Sarah Cattan : Deux parallèles ne se rencontrent pas, à moins que Dieu le veuille. Ils ont tué Shah Marai.

Nous ne verrons plus tes photos : ils t’ont fait exploser. Shah Marai, ton nom s’ajoute à La Liste. La Liste de ceux qu’ils veulent faire taire.

Bruckner. Bensoussan. Charb. Les islamistes s’acharnent à museler leur parole. Charlie. Les barbares ont brisé leurs crayons. Les femmes. La poésie. La musique. La photo.

Attention : l’EI tue encore. Ces esprits arriérés. Haineux. Ces mentalités barbares.

Ils ont eu ta peau, Shah. Et celle de 9 de tes potes.

Deux parallèles ne se rencontrent pas, à moins que Dieu le veuille.

 kabyle.com, 1er média d’information kabyle, a listé leurs méfaits. De la condamnation à mort de Taslima Nasreem en 1994 après la publication de son roman Lajja, La Honte, jusqu’au Prix Nobel de littérature Naguib Mafouz qu’ils poignardèrent. En passant par leurs condamnations et autres fatwas. Quoi Pourquoi je ne suis pas musulman. Bien sûr que tu pris un pseudo, Ibn Warraq, pour le publier, ce premier ouvrage moderne[1] de critique des principes de l’islam : fatwa pour Toi.

Les caricatures de Sid Ali Malouah, dessinateur satiriste algérien contraint de vivre dans la clandestinité : fatwa.

L’exécution en 1995 de son collègue Guerrovi Brahim. L’assassinat de Katia Bengana en Algérie le 28 février 1994, à 17 ans. Celui d’Amel Zenoune le 26 janvier 1997 : elles avaient osé refuser le port du voile. L’assassinat en 1998 de Puyandeh, critique d’art iranien, par strangulation. Ces intellectuels iraniens assassinés à leur tour la même année par l’organisation Les combattants de l’islam pur de Mahomet.

Mais encore l’arrestation en juillet 1999 de Sohbe Emrouz, rédacteur en chef, pour offense au Coran : n’avait-il pas publié, cet insolent à l’humour décapant, un article intitulé Deux parallèles ne se rencontrent pas, à moins que Dieu le veuille.

Et encore en 2000 ces 130 femmes décapitées en public sous prétexte d’outrages aux bonnes mœurs: des prostituées, des femmes d’imams, des médecins, présentatrices de télévision, gynécologues, enseignantes. Des femmes quoi. Donc toutes des putes.

La même année en Irak, la décapitation publique d’Amina, femme d’un opposant.

Ils refusent de se taire

Il en est qui y vont encore. Les talibans avaient interdit toute photo d’être vivant, y compris les animaux ? Shah Marai, tu n’as pas baissé la tête. Mais eux, ils t’ont fait exploser. A Kaboul. Tes photos sont là. Nous montrerons ce qu’ils veulent taire : le chaos de Kaboul. Le règne de la terreur.

Nous redirons, à tous ceux qui ne savaient pas ton nom, que Toi, Shah Marai, tu étais le chef du service photo de l’AFP Kaboul. Que tu étais déjà là, en 1996, quand les talibans prirent le pouvoir.

Que tu étais là en 2000 quand tous les journalistes étrangers furent chassés.

Que tu étais encore là en 2001 lors de l’intervention américaine.

Tu étais là. Toujours.

Et donc tu étais là, lundi, aussitôt accouru pour couvrir l’attentat en cours. Dans ce quartier censé être l’un des mieux sécurisés. Celui où sont installés l’Otan. Les ambassades. Le siège du NDS. Les services de renseignement afghans. Cible récurrente des insurgés.

Shah tu savais bien leur tactique des attentats simultanés. Y avait juste un truc nouveau. Que cette fois, ils tendissent ce piège … aux journalistes. Tes potes. Ceux qui nous alertent. Que ces salauds veulent faire taire : Quelle perversion que d’arriver en moto. Camera à l’épaule. Pour se faire exploser avec vous. Ils visaient sciemment la presse, cette fois.

