Nicolas Weill: Mort du philosophe et critique George Steiner

Le penseur et critique littéraire hors pair est mort lundi à Cambridge (Royaume-Uni) à l’âge de 90 ans. Son ironie mordante n’épargnait pas la civilisation contemporaine.

George Steiner, en 2006. Photo Bertrand Guay

La mort de George Steiner nous confronte à un paradoxe, celui de savoir pourquoi, dans une ère mondialisée comme la nôtre, la disparition d’un érudit polyglotte et nomade, d’un penseur errant entre les cultures, mais jamais superficiel, s’accompagne d’une nostalgie pour le type d’intellectuel qu’il a incarné et qui semble disparaître avec lui ?

Critique littéraire hors pair, théoricien de la traduction à laquelle il a consacré l’un de ses chefs-d’œuvre Après Babel (Albin Michel, 1978), comparatiste inégalé des littératures française, allemande et anglo-saxonne comme du théâtre, George Steiner aimait à se définir en « hôte » de la vie, en lecteur « invité » des grands écrivains avec lesquels il aura jusqu’au bout conversé.

Mais il ne manquait pas non plus, dans les nombreux entretiens qu’il a accordés, comme dans ses récits autobiographiques en forme de « bilan » (Errata, récits d’une pensée, Gallimard, 1998 ou encore ses Fragments (un peu roussis), Pierre-Guillaume de Roux Editions, 2012), de témoigner du pessimisme culturel que suscitait le spectacle de l’éloignement grandissant des « classiques » et l’évolution de la planète depuis Auschwitz –sans jamais que s’érode son ironie mordante, cruelle parfois, pour ceux qui en faisaient les frais.

Dans ce milieu de grands bourgeois juifs assimilés et cultivés, on reçoit beaucoup l’avant-garde littéraire de l’époque. George Steiner s’est souvenu y avoir vu James Joyce intercéder auprès de son père pour lui éviter une punition.

Difficile en effet de comprendre l’itinéraire de George Steiner, qui est mort le lundi 3 février, à l’âge de 90 ans, à son domicile de Cambridge (Royaume-Uni), sans remonter au climat délétère des années 1930 et 1940, période de son enfance et de son adolescence, sur lequel il est souvent revenu.

Né à Paris le 23 avril 1929, son père d’ascendance tchécoslovaque Friedrich Georg Steiner, juriste de formation et haut cadre de la Banque centrale autrichienne, précocement effaré par la montée de l’antisémitisme, avait eu la clairvoyance de quitter Vienne dès 1924 pour la capitale française. Sa « mère viennoise jusqu’au bout des ongles » qui « commençait habituellement une phrase dans une langue pour la finir dans une autre » et dotée, quoique juive, du prénom wagnérien d’Else, renâclait devant l’exil.

Mais ce sont bien le 16e arrondissement parisien et le lycée Janson-de-Sailly qui forment le premier décor de la vie de George. Celui-ci vient au monde avec un grave handicap du bras et de la main droite qu’il surmonte grâce à l’obstination maternelle. Dans ce milieu de grands bourgeois juifs assimilés et cultivés, on reçoit beaucoup l’avant-garde littéraire de l’époque. George Steiner s’est souvenu y avoir vu James Joyce intercéder auprès de son père pour lui éviter une punition.

Départ pour New York

Pourtant, même s’il a toujours conservé sa nationalité française, George Steiner évoluera la plus grande partie de son existence dans le monde anglo-saxon, vers lequel l’oriente un second départ de ses parents pour New York, en 1940. Il y fréquente d’abord le fameux lycée français de la métropole américaine où cohabitent dans une ambiance insolite les enfants des diplomates de Vichy et les juifs (la Croix de Lorraine n’y sera arborée que fin 1944 !). Il poursuit ses études à Yale puis à l’université de Chicago (les grandes universités américaines s’ouvrant alors à peine aux étudiants d’origine juive).

Grâce aux cours du philosophe Leo Strauss, il entend parler de la philosophie de Martin Heidegger, compromis dans le nazisme, dont Strauss refuse de prononcer jusqu’au nom. La pensée de l’auteur d’Etre et temps va imprégner l’ensemble de l’œuvre de Steiner, tout réticent soit-il quant au personnage qu’il s’est abstenu de rencontrer. De même Steiner qui se disait « apolitique au possible » a-t-il nourri toute sa vie une fascination esthétique pour les penseurs et écrivains d’extrême droite que ce soit Céline (« shakespearien ! »), le philosophe royaliste Pierre Boutang ou le fasciste et antisémite Lucien Rebatet qu’il va voir à Paris dans les années 1960 (l’entretien est reproduit dans Le Cahier de l’Herne de 2003, dirigé par Pierre-Emmanuel Dauzat consacré à Steiner) ou encore le poète américain et admirateur de Mussolini Ezra Pound, parce qu’« ilavait assumé la totalité de ses actes », précisait-il.

