Jean-Pierre Sakoun. Cette fracture qui sépare les jeunes musulmans de l’ensemble des Français

Pour 57 % des jeunes musulmans, la charia plus importante que la République: Un sondage Ifop pour le Comité Laïcité République (CLR) souligne une fracture qui sépare les jeunes musulmans de l’ensemble des Français.

Clément Pétreault a interviewé Jean-Pierre Sakoun, Président du CLR ou Comité Laïcité République.

Voici un sondage pour le Comité Laïcité République (CLR) qui ne manquera pas d’animer les débats passionnants – bien que parfois fatigants – sur les questions de laïcité en France. D’après ce sondage Ifop, 57 % des jeunes musulmans considèrent que la charia est plus importante que la loi de la République. Soit une augmentation de 10 points par rapport à l’année 2016. Cette étude menée entre le mois d’août et la fin octobre met en lumière des sujets qui polarisent nettement l’opinion, notamment en fonction de critères religieux. C’est le cas de la question du port de signes religieux ostensibles.

Alors que 75 % des Français se définissant comme musulmans se déclarent favorables « au port de signes religieux ostensibles », ce soutien tombe à 25 % auprès de l’ensemble des Français, sans tenir compte de l’appartenance religieuse. Cependant, fait suffisamment rare pour le souligner, les Français apparaissent unanimes sur leur attachement à la laïcité, plus de 88 % des répondants se déclarent « attachés à la loi de 1905 qui garantit le libre exercice des cultes et impose le principe selon lequel l’État ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte ». Dans ce sondage réalisé auprès d’un échantillon de 2 034 personnes, représentatif de l’ensemble de la population vivant en France métropolitaine âgée de 15 ans et plus, et publié par Marianne, on relève une rupture assez nette entre l’ensemble de l’échantillon général et l’échantillon de 515 sondés se déclarant musulmans. Faut-il s’en inquiéter ? Pour Jean-Pierre Sakoun, président du CLR, association fondée au lendemain de “l’affaire de Creil”, cette étude offre aussi des raisons d’espérer.

Clément Pétreault: Vous publiez un sondage sur le rapport qu’entretiennent les Français avec la laïcité à l’heure de la lutte contre l’islamisme. Quels sont les grands enseignements de cette étude ?

Jean-Pierre Sakoun : Le premier est positif. Comme l’ensemble des sondages qui se succèdent depuis une dizaine d’années, on se rend compte que l’écrasante majorité des Français sont favorables à la laïcité qui recueille plus de 88 % d’adhésion sur l’ensemble de la population. Cela signifie qu’en France, l’adhésion à la laïcité est massive. En observant l’adhésion à la laïcité auprès des sondés qui se déclarent comme catholiques par exemple, on constate qu’ils sont aussi favorables à la laïcité que l’ensemble de la population. Cela signifie qu’un siècle et demi après le travail entamé en 1880, les catholiques, qui n’étaient franchement pas favorables à la laïcité, ont compris la nécessité de la laïcité comme fondement de la paix sociale.

Pensez-vous que les Français qui ont répondu à cette étude ont tous la même définition de ce qu’est la laïcité ? On a le sentiment que personne ne s’accorde sur le sens de ce mot…

Les Français ont très bien compris ce qu’était la laïcité et ce qu’elle pouvait leur apporter. Cette adhésion se manifeste entre autres par une demande constamment réaffirmée de sécularisation de la société. On le constate sur la question des signes religieux ostentatoires arborés par les accompagnateurs de sorties scolaires, les étudiants dans les universités ou même tout simplement les usagers du service public. Le taux d’adhésion au port de signe religieux ne dépasse pas les 26 %, cela signifie que plus des trois quarts de la population sont favorables à une plus grande sécularisation de l’espace public. Ce constat démontre par ailleurs qu’au-delà même des principes énoncés il y a une grande irritation quant à la prégnance des questions religieuses dans l’espace public.

L’étude que vous publiez met en lumière des divergences très fortes, notamment auprès des personnes qui se définissent comme de culture ou de religion musulmane. Quelles sont ces divergences ?

Tout d’abord, je tiens à préciser que ne sont reconnus comme musulmans dans cette étude que les sondés qui se déclarent comme tels. L’adhésion au principe général de la laïcité est structurellement conforme, il tourne autour de 90 % des sondés. C’est une bonne nouvelle, cela signifie que l’on est très loin d’une remise en cause de ce principe structurant de notre société. En revanche, dès que l’on interroge les musulmans sur les modalités de son application, on constate que cette adhésion est moindre, voire minoritaire, dans pratiquement tous les domaines qui concernent la vie quotidienne : la loi de 2004 ne recueille que 44 % d’assentiment de la part des sondés musulmans. On ne peut s’empêcher de voir ici la marque d’un raidissement communautaire, comme le traduit la remarque d’un représentant d’une mosquée turque à la fin d’une de mes conférences sur la laïcité : « Nous sommes favorable à la laïcité mais laissez-nous voiler nos [sic] femmes. »

On voit que les Français dans leur ensemble sont plutôt favorables aux positions personnelles du ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer sur la question des mamans voilées…

Tout d’abord, je n’utilise pas cette expression pleine de miel de « mamans voilées » qui fait glisser cette question politique et scolaire dans une dimension affective discutable. Les Français sont à 74 % défavorables au port de signes religieux lors des sorties scolaires. À l’inverse, 75 % des sondés musulmans s’y déclarent favorables. Cette question souligne l’absurdité de la gestion des signes religieux dans l’espace public… Imaginez qu’un père d’élève arrive en sortie scolaire avec un tee-shirt arborant une caricature de Charlie Hebdo. Légalement, rien ne l’en empêche. Pourtant, on le lui interdira, au nom de la neutralité par exemple. Si l’on ne veut pas à avoir à gérer ce genre d’événements, il faut neutraliser les choses, d’autant plus que la sortie scolaire n’est pas un moment de loisir, mais un moment de classe hors les murs.

