Delphine Horvilleur : « L’affaire Mila interroge : quel Dieu se vexerait d’être ainsi malmené ? »

Le véritable blasphème consiste à croire que l’Eternel, ses prophètes ou ses envoyés seraient si vulnérables et susceptibles qu’ils auraient besoin qu’on prenne leur défense, écrit la rabbin Delphine Horvilleur.

Tribune. Que l’on croie en Dieu ou pas, qu’importe, on est bien forcé d’admettre que « ses » livres parfois ne manquent pas d’humour. Prenez la Bible par exemple. On y raconte, dès la Genèse, l’histoire de procréations divinement assistées qui offrent à des nonagénaires stériles la possibilité de devenir parents. On y narre aussi les pérégrinations d’un peuple qui va mettre plus de quarante ans à traverser à peine quelques kilomètres de désert. On y rencontre un homme, Moïse, choisi pour porter la parole de Dieu auprès des hommes et qui vit avec un étrange handicap : il est bègue ! Parmi tous les candidats éligibles au porte-parolat divin, l’Eternel s’est donc choisi le seul qui souffre d’un problème d’élocution. L’effet comique est garanti.

Le référent d’un monde ancien

Et on pourrait multiplier les exemples. Certes, on objectera, à raison, que la loi biblique ne prête pas à rire, loin de là. Elle punit et sanctionne, lapide et condamne, de la femme adultère au fils rebelle, de l’homosexuel au profanateur, en passant bien sûr par le blasphémateur. Et celui-là vit aujourd’hui son moment « warholien ». Il surgit dans le débat national et fait l’objet de toutes les attentions. La polémique autour du droit sacré au « blasphème » en terre de laïcité fait soudain de la loi religieuse son anti-modèle, le référent d’un monde ancien que l’on a su (grâce à Dieu ?) quitter.

C’est d’ailleurs précisément en ces termes que la garde des sceaux l’énonce, quand elle réaffirme – et c’est heureux – dans une tribune publiée sur le site du Monde le 8 février, ce qui devrait aller de soi en République : le droit de se moquer de toute croyance et le devoir de protéger tout croyant ou non-croyant, sa légitimité et sa pleine sécurité.

Et Nicole Belloubet l’affirme ainsi : « Nous ne sommes plus au temps de Moïse, où le blasphémateur devait mourir lapidé par la communauté. » Mais la référence est-elle pertinente ? Puisqu’on nous parle d’un temps que les moins de 3 000 ans ne peuvent pas connaître, peut-être n’est-il pas inutile de clarifier le contexte et l’interprétation des versets convoqués, et dire ce que l’exégèse traditionnelle a su faire de cette « loi de Moïse », qu’on évoque soudain comme un anti-modèle républicain.

Dans la Bible, le blasphémateur habite le livre du Lévitique, en son chapitre 24. Il surgit au cœur d’un épisode a priori sans lien thématique : Moïse reçoit dans ce récit l’ordre de disposer sur l’autel consacré à l’Eternel des pains en l’honneur de Dieu, et de les changer chaque semaine. Immédiatement après cette description rituelle, nous est contée l’histoire d’un homme que l’on surprend un jour en train de blasphémer. On le conduit devant Moïse pour qu’il soit jugé, et il est effectivement condamné à être lapidé.

Le blasphémateur rend son Dieu tout petit

Mais, demandent les commentateurs, quel était exactement le tort de cet homme ? De quoi cherchait-on à se débarrasser, à travers lui ? Réponse de la littérature rabbinique : le blasphème portait précisément sur l’existence de ces pains, disposés sur l’autel chaque semaine, dont la Bible vient de parler. L’homme se serait offusqué qu’on ose disposer des pains chaque semaine et ne pas les changer quotidiennement. A ses yeux, Dieu méritait mieux que des brioches desséchées et Son honneur était ainsi bafoué. Tel était précisément le blasphème : non pas dire du mal du divin ou se moquer de lui, non pas l’insulter ou le désapprouver… mais au contraire s’imaginer que l’honneur de Dieu dépendait d’un peu d’eau et de farine.

Qui de cette jeune fille à la provocation adolescente, ou de ceux qui la menacent de mort, est en train de “blasphémer” ? 

Blasphémer, pour les commentateurs de la Bible, héritiers de Moïse et de sa loi, c’est imaginer que Dieu attend que l’on venge son honneur ou qu’on lui offre du pain frais. C’est croire que l’Eternel, ses prophètes ou ses envoyés seraient si vulnérables et susceptibles qu’ils auraient besoin qu’on prenne leur défense. Le blasphémateur, en voulant venger son Dieu si grand, le rend précisément tout petit et sans envergure. Et c’est de cela que Moïse aurait souhaité se débarrasser.

La force de la laïcité dans sa non-reconnaissance du blasphème ne dit pas l’inverse de cela. Elle arrive en fait à des conclusions similaires à partir d’un principe radicalement différent. Là où Moïse dit que Dieu n’a pas besoin d’être défendu, la laïcité dit que ceux qui se moquent de Dieu doivent être défendus en toutes circonstances, tout autant que ceux qui le louent, ou s’en remettent à lui. L’affaire Mila semble soudain ressusciter un peu cette histoire et interroge : qui, de cette jeune fille à la provocation adolescente, ou de ceux qui la menacent de mort, est en train de « blasphémer » ? Quel Dieu se vexerait d’être ainsi malmené ? Pas celui de Moïse, me semble-t-il… sauf s’il a perdu son sens de l’humour.

Lutter contre l’obscurantisme, dans notre République comme au sein de nos traditions religieuses, passe par une capacité à rire de nous-mêmes et même parfois de nos croyances et de Dieu qui, s’il existe, à mieux à faire que de s’en offusquer.

Source: Le Monde. 14 février 2020.

Delphine Horvilleur est rabbin de l’association cultuelle Judaïsme en mouvement, et directrice de la rédaction de la revue Tenou’a, auteure notamment de Réflexions sur la question antisémite (Grasset, 2019).

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