Il continue son cursus à Harvard et, grâce à une bourse, renoue, au début des années 1950, avec le Vieux Continent pour entreprendre un doctorat de littérature à Oxford. Ce premier travail, consacré à La Mort de la tragédie – il en fera un livre en 1961 (Gallimard, « Quarto », 2013) –, hérisse un jury de thèse offusqué par le style délibérément intuitif faisant fi des notes de bas de page et des bibliographies exhaustives. Après ce « Waterloo » académique, il représente plus tard, cette fois avec succès, une thèse dans les formes sur la poésie romantique, elle ne sera jamais publiée, elle est « abandonnée aux souris ».

George Steiner devient d’abord journaliste pour l’hebdomadaire The Economist, où il passe de 1952 à 1956 « les quatre meilleures années de sa vie », a-t-il affirmé un jour au quotidien britannique The Guardian. L’un de ses trophées fut une interview du « père de la bombe atomique, Robert Oppenheimer » (1904-1967) à l’université de Princeton (Etats-Unis).

Contrairement à tant de ses collègues universitaires, il n’a jamais dédaigné le métier de chroniqueur de presse, même s’il l’a exercé par la suite surtout comme critique littéraire dans les 130 articles qu’il a rédigés pour le magazine américain The New Yorker de 1967 à 1997 (Lectures, Gallimard, 2010). Il succède dans cette rubrique à l’intellectuel new-yorkais Edmund Wilson (1895-1972). C’est aussi au début des années 1950 qu’il rencontre l’historienne des relations internationales Zara Shakow, doctorante de Harvard, qu’il épouse en 1955. Deux enfants naissent de ce mariage : David et Deborah.

George Steiner aimait surprendre, sinon choquer, et s’essayer à tous les genres, y compris le roman. Son Transport d’A.H. (Julliard/L’Age d’homme, 1981), récit des tribulations d’un commando juif en chasse d’un Hitler supposé vivant et réfugié en Amazonie, suscita non seulement la polémique mais convainquit son auteur qu’il était « un professeur, pas un créateur », comme il le confia à l’enseignante et écrivain Cécile Ladjali (Eloge de la transmission, Albin Michel, 2003).

Attaché à la culture biblique et à l’existence d’Israël, ce « diasporiste assumé » pouvait se montrer fort critique de l’Etat juif par haine du nationalisme en général et des cas de torture qui s’y étaient produits en particulier. Quoique s’affirmant « antisioniste », il s’y rendait souvent et fut l’ami du grand spécialiste de la Kabbale, Gershom Scholem (1897-1982). Pour lui, l’identité juive consistait avant toutà tenir « toujours ses bagages prêts ».

Relation maître-élève

Malgré une longue période passée à enseigner la littérature comparée à l’université de Genève, « la polyglotte », il s’implante à Cambridge, où il se plaît à la fréquentation des scientifiques de haut vol dans une cité fière de ses neuf Prix Nobel et dotée d’un pub, l’Eagle, où fut annoncé la découverte de l’ADN. Il y est l’un desprofesseurs fondateurs (fellow founders) du Churchill College.

Aimant l’enseignement, il met au cœur de sa réflexion la relation entre maître et élève « allégorie en acte de l’amour désintéressé » (Maîtres et disciples, Gallimard, 2003). Dans sa maison typiquement dressée sur un gazon humide, il montrait fièrement à ses visiteurs son exemplaire de Kafka signé par l’auteur. Chaque matin, dans son bureau situé au bout du jardin, il s’exerçait à traduire un texte dans « ses » trois langues (français, anglais, allemand) dont il ne sut jamais laquelle avait la préséance.

Il y avait du collectionneur chez George Steiner, qui affirmait avoir pris conscience de l’infinie diversité du monde grâce à une passion d’enfant pour l’héraldique ; un monde toujours divers et dont la prolifération le rendait fort méfiant et sceptique à l’égard des théories littéraires un peu trop systématiques, du structuralisme à la déconstruction.

Inlassable critique de la civilisation contemporaine, il ne ratait pas une occasion d’en fustiger les ridicules et d’en condamner les dérives, sans pour autant céder à la facilité d’une pensée réactionnaire ou antimoderne mécanique.