Quelle distinction faites-vous entre laïcité et sécularisme ?

Je tiens à bien distinguer la laïcité du sécularisme. La laïcité, ce sont des principes constitutionnels et juridiques qui ont des conséquences dans la vie quotidienne des Français. La liberté de la presse, le divorce, la contraception ou encore la gestion de l’état civil sont entièrement soustraits du contrôle de la religion. Ce principe constitue le fondement d’un État laïque qui a la volonté de ne pas connaître la religion de chacun. Le sécularisme est une autre chose. La France est le troisième pays le moins religieux au monde.

Il y a chez les Français, au-delà de la laïcité, une volonté de ne pas être confrontés à la pression religieuse et à ses manifestations publiques. Les « juridistes » de la laïcité comme Jean Baubérot ou l’Observatoire de la laïcité passent leur temps à expliquer que la laïcité ne concernerait que l’État… c’est qu’ils ne veulent pas comprendre que la laïcité est, certes, un principe juridique, mais qu’elle est aussi une valeur de la société, qui s’exprime par la demande séculariste. Les valeurs laïques exprimées par les Français sont avant tout des valeurs sécularistes.

Personne ne réclame l’instauration de la charia en France comme on a pu le voir en Belgique par exemple. Pourtant, cette proposition semble recueillir une forte adhésion auprès des jeunes musulmans. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

57 % des jeunes musulmans de moins de 25 ans interrogés considèrent que la charia devrait être supérieure aux lois de la République. On peut critiquer la tournure de la question, je l’entends, mais je pense que ce chiffre serait encore plus important si l’on avait posé la question sur la supériorité des lois religieuses sur les lois civiles. La question sur la charia posée en 2016 recevait 10 % d’adhésion en moins chez les jeunes musulmans. Il y a une vraie rupture, qui touche les jeunes en général. Les 15-24 ans sont moins sensibles à la nécessité de défendre des lois humaines. Il y a différentes manières d’analyser ce phénomène. On peut considérer que c’est la preuve du séparatisme à l’œuvre auprès des musulmans, ce à quoi je ne crois pas. Il faut au contraire considérer comme encourageant le fait que près de la moitié d’une population qui pratique une religion que l’on sait exigeante en matière de comportements se dit favorable à tout ce qui concerne la laïcité. Cela signifie que la mécanique française d’intégration, voire d’assimilation, j’ose le mot, est en marche. Je vois surtout dans cette affirmation de la supériorité des lois religieuses sur le temporel, la trace des forces qui travaillent les Français musulmans de l’intérieur comme le salafisme ou le frérisme, qui ne sont pas exactement des amis de la laïcité ou de la démocratie.

Certains vous accusent de « dérive laïciste », voire d’être des « laïcards »… Que répondez-vous à ces gens ?

À agression polémique, j’apporte une réponse ironique : personne n’a tué au cri de « Aristide Briand Akbar ! », la violence ne vient pas du côté de la laïcité. Ceux qui veulent limiter la laïcité à la neutralité de l’État se trompent, la laïcité est un mode de vie, une organisation sociale et non pas une négativité. L’État laïque ne se fait pas seulement le chantre d’une neutralité de vierge effarouchée, mais il est porteur d’une volonté politique. Cette volonté est celle de l’émancipation des individus. En choisissant la laïcité, nous avons permis aux individus de décider s’ils veulent se soumettre ou non à une religion. Ces principes sont tellement évidents pour qui vit dans notre pays, qu’ils sont dévastateurs pour ces gens qui nous combattent et essaient de nous enfermer dans une appréciation péjorative de « laïcistes » quand ça n’est pas « laïcard », pour reprendre le mot de Maurras, qui prenait plaisir à l’associer à celui de « youpin »… Ce ne sont pas les laïques qui remettent en cause les principes de liberté, mais bien ceux qui veulent s’en débarrasser, il y a une inversion accusatoire insupportable, qui fait des laïques les responsables de ce qui se passe dans le pays. Or, on voit bien que l’Autriche, qui ne connaît ni Charlie Hebdo, ni la laïcité, ni la « culpabilité » postcoloniale, est elle aussi en butte aux attaques de l’islam politique et radical. Des gens qui réfléchissent honnêtement ne peuvent pas accepter cette inversion accusatoire. Notre modernité déstabilise en profondeur le rigorisme et le point de vue conservateur de l’islam politique. Les tentatives de prendre le dessus sont vouées à l’échec et les islamistes sont en train de perdre, c’est précisément ce qui engendre des réactions très violentes de leur part.

Jean-Pierre Sakoun est Président du COMITÉ LAÏCITÉ RÉPUBLIQUE

Source: Le Point. 5 novembre 2020

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