Pascal Bruckner. «Non à l’ehpadisation générale des plus de 65 ans!» Par Eugénie Bastié

Pascal Bruckner

L’écrivain, auteur d’Une brève éternité. Philosophie de la longévité (Grasset, 2019), réagit aux propos d’Ursula van der Leyen et de Jean-François Delfraissy au sujet du confinement prolongé des seniors.

Eugénie Bastié – Que vous inspire la perspective d’un confinement prolongé pour les plus de 65 ans?


Pascal BRUCKNER. – Je ne voudrais pas me transformer en oracle qui pontifie sur tout, statue sur le monde d’après et le monde d’avant, mais sur ce sujet précis je réponds catégoriquement non: le reconfinement des personnes âgées jusqu’en septembre et pourquoi pas Noël est anticonstitutionnel et brise le principe d’égalité. La constitution d’une classe d’âge, coupable d’être née au milieu du XXe siècle, en bouc émissaire de la nation fait partie de ces idées absurdes conçues pour apaiser notre désarroi. En premier lieu, ceux qui la soutiennent sont eux-mêmes chenus, à commencer par le professeur Delfraissy, bientôt 72 ans, hyperactif, et qu’on voit mal renoncer à ses responsabilités. Tous ces médecins prêcheurs et sermonneurs sont les meilleurs ennemis de leurs propres recommandations. De quoi s’agit-il? D’une vieille marotte utilitariste qui consiste pour le bien-être d’une population à sacrifier une partie de ses membres. C’est le fameux dilemme de la barque pleine à ras bord dans une mer déchaînée: qui va-t-on sacrifier pour sauver le reste des passagers? La réclusion générale des séniors jusqu’aux premiers frimas est une façon de leur faire payer les déficiences du système médical: on choisit d’enfermer les aînés jusqu’à nouvel ordre, pour libérer des lits en réanimation. Absurdité: le simple fait qu’ils aient déjà la possibilité de sortir une heure par jour les expose aux aléas du virus. Ou alors il fallait les incarcérer d’emblée.

Eugénie Bastié – Dans votre livre Une brève éternité, vous évoquez «l’été indien» qu’est devenue la vieillesse. Avec cette crise, ne veut-on pas faire entrer à l’Ehpad toute une génération qui se sent en pleine forme?

Pascal Bruckner.- Oui, c’est l’ehpadisation générale des plus de 65 ans. On infantilise les aînés sous couleur de les protéger. On méconnaît les progrès du demisiècle passé et que nous avons gagné entre vingt et vingt-cinq ans d’espérance de vie en relativement bonne santé. La vieillesse vieillissante a reculé, nous jouissons d’un nouveau printemps en automne et nous avons réussi à repousser l’hiver au plus loin dans les saisons. On nous serine que la mort et la vie sont intimement liées, que nous devons accepter cette loi implacable: certes, mais le génie de la modernité est d’avoir déplacé le curseur et d’avoir retardé l’instant du dénouement. À 60, 70, 80 ans, nous éprouvons la joie absurde d’être encore vivants et actifs à l’âge où nos grands-parents avaient déjà un pied dans la tombe. C’est une saison équivoque entre la grâce et l’effondrement et ce n’est pas rien. La vraie question est: qui est vieux et à quel âge? Un septuagénaire en bonne santé est moins à risque qu’un obèse de 40 ans.

Eugénie Bastié – Le risque n’est-il pas d’ôter des raisons de vivre à toute une population qu’on voudrait pourtant protéger?

Pascal Bruckner.- Vieillir, c’est entrer dans le temps court, déployer des avenirs brefs. Chaque jour est le premier jour du reste de notre vie, comme disent les Anglo-Saxons, et ce reliquat se contracte à mesure que l’on avance dans le temps. Prendre de l’âge, c’est entrer dans l’ordre du calcul: tout nous est compté, chaque heure qui passe amenuise les options. Sacrifier un printemps, un été, c’est pour beaucoup d’hommes et de femmes piétiner des saisons qui ne reviendront peut-être jamais. Cette rupture du lien entre les générations peut faire mourir les gens de chagrin, relancer les maladies latentes, tout cela au nom du rêve sordide de voir s’éclipser une classe parasite pour laisser la place aux plus verts. Tout le monde dans les jeunes générations n’a pas envie de balancer parents et grands-parents par-dessus bord. Vivre, c’est toujours vivre au milieu des autres: un invisible cordon ombilical nous relie à eux – même s’il s’agit simplement de faire des courses et de voir nos frères humains autour de nous, de les saluer. Pouvoir embrasser un être cher, regarder ses proches, déambuler dans la cité est un facteur de rajeunissement du cœur et de l’âme aussi fort que les médicaments. On peut imaginer un déconfinement au cas par cas
selon l’état de santé de chacun ou d’entourer chaque sortie de précautions pour les plus faibles mais on ne peut pas ne pas envisager le déconfinement pour tous.

Eugénie Bastié – Beaucoup ont célébré dans la crise actuelle un pacte des générations, où l’habituel jeunisme de notre société a cédé le pas au souci des «aînés». Mais le déconfinement ne risque-t-il d’engager une guerre des générations plus vivace que jamais?

Pascal Bruckner.- On est dans un cas spécifique d’âgisme, de discrimination des individus selon leur date de naissance. Mais ce «mort aux croulants» pour raisons sanitaires est une consolation illusoire: c’est de la recherche et de la production d’équipements médicaux que dépend l’issue de la crise, non de la relégation d’une partie de la société. Pour agir sur le monde, il faut entrelacer sans fin les générations par les liens de l’amitié, de l’intérêt, de la conversation. À ce propos, il est une personne que cette mesure pénaliserait par-dessus tout: la première dame, âgée de 67 ans. Il faut sauver d’urgence le soldat Brigitte!

Source: Le Figaro. 17 avril 2020.

Eugénie Bastié

Eugénie Bastié est une journaliste et essayiste française.

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*