Pierre Lurçat. Ruth Bader Ginsburg, Israël et le “Tikkun Olam” : la falsification d’un concept juif

Une femme d’exception, captivant biopic consacré à Ruth Bader Ginsburg, juge à la Cour suprême des Etats-Unis décédée la semaine dernière, relate le parcours exceptionnel de cette fille d’immigrants juifs de Russie, devenue professeur de droit puis juge de la plus haute juridiction, au sein de la plus grande démocratie au monde. Au-delà de la success-story, caractéristique de la grande nation américaine et des chances qu’elle sait offrir aux meilleurs de ses enfants, le film montre surtout comment la juge Bader Ginsburg a fait évoluer le droit américain, en tant que membre de l’American Civil Liberties Union, en prenant pour cibles des lois discriminatoires contre les femmes et en transformant la Cour suprême en instrument d’empowerment et d’amélioration de la condition féminine.

La Cour suprême américaine est effectivement devenue, depuis le début des années 1970 notamment, un formidable instrument de transformation politique et sociétale. Non contente de “dire le droit” et d’interpréter les textes votés par les deux chambres du Congrès, elle est devenue créatrice de droit, et son pouvoir excède – sur de nombreux sujets, souvent essentiels – celui des élus du peuple siégeant au Capitole. Et c’est là que, comme le proclame l’affiche du film, “son histoire a changé l’histoire” et que l’itinéraire de la petite Ruth Ginsburg quitte la petite histoire, pour entrer dans la grande. Le récit de cette évolution et de la montée en puissance de la Cour suprême est sans doute une des pages les plus intéressantes de l’histoire américaine récente, et aussi de l’histoire des démocraties occidentales en général (1).

Bader Ginsburg et Israël : une relation ambivalente

Interrogé sur les ondes de la radio de Tsahal, au lendemain de Rosh Hashana, l’ancien président de la Cour suprême d’Israël Aharon Barak a refusé de se prononcer pour ou contre la politique du président Trump, au grand dépit du journaliste qui l’interrogeait. Mais il lui a confié deux remarques, bien plus intéressantes qu’un énième témoignage de Trump-bashing : il a révélé que la juge Bader Ginsburg “admirait beaucoup la Cour suprême israélienne” et qu’elle “partageait avec lui (Barak) la même conception du rôle du juge pour interpréter la loi”. En réalité, la relation qu’entretenait Ruth Bader-Ginsburg avec Israël était – de l’aveu même du journal Ha’aretz – une relation marquée par une proximité ambivalente, comme celle de l’ensemble de la gauche juive américaine. 

Bader Ginsburg recevant le Prix Genesis des mains du juge Aharon Barak à Jérusalem (à gauche, Esther Hayot)

Evoquant ses origines juives, lors d’une soirée donnée en son honneur à la cinémathèque de Jérusalem, Bader Ginsburg expliquait ainsi comment “le concept de tikkun olam” avait marqué son héritage juif.

Pour comprendre tout ce que cette petite phrase signifie, il faut s’arrêter sur le concept de Tikkun Olam.

Le concept de Tikkun Olam

Il s’agit en effet d’un véritable mot-codé, dont le signifiant – pour un large pan du judaïsme américain – va bien au-delà de sa traduction littérale : “réparation du monde”.

En réalité, comme l’explique Jonathan Neumann dans un essai passionnant paru en 2018 (2), il s’agit d’un concept-clé pour comprendre les engagements politiques de la gauche juive américaine et sa participation au mouvement en faveur de la “justice sociale” : en somme, tout ce que représentait Bader Ginsburg.

Tikkun Olam : falsification et politisation d’un concept juif

Historiquement, ce concept est étroitement lié au mouvement de la Réforme juive, né en Allemagne et implanté aux Etats-Unis au début du XIXe siècle. Mais le Tikkun Olam a progressivement conquis des cercles toujours plus larges du judaïsme américain, du mouvement reconstructionniste au judaïsme conservative, et jusqu’à certaines franges de l’orthodoxie. Or, selon Neumann, l’histoire de cette réussite conceptuelle est avant tout celle d’une falsification : en effet, explique-t-il, la notion hébraïque authentique du Tikkun Olam n’a rien à voir avec le combat pour la justice sociale de la gauche juive américaine. L’expression, qui apparaît dans le texte originel de la prière Aleynou, récitée trois fois par jour, signifie en effet “établir le monde sous le Royaume de Dieu” (לתכן עולם) et non pas “réparer le monde (לתקן עולם) en tant que Royaume de Dieu” (3). Selon Neumann, plusieurs anciens livres de prières, yéménites notamment, comporteraient encore la version originale, לתכן עולם.

