Carol Mann. Non, nos vieux ne sont pas des déchets!

Que pendant les quinze ou vingt dernières années de sa vie un homme ne soit plus qu’un laissé pour compte, cela manifeste de l’échec de notre civilisation : cette évidence nous prendrait à la gorge si nous considérions les vieillards comme des hommes, ayant une vie d’homme derrière eux, et non comme des cadavres ambulants. (Simone de Beauvoir : La Vieillesse, Paris 1970)

femme kurde en résistance à Rojava. © www.womendefendrojava.net Femme kurde en résistance à Rojava. © www.womendefendrojava.net

Parmi les éléments les plus alarmants du vécu de la crise du COVID, le taux de mortalité chez les personnes âgées dans les pays occidentaux constitue un facteur des plus inquiétants mais révélateurs.

Les statistiques indiquent qu’en moyenne, 80 % des décès concernent des personnes âgées de plus de 70 ans dont la moitié vivait en maison de repos (EHPAD en France), auxquels s’ajoutent une bonne partie de leurs contemporains habitant seuls.

Les reportages ont revelé une série de scandales qui n’avaient rien de secret : le délabrement, la médiocrité des services, les mauvais traitements infligés aux seniors et la négligence médicale sont apparus au grand jour. Comme l’a affirmé sans détour Florence Aubenas: Disons-le clairement, la situation sanitaire qui règne aujourd’hui dans les Ehpad de la sixième puissance mondiale est dramatique.

Le propos n’est pas ici de faire le procès de ces institutions dont la partie privée à but strictement lucratif est en pleine croissance, mais de poser des questions sur le fait de vieillir et de vivre en tant que vieux, anciano, viejo, alter dans nos sociétés supposées avancées.

 Qui étaient ces centaines de milliers de cadavres qui ont été incinérés tels des déchets souvent dans l’anonymat total ? De toute évidence, ils étaient déjà des parias, les intouchables de nos castes occidentales, ce qu’on avait déjà constaté lors de l’hécatombe de la canicule de 2003. La vive émotion suscitée alors est retombée trop rapidement, suivi d’un silence assourdissant.

Si nous prenons l’âge moyen comme étant de 80 ans, il s’agit donc de la génération née pendant la guerre, vers 1940, ayant connu la faim, les privations à des degrés différents lors de leur petite enfance. Ils ont été élevés parfois par des grands-parents. L’espérance de vie ne dépassait alors pas 60 ans. Cette génération a gagné de son vivant au moins 20 ans, grâce au progrès médical le plus spectaculaire de tous les temps. En dépit de ce rallongement spectaculaire, l’âge de la retraite, 65 ans en 1945 est passé à 62 ans aujourd’hui.

Devant l’hécatombe actuelle, il est permis de se demander à quoi a servi cette vingtaine d’années supplémentaires si c’est pour terminer dans des conditions aussi abjectes. Bien entendu, ces personnes ont pu atteindre cet âge respectable se trouvent dans un meilleur état de santé que les sexagénaires de leur époque, du moins pour une certaine catégorie sociale. Selon les chiffres de l’INSEE, l’écart entre l’espérance de vie entre les hommes les plus riches et celle des plus pauvres est de douze ans.

Et pourtant, l’un et l’autre à partir de 84 ans en moyenne, ont de fortes chances de finir leurs jours isolés et souvent appauvris, chez eux ou alors hébergés, disons plutôt internés, dans une maison de dite de repos à partir du moment où est décrétée  leur incapacité à vivre de façon autonome. Et en dépit de ce que l’on imagine, même si elle souffre à degrés différents de pathologies liées au grand âge, la majorité est une pleine possession de ses moyens – l’Alzheimer ne touchant qu’un tiers de la population internée. Cette incapacité trahit en fait des principes de l’économie de marché. Improductifs (s’ils n’ont pas de quoi investir), leur pouvoir d’achat réduit leur capacité de consommer, donc n’en font que des bouches inutiles à nourrir – où peut-être un jour à euthanasier en masse.