Hope is gone

Espoir perdu écrivis-tu, un jour. Tu y avais cru un temps. Quand tu assistas, quelques semaines après les attentats du 11 Septembre, à l’arrivée des troupes étrangères. Les talibans avaient fui. Tu crus Kaboul à jamais libérée. Tu photographias l’espoir. Avec la fin du joug taliban, tout redevient possible, même les choses les plus simples, comme d’aller chez le coiffeur se faire raser la barbe, racontas-tu sur le blog de l’AFP. It was like people were coming out from the shadows into the light of life again... Un pays qui s’ouvrait. Une guerre qui semblait reculer. Epuisée de vingt ans de combats. Tu pris 10 photos. Qui furent publiées à travers le monde.

Espoir perdu écrivis-tu quand en 2005 les talibans revinrent et que les combats reprirent. Espoir perdu, répétais-tu lorsqu’une ambulance piégée tua plus de 100 personnes dans le centre, au bout de Chicken Street, l’une des rues emblématiques de la capitale. Espoir perdu.

Mais tu choisis de rester. Toujours sur tes gardes. Ne te promenant plus avec tes enfants dans les rues. Tu en avais six, dont une qui venait de naître. Le bureau de l’AFP avait célébré l’évènement. Y a des trucs qui se fêtent à Kaboul, même lorsqu’un attentat a fait une soixantaine de morts le matin même.

NON, on ne peut pas perdre Marai, je suis accablé

Shah Marai Tu avais débuté comme chauffeur-fixeur pour l’AFP en 1995. Tu te lanças dans la photo trois ans plus tard[2]. Cachant ton appareil dans ton écharpe et signant tes photos d’un vague Str. Pour stringer[3].

A l’AFP leur tristesse à tous est incommensurable. Ils avaient payé déjà en 2014 un lourd tribut avec la mort de ton ami. Sardar Ahmad. Tué avec sa femme et deux de ses enfants lors de l’attaque contre l’hôtel Serena. Toi tu accusas fortement le coup mais poursuivis ton travail.

Parlant de Toi, tous décrivent un homme discret. Talentueux. Le pilier du bureau. Cet œil magnifique qui était le tien. Il est mort en faisant son travail, écrit Mujib Mashal du New York Times à Kaboul. Massoud Hossaini, de l’Associated Press et lui aussi sur les lieux du double attentat, twitte que c’est trop dur de perdre un ami comme Toi. Jusqu’à ton ami d’enfance et producteur pour la BBC à Kaboul, Mahfouz Zubaide, qui salue ta curiosité, ton caractère positif, ton talent, ta générosité. Shah Marai était calme, souriant et positif. Il ne craignait jamais le danger, a-t-il témoigné pour le site de la BBC. Nous nous sommes trouvés à travailler tous les deux pour les médias ici à Kaboul, nous retrouvant toujours sur les lieux de tragédies. Il était aussi l’ami de nombreuses personnes dans la communauté des journalistes à Kaboul et nous portons tous son deuil. NON, on ne peut pas perdre Marai, je suis accablé, a tweeté Sediq Sediqqi. Une personne merveilleuse, disent-ils tous.

Et l’AFP de repartager tes clichés les plus emblématiques.

Rubrique Disparitions

Shah Marai Ça me dévaste de voir ton nom à la rubrique Disparitions. 48 ans. T’étais un BG. T’avais de l’humour, disent tes potes. Les Talibans t’avaient surpris écoutant de la musique au volant de ta voiture : ils te rouèrent de coups. Dix ans plus tard tu en portais encore les séquelles et dus être opéré. Evoquant ton métier, tu disais aimer être le premier. Avoir la meilleure photo. Tes clichés étaient publiés dans le monde entier. T’étais aussi le champion du bureau de Kaboul de ping-pong.

Tu me dis que 9 autres journalistes présents furent fauchés avec toi par l’explosion. C’est que Daech fait pas dans la dentelle. RSF[4] et l’AJC[5] ont donné vos noms. Vos 9 noms. Qui viennent s’ajouter au sinistre décompte.

Shah. Le 1er mai, y a pas de quotidiens en kiosque : c’est la coutume chez nous. Sache que toute la presse pourtant te rendit hommage. Que tous les journaux, ou presque, publièrent sur leur site tes clichés. Celui de ces deux gamins qui, tout sourire, pointent chacun une arme sur la tempe de l’autre. Cet enfant de 5 ans. Fan de Messi. Qui jouait au foot à Kaboul. Un sac plastique sur le dos, oui mais : un sac rayé bleu et blanc. Les couleurs du maillot de son idole. Et ça, c’était the Shah Marai style. Ta touche à Toi : l’horreur sans tabou. Mais les éphémères instants de bonheur que tu savais saisir au milieu du chaos. L’instant décisif cher à Cartier-Bresson, toi tu sus le capter. Tu nous racontas alors l’Afghanistan dans toute sa complexité. Nous montrant les ravages de la guerre et du terrorisme. Captant aussi les jeux d’enfants et autres scènes de la vie quotidienne.