Mais plus encore que cette transformation linguistique, c’est l’utilisation politique qui a été faite du Tikkun Olam qui est lourde de conséquences. Aux yeux des militants juifs de la gauche américaine, la notion de Tikkun Olam a permis de donner un tampon de légitimité (ou de cacherout) à leurs engagements les plus éloignés du judaïsme traditionnel, contre la guerre au Vietnam ou pour un Etat palestinien. Ainsi, un activiste juif radical, Michaël Lerner, (qui s’était marié devant une pièce montée ornée du slogan “Détruisons la monogamie”, en échangeant des anneaux fabriqués à partir du fuselage d’un avion abattu par les Vietcongs) (3), a donné le nom de Tikkun à son magazine, visant à “réparer et transformer le monde” selon l’agenda de la gauche juive la plus radicale. 

Comme l’avait fait remarquer il ya déjà longtemps le rédacteur en chef de la revue juive américaine Commentary, Norman Podhoretz, le judaïsme liberal américain est devenu à de nombreux égards une nouvelle religion (ce qui n’est pas étonnant si l’on considère sa filiation avec la Réforme juive allemande, visant à faire du judaïsme une “copie” du protestantisme de l’époque). En faisant du Tikkun Olam l’aleph et le tav de leur conception du judaïsme, ces militants juifs américains ont effectivement donné naissance à une nouvelle religion politique, qui n’a pas grand chose à voir avec la tradition juive. Quel rapport avec la juge Bader Ginsburg? 

Au-delà de son combat méritoire pour l’empowerment des femmes américaines, celle-ci est devenue un symbole et une icône de la gauche juive et de l’ensemble du camp “liberal” aux États-Unis. Or les Juifs “liberal”, à l’encontre des militants juifs révolutionnaires du début du 20e siècle – qui avaient renoncé à leur judaïsme pour embrasser la Révolution – prétendent jouer sur les deux tableaux ou “danser dans deux mariages à la fois” : ils voudraient faire passer leur engagement politique pour l’expression la plus authentique du “message juif” bien compris (5). Au nom du “tikkun Olam”, la gauche juive aux Etats-Unis (et ailleurs) s’est ainsi livrée à une véritable captation d’héritage du judaïsme, ou pour reprendre l’expression de Jonathan Neumann, à un “rebranding du marxisme en judaïsme”.

Le judaïsme, est-il besoin de le préciser, n’est ni de gauche ni de droite, concepts politiques réducteurs dans lesquels on ne peut enfermer la tradition vivante d’Israël. Mais la récupération politique de la notion de Tikkun Olam et de “justice sociale” par la gauche juive américaine ne saurait effacer l’appel à la justice de la Bible hébraïque et des Prophètes, qui va bien au-delà d’un quelconque engagement politique partisan. Car l’idéal d’une société juste, en Israël,et ailleurs, reste encore à accomplir, et aucun parti ou mouvement ne peuvent s’en arroger l’exclusivité, de même qu’ils ne peuvent s’en affranchir. לשנה טובה תכתבו ותחתמו

© Pierre Lurçat

Notes

(1) Sur cette évolution dans le cas israélien, je renvoie à mes articles sur le sujet, et notamment http://vudejerusalem.over-blog.com/2020/03/comment-la-cour-supreme-a-pris-le-pouvoir-en-israel-1-le-fondamentalisme-juridique-au-coeur-du-debat-politique-israelien-actuel-pier

(2) J. Neumann, To heal the World? All point book 2018, sous-titré : “Comment la gauche juive corrompt le judaïsme et met en danger Israël”.

(3) Voir aussi sur ce sujet, Mitchell First, “Aleinu: Obligation to Fix the World or the Text?”, http://www.hakirah.org/Vol%2011%20First.pdf 

(4) Anecdote rapportée par Jonathan Neuman dans son livre To Heal the World?.

(5) On trouve un exemple quelque peu similaire en France avec la femme-rabbin Delphine Horvilleur, représentante très médiatisée d’un judaïsme-soft et politiquement correct, qui donne un “parfum” de judaïsme aux idées progressistes les plus en vogue.

Pierre Lurçat

Source: VUDEJERUSALEM.OVER-BLOG.COM, le blog de Pierre Lurçat, essayiste, écrivain et traducteur: L’actualité vue de Jérusalem, avec un accent particulier sur l’histoire d’Israël et du sionisme.

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5 Comments

  1. Pierre Lurçat est une belle plume. Dommage qu’elle sert à prêcher un discours approximatif.

    Il serait temps de cesser d’idolâtrer « la plus grande démocratie au monde » ou la « grande nation américaine ». Nous sommes témoins ces jours-ci d’un processus de clivage profond, désintégration morale, sociale, politique et même ethnique de cette « grande nation » qui pourrait très mal se terminer. J’abrège.

