Renée Fregosi. Fin de la revue Débat: “L’invective, le conformisme et le copier-coller ont remplacé le dialogue!”

La décision de Pierre Nora de mettre un terme à la parution de la revue «Le Débat» est emblématique de la dégradation dans nos sociétés modernes du débat démocratique qui avait pris forme au siècle des Lumières, regrette Renée Fregosi.

Pierre Nora.
Pierre Nora. Hannah Assouline/©Hannah Assouline/Opale/Leemage

Le 29 août dernier, Pierre Nora annonçait dans un entretien à l’Obs l’arrêt de la parution de la revue Le Débat. Cette décision justifiée par la diminution constante du nombre d’abonnés et l’évolution du lectorat de la revue est emblématique de la dégradation progressive du débat démocratique dans nos sociétés occidentales. Le mouvement vient de loin évidemment mais s’est accéléré dans la dernière période. L’invective, le conformisme et le copier-coller ont remplacé le dialogue, et la recherche sinon d’un accord, au moins de la construction d’un désaccord pacifique. Même dans les quelques cercles de plus en plus rares et restreints où l’on discute encore, il faut parfois se gendarmer pour y retrouver l’élégance et la gentillesse de l’échange de points de vue divergents ou tout simplement différents.

En 2004, Marcel Gauchet disait dans son ouvrage Un monde désenchanté ? (Éd. Pocket-Agora, p. 10): «Je ne connais pas de discussion intellectuelle plus salubre et plus fructueuse que celle qui consiste à se soumettre à l’interrogation d’interlocuteurs dont les références, les modes de raisonnement et les curiosités vous emmènent loin, parfois, de l’univers qui vous est familier». C’est ce mode de penser qui s’est installé durablement en Occident à partir de la Renaissance. Avec la sécularisation de la politique, la «dispute» (disputatio en Latin), la «controverse» est en effet sortie du cénacle théologique médiéval et du «monde clos», pour se lancer à la conquête des esprits des élites et des peuples, et de «l’univers infini» (selon l’expression d’Alexandre Koyré pour définir ce moment de basculement de l’Occident).

Mais c’est surtout à partir des 17e et 18e siècles avec ce qu’il est convenu d’appeler la Philosophie des Lumières (Aufklärung en allemand, Illuminismo en italien, Enlightenment en anglais, Ilustración en espagnol) que le débat démocratique a pris forme moderne. Faire usage de sa raison, critique, polémiste, discuteuse, argumentative, persuasive, organise de fait le pluralisme des idées, leur confrontation, leur débat, leurs synthèses, leurs évolutions. Les Lumières (de la raison) sont de la pensée en acte, des actes de penser, et partant, mise en forme d’idées et mise en œuvre d’actions (éditrices, pédagogiques, sociales et politiques). Le mouvement intellectuel et politique des Lumières, visant tout autant la libération des esprits que des corps, inspira en effet directement les changements institutionnels fondant la laïcisation des États (sur des modes divers selon les pays). Globalement, les États s’émancipaient du religieux et les individus prenaient leur autonomie par rapport aux appartenances communautaires (familiales, claniques, religieuses, ethniques…). Et la démocratie comme type de société et de régime politique se structurait autour du principe du libre choix (versus le principe autoritaire de l’imposition).

Or aujourd’hui, le délitement des démocraties produit des phénomènes sociaux délétères: abandon de territoires par les pouvoirs publics à des formes substitutives de solidarités et de secours – communautaires et mafieuses -, développement de zones de non-droit, renoncement à une intégration culturelle universaliste par des moyens différenciés adaptés, renoncement à une redistribution continue du capital vers le travail et à un encadrement républicain de l’ascension sociale. Au cœur même des régimes démocratiques, et souvent à travers la revendication démocratique, se sont alors installés de nouveaux processus divers conduisant à la monopolisation des pouvoirs et à la sujétion des esprits. Produits monstrueux de la modernité et de l’archaïsme, et promoteurs d’une revalorisation très contemporaine de la violence «révolutionnaire», ces phénomènes divers sont organisés autour des revendications de «justice» et de «respect de la sensibilité».

Violences physiques et violences verbales de différents types se font ainsi écho. À la fois auto-référencées et en appelant à des valeurs contraires aux idéaux universels, ces manifestations tendent à imposer autoritairement leur loi simpliste. Face à l’injustice prétendument faite au «peuple», aux «dominés» et de plus en plus souvent désormais aux «anciens opprimés», aux descendants de tous les «dominés, victimes de racisme, colonisés par les occidentaux, esclaves des Blancs», s’abattrait le juste châtiment des coupables par des justiciers auto-proclamés, voix des «communautés», du peuple ou de Dieu, ce qui revient au même en somme. Et les «dominants», les colonisateurs, les esclavagistes, les Blancs et toute leur descendance sont interdits de parole, sauf à faire en boucle leur mea culpa, à se répandre en repentance et à implorer -sans espoir de jamais l’obtenir au demeurant- le pardon des victimes.

Dans ce contexte, tout débat est évidemment non seulement inutile et vain mais impossible et même interdit, proscrit, répudié, banni a priori et sans recours. Les mots sont détournés de leur sens, les charges de la preuve retournées, les argumentations prennent la forme de syllogismes ou de théories complotistes, les attaques ad hominem se font menaçantes. L’agression verbale recouvre et légitime la terreur en acte. Provocations et terrorisme intellectuels, pensées de l’orthodoxie, idéocraties totalitaires justifient et accompagnent les violences physiques contre les biens et les personnes. Et l’anathème de l’appartenance à une prétendue «facho-sphère» ou simplement au groupe des dits «réacs», est lancé tous azimuts à l’égard des politiques et des intellectuels qui osent encore braver la doxa anti-occidentale et le prêchi-prêcha multiculturaliste.

Ce sont les fondements mêmes de la démocratie qui se délitent sous les coups de boutoir d’une agressivité toujours plus sûre d’elle et d’une lâcheté toujours plus partagée. Dans son interview, Pierre Nora nous invite à continuer le combat, mais qu’il est dur de sauvegarder «la forme ultime d’une tradition profondément enracinée dans la culture française depuis deux siècles»!

Source: Figaro Vox. 3 septembre 2020


Renée Fregosi

Renée Fregosi, philosophe et politologue, a publié en 2019 Français encore un effort… pour rester laïques! aux Editions L’Harmattan.

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