Marc Knobel. Freeze Corleone : rap, sexisme, racisme et antisémitisme

Illustration : Freeze Corleone (YouTube).

Le premier album de Freeze Corleone est sorti le 11 septembre 2020 et provoque déjà une intense polémique.

Le rappeur Freeze Corleone vient de se fendre d’un clip particulièrement violent. Il y ressasse les pires théories complotistes, se lâche dans l’antisémitisme et y fait complaisamment l’apologie d’Hitler, du IIIe Reich et même du terroriste Mollah Omar. En voici quelques extraits significatifs :

« J’arrive déterminé comme Adolf dans les années 30 »
« Monte un empire comme le jeune Adolf, déterminé avec de grandes ambitions comme le jeune Adolf

Et, comme le constate Marianne, cette fascination à l’égard d’Hitler, on la retrouve dans d’autres clips :

« Déter’ (déterminé, ndlr) comme Adolf, années 40 pétasse », (« Purification », en featuring avec Alkpote, 2019).
« J’arrive déterminé comme Adolf dans les années 30 », (« Bâton Rouge », 2016).
« Négro, j’ai la dalle, j’arrive miché comme un Allemand en 1921 », (« 38 spécial », en featuring avec Roi Heenok, 2019).
« Déterminé avec des grandes ambitions négro, comme le jeune Adolf », (« KKK », en featuring avec Veerus, 2018).

Dans ce clip, on trouve aussi : « J’suis à Dakar, t’es dans ton centre à Sion » ; « Comme des banquiers suisses, tout pour la famille pour qu’mes enfants vivent comme des rentiers juifs » ; « Fuck un Rothschild, fuck un Rockefeller. »

Ce faisant, le rappeur utilise des expressions/des mots particuliers et d’un usage courant dans certaines cités. Ces mots actualisent et réactualisent les pires stéréotypes, forcément simplistes et anciens (le Juif et la puissance, le Juif et le pouvoir, le Juif et l’argent, le Juif, encore et toujours le Juif…). Ils ont pour fonction de le déshumaniser.

« Ici (ou ailleurs), l’antisémitisme n’est pas qu’un business, il est la chambre et l’antichambre de tous les caisses de résonance complotistes. Il est le centre et au centre de tous les délires et poncifs obsessionnels. »

Sur le modèle de son probable mentor, Dieudonné, Freeze Corleone veut non seulement dénier la qualité de victimes aux Juifs mais aussi leur attribuant les signifiants de leurs propres bourreaux, les nazis et pourquoi pas faire des Juifs les artisans du martyr noir et de l’esclavage. Pour Freeze Corleone, la mémoire de la Shoah a le tort d’effacer celle de l’esclavage ou de la colonisation : « Tous les jours R.A.F. (rien à foutre) de la Shoah ». Et, le rappeur de clamer : « Lin n sur V pour les concentrations J’suis à Dakar, t’es dans ton centre à Sion S/o les Indiens d’Amérique, s/o l’esclavage R.A.F. des *bip* ».

« Lorsque l’on écoute l’intégralité de la production de Freeze Corleone, on est d’abord marqué par la faculté à réunir tous les grands thèmes antisémites et complotistes, en parvenant à une synthèse entre la vieille imagerie néo-nazie et les nouvelles batailles « antisionistes » », écrit Paul Didier dans Marianne.  Ici (ou ailleurs), l’antisémitisme n’est pas qu’un business, il est la chambre et l’antichambre de tous les caisses de résonance complotistes. Il est le centre et au centre de tous les délires et poncifs obsessionnels.

Rap, racisme et ultra-violence ?

Éloignons-nous de Freeze et cherchons d’autres exemples. Ils sont plus anciens, mais ils sont caractéristiques et symptomatiques.

En novembre 2003, le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, annonçait son intention de porter plainte contre le groupe de rap Sniper, dont il jugeait les textes de chansons « antisémites », « racistes » et « injurieux ». Ce clip de 2001 était intitulé « La France. » 

Il entendait dénoncer des injustices commises contre les minorités, par la classe politique ou l’opinion publique. Mais, tout en dénonçant d’éventuelles discriminations et le racisme, le clip contenait des paroles d’une extrême brutalité. Il ne s’agissait plus à ce niveau-là de dénoncer quoique ce soit. Les extraits suivants sont significatifs :

« La France est une garce et on s’est fait trahir
Le système voilà ce qui nous pousse à les haïr
La haine c’est ce qui rend nos propos vulgaires
On nique la France sous une tendance de musique populaire
On est d’accord et on se moque des répressions
On se fout de la République et de la liberté d’expression
Faudrait changer les lois et pouvoir voir
Bientôt à l’Élysée des arabes et des noirs au pouvoir.
»

En novembre 2005, le député UMP de Moselle François Grosdidier, saisissait le ministère de la justice. Dans l’album « FranSSe », avec deux S typographiés SS comme les initiales de la Schutzstaffel (SS), Richard Makela, alias Monsieur R., choquait. Pourquoi et que disait Monsieur R. dans les passages les plus controversés ? Il comparait la France au régime nazi : « Mes frères musulmans sont haïs. Comme mes frères juifs à l’époque du Reich de l’Allemagne des nazis. »

Lors du refrain où Monsieur R chante : « La France est une garce n’oublie pas de la baiser, jusqu’à l’épuiser, comme une salope faut la traiter », on voyait deux femmes seins nus ne portant qu’une toute petite culotte à peine visible, en agitant un drapeau français.

