Antisémitisme à l’anglaise : de Shakespeare à la crise du Labour

Déni collectif, affinités anti-sionistes et vieille tradition libérale… l’antisémitisme est peu pensé en Grande-Bretagne où l’on observe une flambée des agressions contre les Juifs et où le Labour est secoué par une crise.

L’image est restée nette pour beaucoup d’entre nous : le prince Harry, rouquin et manifestement saoul, en habit nazi, swastika au bras, à la Une du Sun. Pour un bal costumé au thème douteux “Indigènes et Coloniaux, le fils cadet du Prince Charles avait choisi – entre mille autres déguisements possibles – cette tenue de l’Afrikakorps, c’est-à-dire des troupes d’Hitler engagées dans les campagnes en Libye et en Afrique du Nord durant la seconde guerre mondiale.

L’épisode remonte à 2005 et le prince Harry avait 21 ans. A l’époque, le Conseil des représentants des juifs de Grande-Bretagne avait rapidement accepté les excuses de l’intéressé, jugeant surtout “l’incident de mauvais goût, particulièrement dans la période qui précède la journée commémorative de l’Holocauste”. Au même moment, un ancien porte-parole de Buckingham dénonçait certes un manque de tenue, mais surtout l’absence de cerveau du jeune homme : “C’est un peu naïf de penser que, parce que c’est une soirée privée, rien ne va se passer. Les gens ont des appareils photo. S’il y a une photo qui vaut la peine d’être prise, ils vont la prendre et si c’est une bonne photo qui rapporte de l’argent, ils vont la vendre.” Rien ou presque sur la transgression qu’il pouvait y avoir à se grimer en apôtre du Troisième Reich et le choix décomplexé d’une panoplie de nazillon.


L’incident est connu mais il est révélateur d’un impensé qui demeure très présent, outre Manche, alors que, treize ans plus tard, le nombre de crimes et délits envers des Juifs a explosé en Grande-Bretagne. Lorsque les chiffres avaient commencé à flamber, en 2014, les analystes avaient mis en avant l’impact du regain de tension au Proche Orient. Mais en 2016 et en 2017, les agressions à caractère antisémites bondissaient de nouveau, avec un pic à +36% en février 2017, dans le contexte d’une campagne pour le Bréxit à la xénophobie débridée.

La question d’une montée de l’antisémitisme outre Manche va au-delà des statistiques judiciaires. Depuis deux ans, la direction du parti travailliste se débat avec des accusations de complaisance. Cette semaine encore, Jeremy Corbyn a été accusé de s’être montré trop laxiste envers des militants travaillistes qui se répandent sur les réseaux sociaux mêlant caricatures antisémites, propos révisionnistes sur la Shoah et insultes judéophobes en général.

Corbyn, qui a été élu en 2015 à la tête du Labour, affirme qu’il s’est toujours présenté en ardent militant anti-raciste. Problème: s’il ne fait aucun doute qu’il soutient par exemple la cause palestinienne, il a pu se montrer plus dur d’oreille lorsqu’il a fallu condamner allusions antisémites ou agressions contre des Juifs. Ainsi, en 2012, alors qu’il était encore simple député, Corbyn avait pris fait et cause pour un artiste taxé d’antisémitisme pour avoir représenté sur une fresque des banquiers jouant au Monopoly sur le dos nu de prolétaires éreintés. Sur les visages, quelques nez crochus et au mur, cette expression alors très en vogue dans les milieux complotistes et révisionnistes : “Le nouvel ordre mondial est l’ennemi de l’humanité.

Déni et vieux démons

Liberté d’expression”, arguait alors Corbyn, qui s’était tout de même fendu d’un commentaire litigieux sur l’un des groupes de soutien à l’artiste auteur de la fresque sur Facebook : “Vous êtes en bonne compagnie. Rockerfeller [sic] a détruit les fresques de Diego Viera parce qu’elles comportaient une image de Lénine”. Depuis 2012, Corbyn a déclaré à plusieurs reprises qu’il regrettait de n’avoir pas regardé plus attentivement la fresque. A l’occasion de ses voeux pour Pessah, il y a quelques jours, il a reconnu plus explicitement une forme de déni : “Il est facile de dénoncer l’antisémitisme quand on l’observe dans d’autres pays, dans d’autres mouvements politiques. Il est parfois plus difficile de le voir quand il est plus proche de soi.”

Outre Manche, ce déni peut se décliner dans des bouffées antisémites de nature différente. Dans les commentaires sur les réseaux sociaux révélés par l’enquête du Sunday Times publiée le 1er avril, , on trouve une large part de messages franchement révisionnistes. Un proche de Corbyn a d’ailleurs été récemment exclu du parti travailliste pour avoir soutenu un militant travailliste qui allait jusqu’à nier l’existence de la Shoah. Outre Manche, des livres comme ceux de David Irving se vendent comme des petits pains, et le négationnisme n’est pas un délit aux yeux de la loi britannique. En droit britannique, c’est même à l’accusé d’apporter la preuve de ce qu’il dit dans des procès pour diffamations en matière du négationnisme, et c’est ce qui était arrivée à l’universitaire américaine Deborah Lipstadt, trainée au tribunal par Irving en 1996 qui l’accusait de diffamation, et la sommait de prouver l’existence de l’Holocauste. Un film sorti l’an dernier et intitulé “Le procès du siècle” racontait l’histoire de ce procès qui a eu lieu à Londres en 2000.

