Michèle Chabelski. Souvenirs, Souvenirs ( VI )

Bon

Jeudi

   Résumé des épisodes précédents :

 Ma collègue et amie Renée ayant besoin d’aide pour transporter une petite table fait appel à son frère qui vient offrir le coffre de son Ami 6 pour véhiculer l’objet.

  La transaction effectuée, il nous convie à un café, s’envoie un Pimm’s et m’impose un rendez-vous le soir même, alors que je m’apprête à retrouver un fiancé strasbourgeois venu exprès à Paris pour me voir.

 Vaincue, je cède devant la requête fermement formulée par la fratrie liguée.

  Suite :

    Je rentre chez moi travailler (un peu), enrager (pas mal) et chercher un alibi pour esquiver la soirée avec le gars de l’est…

  Je précise au passage que Renée est mariée à un mec que son frère a embauché dans la société où il travaille.

 Entretien d’embauche classique, on se serre la main, le frérot promet une réponse rapide, puis au moment de la séparation, s’informe :

  Vous êtes marié ?

  Non

  Ben vous allez épouser ma sœur alors.

 Stupeur de l’intéressé.

 Eclat de rire.

  Je vous laisse deviner la suite.

   Bref

    Je suis fardée, yeux charbonneux, bouche pâle, vêtue d’une mini robe, la frange raidie par le Babyliss, j’ai peu dîné, mélange d’excitation et de colère rentrée contre la dinde que je suis qui s’est laissé manipuler par les Bonnie and Clyde du lycée Montaigne

   Le suborneur roulait en Ami6 blanche, je guette de temps en temps l’arrivée de la voiture, le portable encore dans les cartons de son inventeur, Martin Cooper.

  Coup de klaxon.

  J’écarte le rideau.

  Ce n’est pas lui

   Une Mercedes grenat se range le long du trottoir.

  Je lâche le rideau.

  Second coup de klaxon

   Plus impérieux.

   Je ne bouge pas.

   Un troisième appel enflamme la rue de Picardie.

  Descends voir dit ma mère.

Ce n’est pas lui, j’te dis.

  Descends quand même dire à ce garçon d’arrêter son raffut.

  J’ouvre la porte.

    Prends ton sac ! crie ma mère. On ne sait jamais…

  On ne sait jamais…

 Moi je sais.

 Il a une Ami 6.

   Arrivée en bas, je vois la portière s’ouvrir.

 Le frangin me salue, souriant, vêtu d’un costard gris, pompes noires, légèrement décalé dans mon monde d’étudiants en jean, un peu sévère, un rien sérieux, peau claire, yeux pailletés de vert, rien de fou fou.

Sort de la voiture un autre mec.

  Ben qu’est ce qu’il fait là, çui là ?

   Mon copain, Jo.

  Je vois bien que c’est un copain, mais n’est-ce pas étrange de se faire escorter un soir de rendez-vous prétendument galant ?

  Ou alors ce n’est pas un rendez-vous galant, et moi j’ai passé plusieurs heures à cracher sur mon mascara, à brûler mes cheveux et à mentir à un garçon qui a passé plusieurs heures dans le train pour me voir ?

 Pour rien ?

  Juste pour céder à la requête d’une collègue, devenue agent de son frère ?

  Tant mieux d’ailleurs que ce soit un rendez-vous banal, car il ne me plaît pas beaucoup.

   On va au Don Camillo, décrète-t-il.

  Pas :

 Ou souhaitez-vous aller ?

 Que désirez-vous faire ?

 Aimeriez-vous….

   Non.

    Juste On va au Don Camillo.

        Je découvrirai vite que ce cabaret boîte de nuit est son fief, il est sur ses terres, salue tout le monde, échange moult plaisanteries avec ses potes séfarades, je fais un peu la gueule, au milieu d’une énorme tablée de gens qui partagent des private jokes auxquels je ne comprends rien, les blagues crapahutent au ras du gazon, je sirote pensivement mon orangeade,  je préfère mes potes à moi, ashkénazes intellos qui pratiquent une autodérision sans faille,  sans savoir qu’il compte déjà les invités qu’il conviera à la noce, après m’avoir affirmé sans rire que je serai princesse au soulier de vair…

 On n’en est pas là…

   Nous dansons, bavardons enfin tranquillement avant de rejoindre la cohorte bruyante qui s’esclaffe en s’envoyant des vodkas orange.

