Benjamin Ferran. “Adieu ma rédaction” : le journalisme à l’ère du chacun pour soi

Des journalistes lancent leurs newsletters payantes en solitaire et recrutent leurs propres abonnés, révolutionnant un modèle bicentenaire.

Les newsletters payantes remettent en cause l’équilibre traditionnel des médias.
Les newsletters payantes remettent en cause l’équilibre traditionnel des médias. terovesalainen – stock.adobe.com

Casey Newton est un journaliste comblé. Il a des lecteurs fidèles, une compétence reconnue dans son domaine (les Gafa) et de quoi en vivre. Depuis deux semaines pourtant, ce quadragénaire n’a plus de rédaction. Ses lecteurs s’abonnent directement à sa newsletter payante, Platformer, au tarif mensuel de 10 dollars. Il appartient à cette nouvelle génération de journalistes qui choisissent de devenir leur propre média. Il y en a pour tous les goûts, dans la politique, l’économie, la culture, la parenta­lité…

Comme Casey Newton, ces journalistes en solitaire recourent aux services de plateformes d’envoi de newsletters, telles que Substack ou Ghost, qui leur fournissent un outil de diffusion clé en main. Ces hommes et ces femmes deviennent leurs propres rédacteurs en chef, entretenant une relation personnelle et exclusive avec leurs lecteurs, du choix des sujets au rythme de leur diffusion.

Télégraphe et newsletter

Cette nouvelle forme de journalisme remet en cause l’équilibre traditionnel des médias. Depuis l’essor de la grande presse, au XIXe siècle, la rédaction est le modèle dominant. Même les journalistes pigistes – les « free-lance » – y sont d’une certaine manière rattachés. Ils proposent leurs articles à une rédaction en chef, qui les commande, les relit et les diffuse. Cette concentration est héritée d’impératifs techniques et économiques. Dans les journaux, plaques tournantes de l’information, les actualités arrivaient par le télégraphe et repartaient par les rotatives, logées dans les sous-sols. À Paris, le quartier de la presse, poumon de l’information, s’étendait dans le 2e arrondissement jusqu’aux frontières du 9e arrondissement, où Le Figaro est encore situé de nos jours.

Deux outils modernes révolutionnent ce fonctionnement bicentenaire : la newsletter et l’abonnement numérique. Ainsi armés, les journalistes peuvent espérer constituer par eux-mêmes une base de lecteurs fidèles et en tirer des revenus pérennes. « Si vous pouvez persuader 2 000 personnes de vous payer 5 dollars par mois, vous gagnerez 100.000 dollars par an. Ce n’est pas simple. Cela nécessite du temps, du dévouement, mais c’est plus envisageable que jamais », vante Hamish McKenzie, cofondateur de Substack et lui-même ancien journaliste, dans un long message explicatif. La situation a bien changé depuis les blogs qui, dans les années 2000, reposaient sur les aléas de la course au trafic et de la publicité en ligne.

Pour attirer de grandes plumes, Substack n’hésite pas à accorder des avances de plusieurs dizaines de milliers de dollars et à fournir une couverture sociale et juridique. La start-up, créée il y a trois ans, a levé 13,5 millions de dollars en 2019 auprès du fonds californien a16z d’Andreessen Horowitz. À la manière d’un Uber et d’un Deliveroo, dans le transport et la restauration, elle prélève une part des abonnements de ces journalistes auto-entrepreneurs. C’est l’avènement du «troisième découplage» du capitalisme qu’évoque Branko Milanovic (Le capitalisme sans rival, 2020), avec des travailleurs qui ne sont plus rattachés à des lieux physiques, mais peuvent être éparpillés partout dans le monde.

L’individualisation du travail

Les réseaux sociaux, en particulier Twitter, ont grandement contribué à cette individualisation. Les journalistes, pigistes ou en rédaction, ont appris à travailler leur image et à se constituer une audience personnelle. Des médias ont repéré cette tendance, et proposent à leurs journalistes de tenir des newsletters, au sein de leur rédaction. Au Figaro, ces «lettres des journalistes» ont chacune plusieurs milliers d’inscrits. Les lecteurs sont aussi plus enclins à payer, que ce soit sur les sites de grands médias, ou par des systèmes de financement de projets, comme Patreon.

Ce journalisme en solitaire est-il un modèle d’avenir ? Dans un marché de la presse malmené (aux États-Unis, près de la moitié des emplois dans les journaux ont été supprimés en dix ans), les newsletters payantes et individuelles sont en ce moment vues comme un eldorado. Malgré les relais sur les réseaux sociaux, toutes les journalistes ne peuvent pas prétendre créer leur propre audience. Casey Newton avait 30.000 abonnés à sa newsletter gratuite lancée sur le site high-tech The Verge, et dont il a pu récupérer la base de contacts.

Aussi, certains envisagent déjà de se regrouper, afin de partager leurs coûts et de toucher plus de lecteurs. Jusqu’à se remettre à travailler en équipe, et à recréer une communauté de rédacteurs organisés autour d’une même ligne éditoriale ? Derrière l’aspect technique et économique, un journal est aussi un corps social à part entière, avec ses coups d’éclat, sa collégialité, son histoire, «l’odeur particulière de ses salles de rédaction» (Maupassant), qui dépasse l’addition de talents individuels.

Source: Le Figaro. 21 octobre 2020

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2 Comments

  1. Les blogs ont ouvert la voie…
    Et les ” influenceurs “, maintenant plus courtisés que les journalistes spécialisés, ont fait le reste !
    La presse papier est aujourd’hui marginale et la presse en ligne risque aussi de se dissoudre. Qui plus est, cette constante course au buzz, impliquant un manque de vérification des infos balancées à toute vitesse et… une orthographe parfois approximative car sans correction en aval puisqu’il faut faire vite, n’aide en rien le secteur !

    • Écrire et publier cela devient de plus en plus courant . Mais avoir des lecteurs fidèles qui apprécient vos textes et continuent de vous suivre , c’est beaucoup plus difficile !

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