Irving, étudiant raté, a interrompu ses études en histoire et reste un historien négationniste connu du grand public mais sans aucune reconnaissance académique. Mais, comme en France, le révisionnisme a pu gagner les rangs de l’université. D’Exeter à Cambridge en passant par Glasgow ou encore l’University college de Londres, le Guardian décrivait ainsi début 2017 une flambée antisémite et négationniste dans le monde universitaire, jusque dans les universités les plus réputées.

Tradition anti-sionniste et liberté d’expression

D’autres accusations d’antisémitisme prennent davantage les contours d’un anti-sionnisme virulent outre Manche, où quelqu’un comme Tariq Ramadan enseignait à Oxford depuis 2009, et jusqu’à être récemment accusé de viol. La plupart des prises de position reprochées aujourd’hui à Corbyn relèvent d’ailleurs de ce registre, puisque Corbyn n’a jamais caché ses amitiés au Hezbollah ou dans des groupes explicitement anti-sionnistes. Et même au plus fort de la tornade d’accusations antisémites, c’est aux côtés d’activistes juifs pro-palestiniens qui venaient de qualifier Israël de “tas d’ordures” que Corbyn a choisi de s’afficher pour le dîner de Pessah cette année.

Comme à chaque polémique autour de l’antisémitisme outre Manche, c’est la liberté d’expression qui s’est retrouvée mise en tension avec la question d’une haine judéophobe. Dans un pays viscéralement attaché à la tradition libérale et un pays où la liberté d’expression est pierre angulaire de l’état de droit, l’antisémitisme reste peu pensé dans la plupart des cas, confiné aux seules plaintes qui émaneraient de la communauté juive. Et finalement peu exploré par les intellectuels et les chercheurs. comme objet académique.

L’antisémitisme en Grande-Bretagne est pourtant très ancien, aussi ancien que la présence des Juifs sur l’archipel. C’est Guillaume le Conquérant qui accueille les premiers Juifs sur le territoire britannique, en 1070. La plupart ont franchi la Manche depuis la Normandie, et le pouvoir anglo-normand voit dans leur présence un levier de prospérité. Qu’il entend tout de même circonscrire : aux Juifs l’usure et la finance, mais les métiers de l’artisanat ou l’agriculture leur sont interdits, comme ce sera le cas dans la plupart des pays d’Europe au Moyen-Âge.

Il faudra moins d’un siècle pour voir poindre les premières manifestations d’antisémitisme avec l’affaire Guillaume de Norwich, en 1144. Cette date est historique, car ce serait la première fois qu’un moine chrétien relayerait des rumeurs contre les Juifs afin de soulever la population contre eux. Avec un certain succès : le moine en question, Thomas de Monmouth, soutien que des Juifs ont assassiné un enfant non juif par superstition, convaincus qu’en immolant un enfant chrétien chaque année, les Juifs retrouveraient la Terre Sainte. Ce sera le début d’une longue tradition d’accusations de meurtres rituels envers les Juifs, et un premier épisode de ce qu’on peut regarder rétrospectivement comme une campagne antisémite qui inonde l’Angleterre.

Massacres et première étoile jaune, en 1222

Moins de cinquante ans plus tard, on interdira aux Juifs d’assister au couronnement du roi Richard Ier, et certains d’entre eux seront massacrés à York, dans le nord du pays. Les persécutions s’accélèrent alors, qui incluent par exemple le port d’une étoile jaune à Oxford en 1222, jusqu’à ce que le roi Edouard Ier d’Angleterre, antisémite notoire, ne décide d’expulser la première communauté juive du pays, en 1290.

On prend la mesure de ce fort sentiment anti-juif qui perdurera jusqu’au XVIIe siècle à la lecture du répertoire dramatique de l’époque, que ce soit chez William Shakespeare, ou chez Christopher Marlowe, qui a écrit Le Juif de Malte en 1590. La pièce, qui dérange par tous ses poncifs antisémites, est aujourd’hui très méconnue en France, jamais donnée à l’exception de Bernard Sobel qui s’y est essayé à Gennevilliers en 1999, pour la reprendre en 2015. En France, on la décrit comme “une pièce délicate à monter”, alors qu’outre Manche, elle n’est pas entourée d’autant de précautions oratoires, et très régulièrement donnée.

Dans Le Marchand de Venise, de Shakespeare, l’usurier juif, Shylock, présenté en vampire assoiffé de sang et d’argent, sera la seule victime de toute la pièce, insulté et traité de “chien”, harcelé jusqu’à ce qu’il renonce au judaïsme. Du ghetto de Venise, où Shylock vit, Shakepeare ne dit rien de toute la pièce, mais il s’empare en revanche des fameux meurtres rituels d’enfants que l’on prêtait encore volontiers aux Juifs depuis l’affaire Guillaume de Norwich, en 1144. Le 3 mars 2016, François Laroque était l’invité des “Nouveaux chemins de la connaissance” pour analyser la pièce sur France Culture.

Il faudra attendre 1656 et Cromwell pour que l’Angleterre ne décide de renoncer définitivement à les bannir. Mais les Juifs sur le territoire britannique ne seront pas citoyens de plein droit avant 1857, au terme d’une longue bataille législative. Entre 1830 et 1858, pas moins de quatorze projets de loi seront ainsi débattus pour permettre à des Juifs de se présenter à la députation. A chaque fois, le blocage revient à la Chambre des Lords, qui refuse d’amender le serment chrétien que chaque député doit prêter pour entamer son mandat. En 1858, après pas moins de dix échecs, le Lionel de Rotschild est autorisé par la Chambre des Communes à siéger sans avoir dû renoncer à sa religion par ce fameux serment. Rotschild n’était pas travailliste mais de tendance libérale.

Chloé Leprince

Source franceculture

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*