« La culture de l’excuse »

Là encore, on retrouve les mêmes expressions insultantes, les mêmes comparaisons abusives, les mêmes excès, la même brutalité sexiste sous couvert de dénoncer de réelles injustices (les discriminations) et/ou le passé colonial de la France. Pour sa défense, le rappeur déclarera stigmatiser des dirigeants parlant au nom de la France, qu’il accuse de néo-colonialisme et parce qu’ils vont/sont à rebours des valeurs d’ouverture de son pays d’adoption :

« La France a des obligations vis-à-vis de ceux qu’elle a humiliés, déportés, exploités. Ne pas en parler, c’est continuer à nier une partie de notre identité. Quand la France aura réussi à assumer son passé et comprendra que sa richesse est sa diversité, le modèle français pourra devenir un exemple. »

On notera la contradiction entre les paroles du clip et l’interview ou le propos est considérablement adouci. Les clips et les chansons se vendent, il s’agit d’un commerce juteux. Il semblerait que pour vendre, il faille en rajouter dans les excès en tout genre.

Le député François Grosdidier désignait également les membres du groupe Lunatic formé par Booba et Ali, en 1994. Quelques extraits étaient particulièrement significatifs : « Quand j’vois la France jambes écartées, j’encule sans huile […] Tu, m’dis : la France un pays libre ; […] attends-toi à bouffer du calibre. J’rêve de loger dans la tête d’un flic une balle de G.L.O.C.K. »

Par la suite, cent cinquante-trois députés et 49 sénateurs, majoritairement de droite, demandèrent au ministre de la justice, Pascal Clément, d’ « envisager des poursuites » à l’encontre de sept groupes de rap, parmi lesquels 113Ministère Amer et les chanteurs Fabe et Salif.

Interrogé par Le Monde, un spécialiste du rap français s’étonna d’une telle démarche. Aux députés, il répondait que s’ils sont violents, « c’est parce qu’ils s ont issus d’un milieu extrêmement violent. Il ne faut pas s’attendre à un angélisme de leur part. Après la polygamie, les rappeurs seraient aussi responsables des émeutes des banlieues. C’est d’un mépris incroyable ! »

Ce qui est frappant dans ce commentaire, c’est cette culture de l’excuse. Cette facilité à considérer que parce que l’on proviendrait d’un milieu défavorisé et violent, il ne faudrait pas en sortir et s’attendre à autre chose que d’exprimer de la violence, fut-ce dans l’art. Par ailleurs quelle influence pourrait avoir -dans certaines cités- des paroles qui attisent la haine et incitent à la violence ? Les jeunes sont bien influencés par les canons de la mode, le cinéma, etc., pourquoi certains d’entre eux ne seraient-ils influencés par la rage de leurs idoles ?

« Personne n’empêche personne d’écrire/de parler/d’exprimer des propos “très durs contre l’Etat”. »

Cependant, si l’on ne peut exclure que ces groupes de rap sont aussi exploités par certains politiques, pour dénoncer plus généralement les jeunes, les banlieues, l’immigration, l’étranger, etc., on peut tout aussi bien admettre que certains députés ont été choqués parce que justement ces paroles ne contribuent en rien à l’apaisement, au dialogue, à la rencontre entre les autorités et les artistes, leurs représentants, des jeunes. Sont-ils forcément d’extrême droite ?

En réponse aux attaques dont il avait fait l’objet, Monsieur R évoquera le « retour de la censure ». Pour lui, l’initiative de ces parlementaires relevait « non seulement de la censure mais du racisme ». Le rappeur contestait les accusations de racisme anti-français et l’idée que le rap ait pu avoir une quelconque influence dans les récentes violences urbaines. « Je n’accepte pas d’être traité de raciste, on peut avoir une vision critique de la France sans être anti-français ni raciste », avait-il expliqué aux différents médias qui n’avaient pas cessé de le solliciter depuis le début de cette affaire. « Quand Brassens a des propos très durs contre l’Etat, tout le monde applaudit car il fait partie du patrimoine culturel français. Mais quand ce sont des jeunes colorés, on veut les traîner en justice. Il y a deux poids deux mesures », avait ajouté le rappeur.

Conclusion toute provisoire

Justement, il y a là, une incroyable confusion. Personne n’empêche personne d’écrire/de parler/d’exprimer des propos « très durs contre l’Etat ». Les critiques sont posées tous les jours, sous toutes les formes possibles. Elles émanent de la presse qui informe ; de politiques qui critiquent des politiques menées et des dysfonctionnements ; d’artistes, d’intellectuels, d’associatifs qui relèvent les manquements, les fautes, les erreurs, dénoncent les abus, posent des questions, demandent des réponses. Ainsi fonctionne notre démocratie. Par contre, en démocratie, le respect est essentiel, il n’implique pas de cracher contre le pays où l’on vit, d’insulter et de menacer et/ou d’appeler à la violence. La liberté d’expression ne peut pas et ne doit pas être le prétexte à des dérives incitant à la haine ou à la violence. C’est aussi simple que cela.

Une partie de la jeunesse trouve probablement des repères dans le Rap, pour exprimer ses attentes, ses peines, sa révolte. Mais, aucun cri n’est audible lorsqu’il s’agit de banaliser le racisme, de faire l’apologie du nazisme, de vouloir tuer des policiers. Cette musique n’est alors qu’un cri absurde, un flot de paroles assourdissant, violent qui exprime un « clash » (un choc, un accident, un combat) le clash des mondes, de mondes qui ne se comprennent plus, qui ne se voient plus, qui ne s’entendent plus.

Source: La Revue des Deux Mondes. 22 septembre 2020

Marc Knobel, Historien et ancien membre du Conseil scientifique de la Délégation Interministérielle de Lutte contre le Racisme, l’Antisémitisme et la haine anti-LGBT, est auteur notamment de « Haine et violences antisémites. Une rétrospective 2000-2013 » (Berg International, 2013).

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