 Selon la logique capitaliste dominante, il est entendu que la décision d’un placement en institution revient aux actionnaires, à ceux qui investissent financièrement, soit l’État et la parentèle du vieillard. Cette décision n’est généralement pas prise par les principaux intéressés eux-mêmes ; elle constitue toujours la pire des solutions dans la mesure où c’est un arrachement brutal à tout repère familier qui les précipite dans un mode de vie collectif avec des inconnus. Aller simple vers une destination définitive, comme l’a dit l’éminente gérontologue Geneviève Laroque : Cela signifierait-il qu’admis dans ce lieu on n’a plus qu’à y mourir, à s’y laisser mourir, à y être abandonné pour mourir. De plus, la vie paraît singulièrement écourtée, puisque la moitié des internés décède moins de deux ans après leur arrivée. Le règlement intérieur y contribuerait-il ? Horaires stricts, sexualité interdite, circulation limitée, infantilisation à tous les niveaux, soins expéditifs en raison de personnel insuffisant (parce que trop mal payé) et peut-être bien l’administration incontrôlée de calmants, ce qui est apparu avec la controverse concernant l’utilisation du Rivotril.

 Nous vivons ainsi une version dépourvue de dignité de l’antique tradition japonaise montrée dans le film La Ballade de Narayama (1983) du réalisateur Shôhei Imamura : à 70 ans, les villageois allaient mourir volontairement au sommet du mont Narayama, où se rassemblaient les âmes des morts. Si le sacrifice ici avait été consenti, c’est loin d’être universellement le cas dans cette Europe de la longévité et de la rentabilité.

 On se souviendra aussi que ces lieux d’hébergement prennent la suite en version édulcorée des hospices et des mouroirs d’antan qui servaient à enfermer les exclus de la société : indigents, criminels, fous, prostituées, vieillards isolés. Certes aujourd’hui, tout comme dans les prisons, les internés ont acquis – plus et surtout moins comme on l’a vu actuellement, le droit d’être nourris et soignés. Cependant le principe d’exclusion du monde des vivants est demeuré intact : ce qui a changé, c’est le standard devenu irréconciliable avec cette classe d’exclus. Désormais, cette norme est constituée de jeunes bien portants, de préférence actifs et surtout consommateurs frénétiques.

 Dans nos sociétés, la personne âgée de 80 ans et plus est souvent considérée un fardeau pour ses proches qui ne peuvent pas ou ne veulent pas s’en occuper. Quitte à payer le prix fort dans une maison de retraite, de 2 000 € à 5 000€, sachant que la retraite moyenne est de 1099 € euros mensuels, Le sacrifice financier que cela implique souvent pour les proches, voire l’éventuel sentiment de culpabilité semble préférable à la perspective d’accueillir une grand-mère chez soi – car trois quarts des internés sont des femmes.

Vieillir parmi les siens, entouré de ses proches, ne fait plus partie des configurations familiales occidentales, ni même dans une configuration para-familiale envisageable aujourd’hui, soit dans un lieu de vie choisi, avec des amis. Selon l’Insee, les seniors sont les ceux qui vivent le plus souvent seuls : 26 % des hommes et 62 % des femmes de plus de 80 ans sont dans ce cas. La définition de la famille (pour l’immobilier, pour les biens de consommation, genre IKEA) est nucléaire par excellence, soit parents + I.5 enfants. Et pour la moitié d’entre eux, un animal de compagnie infiniment plus fréquent à domicile qu’un aïeul…Les ensembles inter-générationnels sont bannis des représentations, voire de plus en plus souvent dans l’espace public (tête blanches dans les concerts classiques, chevelures bleues dans les bars) Quant aux façons alternatives de vieillir en communauté, du style la collectivité Babayagas, elles ne sont guère encouragées et c’est bien pourtant là, en vue de l’évolution actuelle du modèle familial occidental, qu’il faudait investir.

En attendant, les personnes âgées ont non seulement disparu des représentations, mais aussi de la réalité de la vie actuelle, ce que l’hécatombe du COVID 19 nous a rappelé. Nous sommes condamnés à la parade d’une éternelle jeunesse, puisque dans cet Occident qui s’enorgueillit de la longévité de ses habitants et en fait une marque de civilisation, la vieillesse, comme la mort est un accident de parcours honteux à cacher avec ses premiers cheveux blancs.

Et pourtant, c’est en plein milieu de la vie qu’on est décrété “senior”. Dans les entreprises, l’étiquette est accolée à partir de 45 ans. Voire avant. Dans une interview paru dans le Monde, une secrétaire raconte « Jusqu’à 35 ans, ça allait, j’arrivais à trouver des contrats sans problème, ou au moins de l’intérim. Mais après 40 ans, il y a eu comme une barrière, c’était comme si j’avais franchi une ligne invisible.

