Cyrille Vanlerberghe. Chloroquine: Surgisphere, cette entreprise fantôme au cœur du scandale du Lancet

Cette start-up américaine est soupçonnée d’avoir fourni des jeux de données entièrement falsifiées à plusieurs équipes. Une fraude aussi grossière porterait un coup terrible au monde de l’édition scientifique. Trois des quatre auteurs de l’étude publiée dans The Lancet se sont rétractés jeudi.

Une plaquette d’hydroxychloroquine. Ce médicament était accusé, selon le «Lancet», d’augmenter le nombre de décès du Covid-19. NARINDER NANU/AFP

Comment une petite start-up américaine, Surgisphere, a-t-elle pu avoir un impact aussi grand sur la santé publique mondiale? Du jour au lendemain, elle a fait changer des politiques sanitaires dans de nombreux pays, dont la France, et entraîné la suspension du plus grand essai clinique sur le Covid-19 par l’OMS. Le tout avec des données sur lesquelles les accusations de fraude deviennent de plus en plus flagrantes, mettant désormais en doute le sérieux des plus grandes revues scientifiques, dont The Lancet.

Vous ne connaissiez pas Surgisphere? C’est normal. L’entreprise était totalement inconnue du grand public et des spécialistes il y a encore quelques semaines. Mais tout a basculé avec la publication le 22 mai dans la prestigieuse revue The Lancet d’une étude se basant sur les données que Surgisphere dit avoir collectées dans des centaines d’hôpitaux dans le monde, sur des dizaines de milliers de malades. Les résultats ont eu un retentissement planétaire: non seulement l’hydroxychloroquine n’avait aucun effet contre le coronavirus, mais elle augmentait fortement les risques de décès, et encore plus quand elle était associée à un antibiotique du type azithromycine, le double traitement que préconise le Pr Didier Raoult. Quelques jours plus tard, la grande majorité des essais cliniques menés dans le monde pour évaluer de manière rigoureuse l’efficacité de la chloroquine ou de ses dérivés, dont celui coordonné par l’OMS, Solidarity, étaient suspendus.

Nous ne pouvons plus nous porter garant de la véracité des sources des données primairesTrois des quatre auteurs de l’étude publiée dans «The Lancet»

Mais aujourd’hui, avec deux semaines de recul, plus aucun spécialiste ne croit aux résultats de cette étude. La revue The Lancet elle-même a publié le mercredi 3 juin une mise en garde pour «alerter les lecteurs sur le fait que de sérieuses questions scientifiques ont été portées à (son) attention». Un coup de tonnerre dans le monde de l’édition scientifique: «C’est une procédure totalement inhabituelle, remarque le Pr François Chast. Toute cette histoire est très embarrassante pour The Lancet, mais l’impact est malheureusement plus large que cela, puisque cela fait peser des doutes sur l’ensemble des publications scientifiques.»

Le New England Journal of Medicine en particulier est menacé pour avoir publié une autre étude réalisée à partir de données de Surgisphere. Il s’agissait cette fois de médicaments contre la pression artérielle dont on se demandait s’ils pouvaient augmenter les risques de Covid. Une troisième étude, une prépublication sur l’ivermectine, un médicament antiparasitaire pour lequel les auteurs annonçaient une efficacité spectaculaire contre le Covid-19, est également remise en cause. «Début avril, une étude australienne avait montré que l’ivermectine avait un effet in vitro contre le Sars-Cov-2. Et quelques jours plus tard seulement, cette grande étude américaine venait le confirmer sur des centaines de patients», rapporte Carlos Chaccour, spécialiste de l’ivermectine, professeur à l’Institut de santé globale de Barcelone (ISGlobal) et l’un des premiers à exprimer des doutes sur les résultats de l’étude. «Le gros problème, c’est que l’ivermectine a effectivement un effet sur le coronavirus sur des échantillons en laboratoire, mais à des doses 50 fois supérieures à celles qu’on peut avoir dans le sang d’un malade qui prend ce traitement.»

Les trois études suspectes ont toutes trois auteurs en commun. Deux d’entre eux, le Pr Mandeep Mehra et le Dr Amit Patel, sont des cardiologues de haut niveau. Le premier dirige un service du Brigham and Women’s Hospital à Boston, qui est lié à la très prestigieuse Harvard Medical School. Ces deux spécialistes, avec le professeur Frank Ruschitska, cardiologue ayant participé à l’étude controversée, ont demandé jeudi la rétractation de l’article publié dans le Lancet. Tous mettenten cause le troisième auteur, le Dr Sapan Desai, fondateur et PDG de Surgisphere. C’est sur ce dernier, et sa mystérieuse petite entreprise, que se concentrent désormais les soupçons.

Les premières critiques ont été relayées par le quotidien britannique The Guardian la semaine dernière. Des scientifiques se sont aperçus que l’étude faisait état de 73 décès dans six hôpitaux australiens, alors que le pays n’avait déclaré que 67 décès à la même date! Autre bizarrerie, la moitié des patients australiens prenaient de la chloroquine, alors que seule l’hydroxychloroquine est autorisée dans le pays. Dans l’étude sur l’ivermectine, Carlos Chacour note qu’elle comporte 3 patients africains hospitalisés en réanimation… quand il n’y a en réalité que 2 malades répertoriés sur l’ensemble du continent à cette date!

«En me plongeant dans le tableau de données, je me suis aperçu que les patients en Asie avaient exactement le même taux de diabète que ceux en Amérique, qui avaient pourtant un indice de masse corporelle 4 points plus élevés, rapporte le Pr Philippe Froguel, spécialiste du diabète, et professeur au CHU de Lille et à l’Imperial College de Londres. C’est impossible quand on connaît la corrélation entre le surpoids et le diabète.»

Face aux critiques qui arrivent désormais de scientifiques du monde entier, le Dr Sapan Desai se retranche derrière des clauses de confidentialité qui empêcheraient Surgisphere de divulguer les données et même les noms des hôpitaux partenaires… Les dizaines de grands hôpitaux interrogés à travers le monde affirment tous n’avoir aucun lien avec Surgisphere. Sur Linkedin, l’entreprise n’avait que six employés, parmi lesquels une actrice de films érotiques et un auteur de science-fiction. Mais aucun scientifique. «Il faut se rendre à l’évidence, Surgisphere est en fait une coquille vide. Les données sont incohérentes et matériellement impossibles à collecter dans autant d’établissements sans qu’aucun partenariat ne soit mentionné. La seule explication qui tienne, c’est que les données sont inventées de toutes pièces, assène le Pr Philippe Froguel. Le Lancet n’a clairement pas fait le travail de vérification nécessaire avant publication, mais pour sa défense, cette fraude est tellement énorme qu’elle était en fait inimaginable.»

Source: Le Figaro. 6 juin 2020.

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