  Des vodkas ?

  Mais c’est ashkénaze, ça !

Je le lui dis.

  Il s’en fout.

   Je fume, la soirée est ratée, j’ai envie de rentrer, je regrette le Strasbourgeois, le frangin est séduisant, c’est vrai, mais il lui faudra un peu de patience, un rien de persévérance, un chouïa de détermination et l’usage débridé de son charme pour me faire basculer dans le camp des aficionadas …

  Quelques dîners  plus tard, où je l’ai enfin entendu hors de sa horde tumultueuse, assortis de soirées chabbatiques chez ses parents , me précipiteront dans  ce monde de la cacheroute, des vendredis joyeux, des projets fous, des alliances tribales, de l’inépuisable passion pour la mère, de l’amour de la mer et du soleil , du monde des apparences où je découvrirai l’insouciance, le goût des choses voyantes, le lien mi corde mi ruban qui unit cette fratrie, l’affection pour les enfants infusés d’un amour passionnel, la légèreté et cette confiance que l’irréparable outrage de l’Histoire a lacérée chez les ashkénazes..

  Des tablées sans pleurs, des accents affirmés sans honte, des approximations éducatives parfois, il m’arrivera souvent aussi de retrouver avec bonheur la table familiale plus calme, les douces moqueries de Papa, l’humour qui épice chacune de ses paroles, la déchirure indélébile qui donne son prix et son incertitude à la vie dans le foyer incendié des souvenirs de cendres et de plomb…

  Papa aimera comme le fils qu’il n’a pas eu cet ovni venu de loin, moi je fuirai à plusieurs reprises mais il m’a liée d’un ruban transparent qui me ramène comme une chèvre au pieu du pré, pas de jeu de mots, ce truc-là ressemble bien à de l’amour…

  Que cette journée vous occupe à attendre le dépouillement des derniers bulletins de vote et les démêlés d’un gouvernement qui tâtonne et trébuche

Je vous embrasse

Bon

Jeudi

   Résumé des épisodes précédents :

 Ma collègue et amie Renée ayant besoin d’aide pour transporter une petite table fait appel à son frère qui vient offrir le coffre de son Ami 6 pour véhiculer l’objet.

  La transaction effectuée, il nous convie à un café, s’envoie un Pimm’s et m’impose un rendez-vous le soir même, alors que je m’apprête à retrouver un fiancé strasbourgeois venu exprès à Paris pour me voir.

 Vaincue, je cède devant la requête fermement formulée par la fratrie liguée.

  Suite :

    Je rentre chez moi travailler (un peu), enrager (pas mal) et chercher un alibi pour esquiver la soirée avec le gars de l’est…

  Je précise au passage que Renée est mariée à un mec que son frère a embauché dans la société où il travaille.

 Entretien d’embauche classique, on se serre la main, le frérot promet une réponse rapide, puis au moment de la séparation, s’informe :

  Vous êtes marié ?

  Non

  Ben vous allez épouser ma sœur alors.

 Stupeur de l’intéressé.

 Eclat de rire.

  Je vous laisse deviner la suite.

   Bref

    Je suis fardée, yeux charbonneux, bouche pâle, vêtue d’une mini robe, la frange raidie par le Babyliss, j’ai peu dîné, mélange d’excitation et de colère rentrée contre la dinde que je suis qui s’est laissé manipuler par les Bonnie and Clyde du lycée Montaigne

   Le suborneur roulait en Ami6 blanche, je guette de temps en temps l’arrivée de la voiture, le portable encore dans les cartons de son inventeur, Martin Cooper.

  Coup de klaxon.

  J’écarte le rideau.

  Ce n’est pas lui

   Une Mercedes grenat se range le long du trottoir.

  Je lâche le rideau.

  Second coup de klaxon

   Plus impérieux.

   Je ne bouge pas.

   Un troisième appel enflamme la rue de Picardie.

  Descends voir dit ma mère.

Ce n’est pas lui, j’te dis.

  Descends quand même dire à ce garçon d’arrêter son raffut.

