Roberto Ferrucci. Je vous écris d’un pays fermé, l’Italie

Depuis le 9 mars, tous les Italiens sont soumis à des mesures restrictives afin d’endiguer l’épidémie de Covid-19. L’écrivain, qui réside dans la cité des Doges, raconte, dans une tribune au « Monde », de quelle manière ce confinement a changé la vie des Vénitiens.

La place Saint-Marc déserte en pleine épidémie de Covid-19, à Venise, le 12 mars. MANUEL SILVESTRI / REUTERS

Tribune. Je vous écris d’une ville déserte, la plus belle du monde dit-on, Venise, désormais dénuée de touristes et dont les habitants sont cloîtrés chez eux. Je vous écris d’Italie, un pays fermé à cause des risques de contagion, qui s’est lui-même isolé du reste du monde dans l’espoir de vaincre le coronavirus ; le seul pays, d’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), à avoir pris au sérieux ce qui est devenu officiellement une pandémie.

Un siècle semble déjà s’être écoulé depuis le 23 février quand, en plein carnaval de Venise, nous avons réalisé que le coronavirus était aussi arrivé jusqu’ici. Subitement, nous sommes passés du masque d’Arlequin aux masques de protection, des confettis multicolores aux gels hydroalcooliques. Depuis ce jour, nos vies ont changé, extérieurement et intérieurement, malgré les tergiversations de certains d’entre nous. Nous avons tous eu tendance à minimiser cette situation. A vouloir l’exorciser, peut-être. C’est à peine plus grave qu’une grippe, se rassurait-on.

Intérieurement, nos vies ont changé : nous voici assiégés d’un sentiment de peur ou tout au moins d’une profonde préoccupation, même chez les plus hardis d’entre nous.

Extérieurement, nos vies ont changé : nos gestes ne sont plus les mêmes, plus personne ne s’embrasse ni ne se serre la main, nous nous tenons à une distance raisonnable les uns des autres. Dans les commerces encore ouverts, on entre chacun à son tour et ceux qui doivent sortir de chez eux évitent le plus possible de prendre les transports en commun. Tout cela semblait inimaginable il y a encore quelques jours. Bel et bien coincés chez nous, nous nous en sommes pourtant, pour la plupart, tout de suite accommodés.

Nous autres Italiens avons un sens du civisme peu prononcé. Nous préférons que les choses nous soient imposées car, ainsi, nous avons tendance à mieux les comprendre. Je pourrais donner, ici, quelques références historiques mais je ne préfère pas.

Toute notre vie semble se concentrer là, sur la Toile

Depuis cinq jours, tous les Italiens sont enfermés chez eux – même si quelques récalcitrants résistent encore et transgressent les consignes. Bien que pleine d’inconvénients, cette situation comporte aussi des avantages. On ne sort que pour faire les courses. On ne rend plus visite ni à nos parents ni à nos amis. On pare au plus urgent : recharger les batteries de nos tablettes et de nos smartphones. Toute notre vie semble se concentrer là, sur la Toile.

Au point que je me demande ce qui se passerait si tout à coup Internet tombait en panne. Mais bon, chacun reste à la maison parmi les siens, jusqu’à n’en plus finir. Certains n’étaient plus habitués à ça : les pères qui ne sont plus contraints de se rendre sur leur lieu de travail ; les enfants qui n’en reviennent pas de pouvoir jouer et faire leurs devoirs avec leurs deux parents.

Je viens de finir mon premier cours d’écriture créative, à l’université de Padoue, en vidéoconférence. En Italie, tous les établissements scolaires sont fermés, officiellement jusqu’au 3 avril mais tout le monde sait que la fermeture sera prolongée. Désormais ici, les cours ne se font plus que comme ça, à distance. La salle de cours, c’est l’écran de la tablette : tu es cadré avec ta bibliothèque en second plan (pas d’autre second plan possible pour un écrivain mais alors quelle fatigue pour arriver à ce cadrage !) et les étudiants se connectent de chez eux. Certains sont assis dans leur cuisine avec, en fond, la vaisselle sale dans l’évier, d’autres restent dans leur chambre avec vue sur leur lit défait.

Maire de Venise et entrepreneur

C’est la maison qui nous sauve la vie. Pour beaucoup de gens habitués à courir toute la journée dehors, à l’école, au travail, à l’université, cette maison ne se résumait souvent qu’à un simple dortoir. A présent, elle redevient ce qu’elle a toujours été jusqu’à il y a encore quelques décennies : un espace protégé, un refuge, un lieu de salut.

Pendant plus d’une semaine, les Vénitiens ont pu profiter de leur ville sans touristes, sans pollution, sans la houle provoquée par les bateaux-taxis et les bateaux commerciaux. Du jamais-vu. Si je pouvais oublier la cause de tout cela, je ne cesserais de me répéter : quelle merveille ! Mais, au contraire, ce vide a aujourd’hui quelque chose de sinistre, d’inquiétant.

Tenez, vous aussi, un journal

J’ai demandé à mes étudiants de l’atelier d’écriture de commencer à tenir un journal. Tout le monde devrait le faire. Nous traversons un moment dramatique certes, mais historique. Du jour au lendemain, notre vie quotidienne est devenue singulière, étrange et incompréhensible. Nos vies sont bouleversées, racontez-le, leur ai-je proposé, d’abord pour vous-mêmes mais aussi pour ceux, qui, dans des années, vous liront et auront besoin de comprendre les jours lointains du coronavirus.

Ces temps-ci, chaque ville italienne découvre ce qui fait sa quintessence. Des chaînes de solidarité fleurissent un peu partout. Des jeunes gens déposent des courses devant les portes des maisons de personnes âgées, des magasins proposent des livraisons à domicile, sans parler des médecins et des infirmières qui mériteraient que je leur consacre une page entière.

Et tandis que nous sommes reclus dans nos coquilles, depuis quelques jours le printemps s’installe à Venise, le soleil sort, il fait bon. L’air est pur, la lagune étale, l’eau limpide : cela n’était pas arrivé depuis des décennies. Et dire que la plage du Lido se trouve à deux pas. C’est rageant d’observer cela depuis la fenêtre de chez soi. Mais l’heure est à la sagesse et au bon sens, il faut faire ce que les médecins préconisent. C’est pourquoi, tout juste après avoir terminé de taper ces lignes sur mon clavier, je courrai me laver les mains.

Source: Le Monde. 14 mars 2020. Traduit de l’italien par Lucie Geffroy.

Roberto Ferrucci

Roberto Ferrucci est écrivain. Egalement journaliste et professeur de création littéraire, il est auteur de « Venise est lagune », La Contre Allée, 2016, ou encore de « Ces histoires qui arrivent », La Contre Allée, 2017.

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1 Comment

  1. Cette catastrophe se répand de par le Monde.

    Toutefois nous avons conscience que l’Italie en est principalement touché(e).

    Aussi de tout notre cœur, nous pensons et prions pour eux et nous comprenons combien cette catastrophe doit les éprouver.

    Nous pouvons féliciter les Responsables du Pays qui ont pris le risque économique pour imposer des mesures de précautions drastiques…Ce que la France aux dirigeants inconscients (ou peut-être opportunistes) ne fait pas.

    Bravo pour les Italiens chantant sur leur balcon, une belle leçon de d’optimisme et d’espoir, qui j’espère sera récompensé.

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