    Processus dont les racines ne datent pas d’hier ; avec justement la Cour Suprême comme à la fois cause et conséquence de la désintégration.
    Il s’agit d’un groupe de gens au pouvoir immense et nommés A VIE, anomalie flagrante sans équivalent « démocratique » ailleurs.
    En conséquence ils ne sont remplacés, à toutes fins utiles, qu’à leur mort ou presque ; certains ne sont plus depuis longtemps en état d’assurer leur mission mais RIEN ne peut les obliger à partir (c’était le cas de Bader-Ginsburg).
    La vénérable institution est donc souvent sclérosée….

    Ces gens dont la mission consiste à s’élever au-dessus de la politique politicienne sont désignés de manière éminemment politique : nommés par les politiciens (Président et sénat), leur penchants idéologiques, connus d’avance, motivent leur nomination.
    La Cour Suprême est donc une institution politicienne, en flagrante contradiction avec sa raison d’être.

    Sans oublier l’idolâtrie de la Constitution ; chaque politicien, militaire et haut-fonctionnaire US (Président compris) prête serment la main sur la Bible ( ???…) à défendre et protéger la Constitution ; RIEN d’autre.

    MAIS la vénérable constitution date de presque 250 ans et contient des anachronismes comme, entre autres, le deuxième amendement (droit de porter des armes, droit de s’organiser en milices…) ; la peine de mort, toujours pratiquée aux USA….
    Indéboulonnable, la constitution US. Car idolâtrée… Et rien n’y fait : ni les meurtres de masse quasi quotidiens par armes à feu ni rien.

    Et le sénat ? 100 sénateurs, car 50 Etats et deux sénateurs par Etat. Quelle que soit la population du « state »…
    Le Wyoming, population inférieure à 600 000, a deux sénateurs à Washington. Comme la Californie, population 40 millions… Un résident du Wyoming a 70 fois plus de poids au sénat qu’un californien…
    Or, le sénat pèse lourd dans les décisions. Tu parles d’une « grande » démocratie, Lurçat… D’une représentativité des institutions…

    Nous parlons d’un pays dont le taux d’emprisonnement (nombre de détenus par million d’habitants) est le plus élevé de l’OCDE.
    D’un pays qui connait deux fois plus de morts sur les routes (par million d’habitants) que la France ; vu l’état dégradé des routes et autres infrastructures publiques.
    D’un pays dont la longévité moyenne baisse et la mortalité enfantine augmente, contrairement au monde entier…

    N’en déplaise à Lurçat.

    • L’américanis1tion d’une société est ce qui peut lui arriver de pire. L’Angleterre et la France y ont perdu leur âme et n’ont gagné que l’abrutissement de masse, la division, le racisme, le fanatisme religieux, le puritanisme, la régression des libertés, l’ensauvagement et l’explosion des violences …

  2. Comme dit Alexandra82 ci-dessus cet article pèche par une glorification déplacée des USA. Mais pas que.
    L’auteur semble aussi nourrir une détestation obsessionnelle de ce qu’il appelle « la gauche juive américaine ».
    Au point d’émettre des doutes sur la « judéité réelle » de cette mouvance : « une nouvelle religion politique, qui n’a pas grand-chose à voir avec la tradition juive », dit-il.
    Ce qu’il devrait s’interdire car cela relève de la calomnie, לשון הרע.

    Surtout sachant que le courant qu’il vilipende ainsi représente, bon an mal an, au moins 75% des juifs américains ; le mandat Trump n’a quasiment pas changé cette donnée.

    Il se permet aussi de contester le sens originel de « Tikkun Olam » ; entre autres en proposant l’orthographe hébraïque לתכן עולם, voulant dire approximativement « programmer le monde » ou « bâtir le monde ».
    Or, cet orthographe est quasi inexistant aux sources.
    Le VRAI orthographe étant לתקן עולם : à savoir « réparer le monde » ou « rendre le monde conforme ». On le trouve la première fois dans la « Mishna », il y a 2000 ans… Et correctement orthographié.

    Le concept, contrairement à ce que dit Lurçat, est donc bien plus ancien que le « mouvement de la Réforme juive, né en Allemagne et implanté aux Etats-Unis au début du XIXe siècle ».

    Et il s’agit bien de justice sociale, l’idée étant que le Messie ne viendra (en simplifiant…) que dans un monde de justice et de charité.
    Il nous appartient donc de hâter sa venue en générant un tel monde ; d’où le « Tikkun Olam », la réparation du monde, sa préparation à la venue du Messie…

    • D’accord avec Jared. Par ailleurs, pas compris la note 5 : « exemple quelque peu similaire en France avec la femme-rabbin Delphine Horvilleur, représentante très médiatisée d’un judaïsme-soft et politiquement correct, qui donne un “parfum” de judaïsme aux idées progressistes les plus en vogue. ». De quoi on parle ? Quelles sont les idées progressistes qui ne devraient pas avoir le label judaïsme-pas-soft ?

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