  J’ouvre la porte.

    Prends ton sac ! crie ma mère. On ne sait jamais…

  On ne sait jamais…

 Moi je sais.

 Il a une Ami6.

   Arrivée en bas, je vois la portière s’ouvrir.

 Le frangin me salue, souriant, vêtu d’un costard gris, pompes noires, légèrement décalé dans mon monde d’étudiants en jean, un peu sévère, un rien sérieux, peau claire, yeux pailletés de vert, rien de fou fou.

Sort de la voiture un autre mec.

  Ben qu’est ce qu’il fait là, çui là ?

   Mon copain, Jo.

  Je vois bien que c’est un copain, mais n’est-ce pas étrange de se faire escorter un soir de rendez-vous prétendument galant ?

  Ou alors ce n’est pas un rendez-vous galant, et moi j’ai passé plusieurs heures à cracher sur mon mascara, à brûler mes cheveux et à mentir à un garçon qui a passé plusieurs heures dans le train pour me voir ?

 Pour rien ?

  Juste pour céder à la requête d’une collègue, devenue agent de son frère ?

  Tant mieux d’ailleurs que ce soit un rendez-vous banal, car il ne me plaît pas beaucoup.

   On va au Don Camillo, décrète-t-il.

  Pas :

 Ou souhaitez-vous aller ?

 Que désirez-vous faire ?

 Aimeriez-vous….

   Non.

    Juste on va au Don Camillo.

        Je découvrirai vite que ce cabaret boîte de nuit est son fief, il est sur ses terres, salue tout le monde, échange moult plaisanteries avec ses potes séfarades, je fais un peu la gueule, au milieu d’une énorme tablée de gens qui partagent des private jokes auxquels je ne comprends rien, les blagues crapahutent au ras du gazon, je sirote pensivement mon orangeade,  je préfère mes potes à moi, ashkénazes intellos qui pratiquent une autodérision sans faille,  sans savoir qu’il compte déjà

les invités qu’il conviera à la noce, après m’avoir affirmé sans rire que je serai princesse au soulier de vair…

 On n’en est pas là…

   Nous dansons, bavardons enfin tranquillement avant de rejoindre la cohorte bruyante qui s’esclaffe en s’envoyant des vodkas orange.

  Des vodkas ?

  Mais c’est ashkénaze, ça !

Je le lui dis.

  Il s’en fout.

   Je fume, la soirée est ratée, j’ai envie de rentrer, je regrette le Strasbourgeois, le frangin est séduisant, c’est vrai, mais il lui faudra un peu de patience, un rien de persévérance, un chouïa de détermination et l’usage débridé de son charme pour me faire basculer dans le camp des aficionadas …

  Quelques dîners  plus tard, où je l’ai enfin entendu hors de sa horde tumultueuse, assortis de soirées chabbatiques chez ses parents , me précipiteront dans  ce monde de la cacheroute, des vendredis joyeux, des projets fous, des alliances tribales, de l’inépuisable passion pour la mère, de l’amour de la mer et du soleil , du monde des apparences où je découvrirai l’insouciance, le goût des choses voyantes, le lien mi corde mi ruban qui unit cette fratrie, l’affection pour les enfants infusés d’un amour passionnel, la légèreté et cette confiance que l’irréparable outrage de l’Histoire a lacérée chez les ashkénazes..

  Des tablées sans pleurs, des accents affirmés sans honte, des approximations éducatives parfois, il m’arrivera souvent aussi de retrouver avec bonheur la table familiale plus calme, les douces moqueries de Papa, l’humour qui épice chacune de ses paroles, la déchirure indélébile qui donne son prix et son incertitude à la vie dans le foyer incendié des souvenirs de cendres et de plomb…

  Papa aimera comme le fils qu’il n’a pas eu cet ovni venu de loin, moi je fuirai à plusieurs reprises mais il m’a liée d’un ruban transparent qui me ramène comme une chèvre au pieu du pré, pas de jeu de mots, ce truc-là ressemble bien à de l’amour…

  Que cette journée vous occupe à attendre le dépouillement des derniers bulletins de vote et les démêlés d’un gouvernement qui tâtonne et trébuche

Je vous embrasse

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