Olivier Brégeard. Noah Klieger, un destin juif

Récemment honoré par sa ville d’origine, ce Strasbourgeois de naissance a vécu l’enfer d’Auschwitz, l’odyssée de l’« Exodus » et la construction de l’État d’Israël, avant de mener une carrière journalistique de premier plan dans son nouveau pays. 70 ans après la libération des camps de la mort, il continue à témoigner.

Noah Klieger à Strasbourg, le 19 novembre. Le 26 janvier, il sera, une nouvelle fois, de retour à Auschwitz, pour le 70 e anniversaire de la libération des camps. Photos L’Alsace/

« En général, je suis très peu sentimental. Évidemment, avec mon passé… Mais aujourd’hui j’étais très fier, très heureux et très reconnaissant. Parce qu’après tout, une ville ne doit pas honorer chacun de ses habitants, ou de ceux qui y sont nés. »

Le 19 novembre dernier, Noah Klieger a reçu la médaille de la Ville de Strasbourg, où il a passé les treize premières années de sa vie. Ses parents, d’origine polonaise, avaient grandi à Nuremberg, avant de s’installer dans la métropole alsacienne au milieu des années 20.

« Quand j’habitais rue des Frères, se souvient-il, je jouais au football place de la cathédrale, mais je n’y suis jamais entré pendant mon enfance, mes copains non-juifs non plus. Ça ne nous intéressait pas. »

Ce n’est qu’en 1962 qu’il a enfin visité le chef-d’œuvre gothique, en revenant dans sa ville natale pour la première fois depuis la guerre, à la tête du Maccabi Tel-Aviv, le club de basket-ball qu’il a présidé pendant 18 ans. « J’avais raconté à mes joueurs la grande ville qu’était Strasbourg, l’immense place Kléber… J’ai vite réalisé que ce n’était pas la ville qui était grande, mais moi qui étais petit, quand j’y vivais » , s’amuse l’octogénaire.

Entre 1938, l’année de son départ, et son bref retour de 1962, Noah Klieger a beaucoup vécu. Ou plutôt survécu. Bernard, son père, journaliste et écrivain, « grand intellectuel » social-démocrate, avait tôt compris que la guerre en Europe était inéluctable. Dès 1935, il envoya son fils aîné, Jonathan, en Angleterre. Le cadet devait suivre, mais les frontières se fermèrent trop tôt. « Mon père a donc décidé de partir en Belgique : il était persuadé qu’Hitler allait respecter la neutralité du pays, le roi étant un grand admirateur du Führer. Sur ce point, il s’est trompé… »

Mengele a dû être surpris par mon culot

Au printemps 1940, l’adolescent assiste à la débâcle et à l’exode, au rembarquement britannique à Dunkerque. Puis c’est le premier regroupement de Juifs par les Allemands en Belgique, l’arrestation de son père, membre d’un groupe clandestin, puis la sienne, en octobre 1942, alors qu’il aide des jeunes coreligionnaires à fuir vers la Suisse. Lui et ses parents sont déportés. « Je crois que nous sommes la seule famille dont trois membres étaient à Auschwitz et dont les trois sont revenus. Mais nous n’étions pas ensemble sur place : mon père était à Auschwitz I, ma mère à Auschwitz II (Birkenau), moi à Auschwitz III (Monowitz). »

Noah Klieger doit notamment son salut à Robert Waitz, médecin juif strasbourgeois désigné comme responsable de l’infirmerie du camp (lire son histoire dans nos éditions du 23 juin 2013). « Un jour, il y a eu une « sélection », présidée par le docteur Joseph Mengele. Il m’a envoyé du côté de ceux qui partaient immédiatement vers la chambre à gaz. Mais je lui ai parlé, je lui ai expliqué que j’étais jeune, que je pouvais encore travailler. J’ai dit aussi que je venais de Strasbourg, que mon père était un écrivain célèbre, sans savoir que Waitz, qui se tenait à ses côtés, venait lui aussi de Strasbourg. Mengele a dû être surpris par mon culot, il a demandé à Waitz s’il connaissait mon père, il a répondu oui, ce qui n’était pas vrai. Mengele lui a dit : « Tu le veux ? » et Waitz a dit oui. »

Après bien d’autres « miracles » , ou coups de chance, la descente aux enfers prend fin en avril 1945, lorsque l’Armée rouge ouvre les portes du camp de Ravensbrück, où il a été transféré. Très vite, le fils de journaliste suit les traces de son père – même si sa formation à lui est loin d’être académique ( « Mon père avait trois doctorats. Moi, je n’ai même pas le bac ! » ).

