkraut est un « raciste », un « sioniste » et un « islamophobe ».

Dans les milieux universitaires, depuis le milieu des années 2000, un certain nombre d’enseignants relaient les thèmes et les thèses des Indigènes de la République, tels Olivier Le Cour Grandmaison (université Paris-Saclay) ou Nacira Guénif-Souilamas (Paris 8). Cette dernière présente ainsi ses recherches dans un libre codirigé par Le Cour Grandmaison, Racismes de France ( 2020) : « Elle s’attache aux questions croisées de genre, ethnicité, race, inégalités selon une perspective située, féministe et décoloniale, dans les espaces euraméricains, européen et les Suds. »« Depuis le milieu des années 2000, un certain nombre d’enseignants relaient les thèmes et les thèses des Indigènes de la République. »

Le terrorisme intellectuel exercé dans certaines universités par les milieux décoloniaux peut être illustré par l’affaire Dorin. Le sociologue Stéphane Dorin, enseignant-chercheur à l’université de Limoges et membre du Gresco (laboratoire de recherches sociologiques), a été exclu le 30 novembre 2018 de son laboratoire pour s’être élevé contre la tenue, dans son université, d’un « séminaire d’études décoloniales » où la porte-parole du Parti des Indigènes de la République, Houria Bouteldja, devait être l’invitée-vedette. Le sociologue, violemment attaqué par les militants décoloniaux locaux et soumis à des pressions d’un certain nombre de ses collègues, n’a pas été soutenu par la présidence de son université. La faillite des instances internes au monde académique a contraint Stéphane Dorin à faire appel au Tribunal administratif de Limoges qui, le 8 février dernier, a ordonné à l’université de Limoges de le réintégrer dans son laboratoire.

Y a-t-il des disciplines qu’il faut ranger dans leur ensemble comme appartenant à l’islamo-gauchisme ? Par exemple, l’ensemble des « cultural studies », des études postcoloniales ou sur un plan plus politique du décolonialisme sont-ils à ranger dans la catégorie de l’islamo-gauchisme ? Qu’est-ce qui distingue ces différents termes ?

Dans leur ensemble, non. Il y a tout d’abord des secteurs ou des départements de l’enseignement supérieur particulièrement affectés par l’endoctrinement islamo-gauchiste qui met au premier plan la question de l’islamophobie et des « discriminations systémiques » censées toucher particulièrement les musulmans, en tant que minorité dominée et « racisée » : la sociologie, la science politique, la littérature comparée, les départements d’anglais, etc.

Il y a ensuite l’ensemble des « Studies » à l’américaine (« Gender Studies », « Queer Studies », « Postcolonial Studies », « Cultural Studies », etc.), qui sont le plus souvent des modes d’institutionnalisation de courants idéologiques d’extrême gauche ralliés au décolonialisme, dont le projet est de « décoloniser » les sciences sociales, c’est-à-dire, en clair, de les détruire. L’objectif final est de désoccidentaliser le savoir, comme si c’était là l’unique voie de la libération ou de l’émancipation. Tous ces courants idéologiques illustrent un processus en cours de refonte de l’utopie révolutionnaire. Sur tout cela, je renvoie à mon livre L’Imposture décoloniale.« L’objectif final est de désoccidentaliser le savoir. »

Quelle est la place réelle des études postcoloniales dans les sciences sociales aujourd’hui ? S’agit-il encore de tendances minoritaires ?

Pour répondre à cette question, il faudrait pouvoir se fonder sur une enquête impartiale, qui reste à réaliser. « Postcolonial » est un terme dont le sens est flou et la référence variable. C’est pourquoi il est difficile de définir les frontières des « études postcoloniales », qui n’ont pas de méthodologie propre et dont les spécialistes labélisés jouent la carte d’une interdisciplinarité brouillonne. On observe la diffusion d’une vulgate postcoloniale dans le champ tout entier des sciences sociales, mais aussi dans les départements de littérature. Certains d’historiens, par exemple, travaillent en s’inspirant des approches postcoloniales, sans nécessairement se rattacher eux-mêmes à tel ou tel courant du postcolonialisme.

Ces courants sont identifiés par des grappes de noms de Pères fondateurs (le plus célèbre étant Edward Said), qui sont à l’origine de traditions para-religieuses n’ayant rien à voir avec les normes de la recherche scientifique. Mais surtout, le drapeau du « postcolonial » permet la création de niches idéologiques dans certains départements de l’enseignement supérieur. Leurs membres forment des communautés sectaires qui font du prosélytisme tout en diffamant ceux qui les critiquent, traités d’« islamophobes », de « réactionnaires », etc. Ils ont un comportement de militants et de conquérants, imposant leurs thèmes et leurs thèses dans le champ de la lutte pour les postes. C’est pourquoi les jeunes chercheurs sont souvent attirés par le postcolonial.

Troisième partie de l’entretien à paraître demain.

Source: Marianne

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