L’un des ouvrages typiques de son œuvre est sans doute Les Antigones (Gallimard, 1986 réédité en « Quarto ») où il applique conjointement ses talents de comparatiste, d’historien de la littérature et de philosophe, à penser l’épuisement d’un genre théâtral qui va de Sophocle à Anouilh. Il y démontre aussi la puissance intacte et l’actualité des auteurs les plus anciens (« Faire une lecture “classique” de Platon, de Pascal ou de Tolstoï, c’est tenter une vie nouvelle et différente »). Les tragédies antiques étaient, selon lui, des sources inépuisables de mythes – dont celui d’Antigone –, alors que la modernité peinait à en produire de durables, hormis celui de Don Juan et peut-être de Faust.

« Le texte classique, concluait-il, est un texte dont la naissance première, existentielle, nous est peut-être perdue (…) mais son autorité inhérente est telle qu’il peut absorber sans perdre son identité les incursions dont il est victime depuis des siècles, ainsi que l’accumulation des commentaires, des traductions et des variations qui s’accrochent à lui. Ulysse renforce Homère. La Mort de Virgile de Broch enrichit LEnéide. L’Antigone de Sophocle n’a rien à craindre de Lacan. »

Malgré ses atrocités, George Steiner considérait comme un privilège d’avoir vécu au XXsiècle, tout en ayant conscience qu’il s’agissait probablement de l’un des plus « bestiaux » de l’histoire des hommes. Il n’en était pas moins un inlassable critique de la civilisation contemporaine dont il ne ratait pas une occasion de fustiger les ridicules et condamner les dérives, sans pour autant céder à la facilité d’une pensée réactionnaire ou antimoderne mécanique.

« Anarchiste platonicien »

« Je plaide coupable pour n’avoir pas compris que le cinéma était peut-être la forme la plus importante dans l’esthétique moderne, confia-t-il amusé au Monde en 2013. (…) Je confesse n’avoir pas compris non plus l’importance de la télévision ni saisi la révolution que cinéma et télévision ont engendrée. (…) De la même façon, j’ai beaucoup aimé les grands maîtres du jazz quand j’étais étudiant à Chicago, puis est venu le heavy rock, l’art conceptuel, et j’ai décroché. On ne peut pas tout aimer ni comprendre. Il ne faut pas essayer de bluffer. » Pour lui, une invention comme le téléphone portable privait l’homme « de son monologue intérieur »

Cet « anarchiste platonicien » selon ses propres termes a, en dépit de son aversion pour le communisme, trouvé une grandeur, fût-elle « absurde », dans l’idéal d’un Trotski prétendant élever le type humain moyen aux sommets d’un Aristote, d’un Goethe ou d’un Marx. George Steiner s’affirmait du reste sceptique dans la capacité d’une « démocratie populiste qui rend possible des performances athlétiques et sportives de plus en plus éclatantes » à favoriser aussi « cet acte de rébellion, de révolte intérieure qui est au cœur de l’art ». Pour autant, il n’était pas dupe de la vertu civilisatrice de l’art et souvent revenait dans sa bouche l’exemple du bourreau nazi, capable de perpétrer un meurtre massif le matin et de jouer Schubert au piano le soir.

Récemment, il s’inquiétait de la torpeur – l’« acédie » – qu’il voyait se répandre dans la jeunesse soumise au chômage et à la précarité. Dans ses derniers écrits, il se prononçait contre l’acharnement thérapeutique et en appelait à « une révolution morale et légale », instituant l’euthanasie comme une « option élémentaire ».

S’il fallait imaginer un panthéon de la critique, nul doute que George Steiner y occupera une place de choix, aux côtés des plus grands, Erich Auerbach, Leo Spitzer, Jean Starobinski, Roland Barthes… Il s’en distinguerait peut-être par son style acerbe et son humour distancé. Adepte des « confessions négatives », il affectionnait de parler de la littérature par antiphrase, ce que montrent certains essais comme Les Livres que je n’ai pas écrits (Gallimard, 2008). Il s’intéressait aussi à la musique comme au « taire » (son Langage et silence, Seuil, date de 1969) qui investitune civilisation quand elle « n’est plus veillée par Apollon », où quand la diversité babélique des langues régresse. Pourra-t-on vivre dans son silence à lui ?George Steiner en quelques dates

23 avril 1929 Naissance à Paris

1940 Départ avec ses parents pour New York

1952-1956 Journaliste à l’hebdomadaire The Economist

1967-1997 Critique littéraire au New Yorker

1981 Transport d’A.H.

1986 Les Antigones

2003 Maîtres et disciples

2008 Les Livres que je n’ai pas écrits

3 février 2020 Mort à Cambridge (Royaume-Uni)

Source: Le Monde. 4 février 2020.

Nicolas Weill

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