En mars 1946, il couvre le procès des dirigeants du camp de concentration belge de Breendonk, pour un journal bruxellois. « J’avais une avance énorme sur tous mes collègues : je connaissais le sujet ! Ceux qui n’y avaient pas été ne comprenaient pas : on ne peut pas croire ce qui s’est passé… J’ai suivi tous les grands procès de soi-disant « criminels de guerre nazis ».

Pour ma part, je n’emploie jamais le mot « nazi » : je parle des Allemands. Sinon, on peut croire que les nazis étaient un peuple venu d’une autre planète. Les Allemands ont élu Hitler, ils ne peuvent pas s’en tirer comme ça ! »

J’ai compris que l’avenir du peuple juif, c’était un pays à lui

À 20 ans, Noah Klieger s’invente donc un avenir professionnel. Il tire aussi les leçons de la folie concentrationnaire. « À Auschwitz, j’ai compris que l’avenir du peuple juif, c’était un pays à lui, qui pourrait accueillir ceux qui étaient en danger à travers le monde. »

En 1947, il est membre de l’équipage de l’ Exodus , le plus célèbre des bateaux illégaux qui amenèrent des Juifs vers une Palestine alors sous mandat britannique. « Ils nous ont refoulés, nous ont ramenés en France. Ce fut une odyssée incroyable. Finalement, nous sommes revenus à temps pour participer à la guerre d’indépendance. »

Le Strasbourgeois a été un des pionniers de l’État israélien. Mais lui qui n’avait appris le yiddish qu’à Auschwitz maîtrisait encore moins l’hébreu. « J’ai appris à parler en dix mois, mais il m’a fallu près de cinq ans pour apprendre à écrire. » C’est cet aléa qui l’a conduit vers le journalisme sportif. « J’étais déjà un mordu de sports, et il y avait un petit journal spécialisé qui n’avait pas les moyens de s’abonner aux agences pour rendre compte du sport à l’étranger. J’ai donc proposé une rubrique hebdomadaire : mon père m’envoyait L’Équipe, qui arrivait en trois-quatre jours, et je dictais la traduction en hébreu ! »

Après avoir utilisé L’Équipe , il en est devenu le correspondant (61 ans de collaboration à ce jour !). Entré ensuite au grand quotidien national Yediot Aharonot , en 1957, il signe aujourd’hui encore des éditos et des articles de fond, faisant figure de doyen de la profession en Israël. À ce titre, il intervient parfois dans les écoles de journalisme, avec un franc-parler qui a vite fait de refroidir l’auditoire. « On naît journaliste, ça ne s’apprend pas. On n’apprend pas un style, la curiosité. »

Cette liberté d’expression l’a tenu à distance de la politique. « J’ai été candidat aux législatives dans les années 50, mais j’ai vite compris que je n’étais pas fait pour ça : je dis ce que je pense. Si quelqu’un ne me plaît pas, je le lui dis aussi… »

Ne comptez pas davantage sur lui pour jouer les vieux sages sur la question du Proche-Orient. S’il ne tarit pas d’éloges sur la réussite d’Israël – pays « parti de rien » et devenu en 65 ans l’un des plus avancés « dans la plupart des domaines » –, sa vision du conflit israélo-arabe est tranchée : « Nous sommes le seul pays au monde qui a besoin de paix, mais nous n’avons pas connu un seul jour de repos depuis sa création. Imaginez ce que nous serions capables de faire si on nous laissait tranquilles ! »

Il estime qu’au-delà des Juifs, ce sont les chrétiens qui sont visés par la menace islamiste, qu’il généralise sans hésiter à la quasi-totalité des musulmans…

Je suis persuadé d’avoir été sauvé des camps pour pouvoir parler

En 2014, Israël ne connaît toujours pas la paix, l’antisémitisme reste un mal endémique. Noah Klieger s’interroge sur la portée de son témoignage. Mais c’est la mission qu’il s’est assignée après Auschwitz. « Depuis une soixantaine d’années, je parle de la Shoah, presque partout dans le monde, au moins deux fois par semaine, sans être rémunéré. Je ne sais pas si c’est Dieu ou le destin, mais je suis persuadé d’avoir été sauvé des camps pour pouvoir parler. Sinon, pourquoi moi, et pas les autres ? »

Source: L’Alsace. 8 décembre 2014.

Noah Klieger est mort le le 13 décembre 2018 à Tel Aviv-Jaffa

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

1 Comment

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*