Je ne dors plus la nuit, confiais-tu en 2016. Tu disais avoir vu tant de cadavres depuis que tu travaillais pour l’AFP que tu n’en dormais plus. Tu nous les racontas, ces heures passées à fumer. Tes doutes. Ta terreur de mettre en danger ta famille. They hated journalists, nous dis-tu ce jour-là.

Pas de témoin, pas de crime

L’attaque qui t’emporta fut revendiquée par l’EI. Veulent fustiger les apostats des forces de sécurité et des médias. Les talibans afghans avaient annoncé la semaine dernière le début de leur traditionnelle offensive de printemps, histoire de nous redire qu’ils rejetaient les négociations de paix proposées par le gouvernement afghan. Offensive de printemps, prévue cette fois pour durer jusqu’aux élections législatives d’octobre.

Ainsi, Shah, ta vie, ton travail et jusqu’à ta mort auront tristement illustré les tourments de ton pays. Le climat de terreur qu’ils instaurèrent.

Cette tragédie nous rappelle le danger auquel nos équipes doivent sans cesse faire face sur le terrain et le rôle essentiel des journalistes pour la démocratie. Les journalistes ont été la cible de cette attaque, déclara Fabrice Fries, PDG de l’AFP.

Pour rappel, l’AFP, agence d’information mondiale, fournit une couverture rapide, vérifiée et complète en vidéo, texte, photo, multimédia et infographie des événements qui font l’actualité internationale. Ses 2.400 collaborateurs, de 80 nationalités différentes, répartis dans 151 pays, rendent compte en 6 langues de la marche de la planète, 24 heures sur 24.

Pourquoi y étais-tu. Ton collègue Onur Coban, qui couvrit la guerre en Libye en 2011, nous parla de la conviction que s’il n’y allait pas, cette histoire-là ne serait pas racontée. Il nous expliqua le besoin de transmettre un événement et d’essayer d’être la voix de ceux qui le font ou le subissent. Cette rage de témoigner malgré le danger de mort, dénominateur commun des journalistes de guerre. Votre objectif à tous: témoigner de l’histoire. Pas de témoins, pas de crime, répétait Patrick Chauvel. Un travail de mémoire pour les prochaines générations : On doit déranger, on doit être une épine dans le pied, affirma le photographe indépendant Laurent Van Der Stockt.

Ils nous racontèrent la solidarité entre journalistes de guerre sur le terrain. La naissance dans les années 1990 du Bang Bang Club, cette petite communauté, cette drôle d’équipe de photographes casse-cous. Garants d’une mémoire collective.

Ils tuent les journalistes

Aujourd’hui, et c’est l’une des nouveautés de ces dernières guerres, les journalistes sont des cibles privilégiées. Les combattants de l’Etat islamique ne font aucune différence entre population civile, armée irakienne et journalistes. T’as rejoint James Foley. Daniel Pearl. Tous tes collègues que leur brassard de presse ne protégea plus et même parfois désigna comme cible des barbares. 1035 en 15 ans. Tués pour avoir exercé leur mission d’information. L’alliance ACOS, qui regroupe depuis 2015 RSF, AP, AFP, Reuters pour mieux vous protéger, a perdu. Ses recommandations auprès de l’ONU sur la sécurité des journalistes ? Elles n’ont pas été entendues en Afghanistan. A Raqqa. A Kaboul.

Tu ne te trouvais pas au mauvais endroit, au mauvais moment. L’instinct. Cette intuition basée fortement sur l’observation, tu les avais. T’auras manqué ce jour-là la baraka. Ils voulaient te faire taire. T’es mort. L’EI est bien vivant.

 Sarah Cattan

[1] 1995.

[2] Billet écrit par Shah Marai sur le blog de l’AFP.

[3] Pigiste.

[4] Reporters sans Frontières.

[5] Centre des journalistes d’Afghanistan.

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*