Pourtant, selon les dernières statistiques, l’âge moyen du citoyen de l’Union Européenne est de 43, 1 % ; autrement dit, plus de la moitié de la population est constituée de presque-seniors. Pire encore, le nombre de personnes âgées de plus de 65 ans dépasse celui des enfants de 15 ans : la moyenne des populations est de 19,4 % pour les vieux et 15,6 % des plus jeunes, écart qui ne cesse de se creuser. D’ici l’an 2050, une personne sur trois sera âgée, vraisemblablement retraitée, non-productive et pauvre si on continue sur la ligne actuelle. Et une seule sur sept sera un enfant…

Force est de constater qu’il faudra changer de modèle de société parce qu’on ne peut pas mettre au rebut un tiers de ses membres. Ce n’est pas uniquement un problème d’une éventuelle retraite financée par les “jeunes” (en voie de diminution) pour les “vieux” (en augmentation exponentielle). Comme l’a dit Simone de Beauvoir dans son essai “La Vieillesse ” (à redécouvrir d’urgence): la vieillesse n’est pas seulement un fait biologique, mais un fait culturel.

On se souviendra qu’Ursula van Leyen, la présidente de la Commission européenne, désirait que toute la population de plus de 65 ans soit confinée jusqu’à la fin de l’année, ce qui a suscité un tollé auprès des personnes concernées. La pétition intitulée “non à la sortie plus tardive du confinement pour les seniors” a recueilli quelque 86 000 signatures de “Seniors en forme” et a obligé au gouvernement de reculer. On a oublié qu’on ne peut pas mettre tous les vieux dans le même sac : un baby-boomer de 65 ans en 2020 est généralement en meilleur état qu’un nonagénaire, d’autant que, pour le moment encore, le niveau de vie des nouvellement retraités est en moyenne supérieur à celui de l’ensemble des actifs. La longévité impose de repousser le curseur.

Ce n’est pas pour autant qu’il faille rejeter les plus anciens. Il faudra aller plus loin et une réflexion urgente sur ce que constitue le processus du vieillissement aujourd’hui s’impose, avec ses phases aussi complexes que le passage de l’enfance à adolescence. La revalorisation et la réintégration des seniors (en forme ou non) dans nos sociétés s’imposent d’urgence avec leur participation en tant que sujets des stratégies à élaborer et non l’objet de celles imaginées par des jeunes bureaucrates. C’est ce qui ressort de la concertation Grand âge et autonomie[ commanditée par l’État en octobre 2018 dont on attend toujours sa traduction en projet de loi. Que l’on veuille ou non, une gérontocratie du moins partielle, mais éclairée, inclusive et égalitaire est l’avenir de nos sociétés.

 Le COVID est là pour nous rappeler notre classe d’âge et le sort qui nous est dévolu par nos sociétés. S’il a été longtemps possible d’affirmer que l’on pouvait juger de l’évolution d’une société par la façon dont on traitait les enfants, il est évident que le degré de considération accordé aux anciens est tout aussi révélateur.

En attendant que l’État prenne enfin en considération l’urgence de ce problème, restons sur la colère toujours percutante de Simone de Beauvoir: Que pendant les quinze ou vingt dernières années de sa vie un homme ne soit plus qu’un laissé pour compte, cela manifeste de l’échec de notre civilisation : cette évidence nous prendrait à la gorge si nous considérions les vieillards comme des hommes, ayant une vie d’homme derrière eux, et non comme des cadavres ambulants.

Carol Mann, senior en colère  est sociologue et spécialiste de l’étude du genre et conflit armé,  chercheuse associé au L.E.G.S. Paris VIII, fondatrice de l’association Women in War

Carol Mann

25 mai 2020. Le Blog de Carol Mann

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2 Comments

  1. C’est à Aurore Bergé qu’il faut dire cela. Cette obscure députée de LREM.
    Cette idiote pense que nous les personnes âgées ne devrions plus avoir droit de voter ne d’avoir d’opinions.
    ROSA

  2. J’ai environ 40 ans mais quand je vois la façon dont les personnes âgées sont traitées et même publiquement insultées en France, je suis horrifié. Le mépris des personnes âgées, le mépris des handicapés et le mépris des classes défavorisées sont fortement ancrés dans la France du vingt et unième siècle. Et macroniste.

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