Nicholas Stargardt : Dès 1942, la Shoah était connue des Allemands

L’historien britannique, qui a notamment étudié la correspondance des soldats de la Wehrmacht, analyse l’état d’esprit de la population sous le régime nazi.

Nicholas Stargardt est l’auteur de “La Guerre allemande. Portrait d’un peuple en guerre 1939-1945” (Éd. La librairie Vuibert). Il porte un regard nouveau sur les Allemands pendant le conflit.

LE FIGARO. – Dans La Guerre allemande, vous portez un regard inédit sur la façon dont le conflit 1939-1945 a été vécu par les Allemands ordinaires. Pourquoi avez-vous écrit ce livre?

Nicholas STARGARDT. -En 2005, dans la foulée des commémorations de mai 1945, j’ai réalisé que les Allemands avaient commencé à se pencher sur la souffrance des populations civiles pendant la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs livres se sont intéressés aux bombardements des villes allemandes, à la fuite devant la progression de l’Armée rouge et aux viols de masse. Mais personne ne s’est demandé pour quoi les Allemands pensaient se battre ou si cette guerre était justifiée à leurs yeux. Je me suis aussi rendu compte que l’extermination des Juifs était devenue un sujet de discussions au milieu de la guerre, au cours de l’année 1943. Je me suis plongé dans les lettres et les journaux intimes des Allemands. Cela m’a permis d’étudier leur procédé mental en temps réel. On découvre ce que les gens croyaient possible, comment ils traitaient leurs dilemmes moraux. C’est là qu’apparaissent les interrogations sur ce que cela signifie de combattre une guerre du mal. Quel est le plus grand mal? Tuer les Juifs ou perdre la guerre? Au bout du compte, on réalise que pour les Allemands le plus grand mal est de faillir à son devoir patriotique. Pas le génocide.

LE FIGARO. Vous évoquez les photographies envoyées par les soldats du front de l’Est pour les faire développer par leurs familles. Quelle était l’étendue de la connaissance des Allemands de la Shoah par balles et de l’existence des camps d’extermination?

Nicholas STARGARDT. À l’été 1942, la plupart des Allemands savent déjà que les Juifs sont tués par balles ou déportés. C’est ce que confirment les photographies, les conversations avec les soldats en permission et les lettres. C’est un monde de rumeurs et de conversations privées. C’est vrai jusque dans la bureaucratie allemande. En 1942, des cadres locaux du parti demandent à Martin Bormann ce qu’ils doivent répondre aux interrogations de la population sur l’extermination des Juifs. Doivent-ils nier en bloc? Bormann répond: «Non, confirmez et dites-leur que c’est le moment. Dites-leur que nous n’aurons peut-être pas une autre occasion pour le faire.»

LE FIGARO. Vous décrivez la scène d’un train qui passe près d’un camp d’extermination, éveillant les soupçons des passagers. Ces faits étaient-ils répandus?

Nicholas STARGARDT. Le train passe près de Treblinka et les passagers décrivent les fumées et l’odeur épouvantable. Le savoir était répandu mais inégal. Certaines choses sont totalement secrètes. Après Stalingrad, Himmler décide qu’il faut effacer les traces du génocide sur le front de l’Est. La «Sonderaktion 1005» est désignée pour déterrer les fausses communes puis les corps des forêts où les gens ont été fusillés. L’ordre est d’effacer toute trace pour que l’Armée rouge ne puisse pas trouver un autre Katyn. Quel est le résultat? Dans certaines régions de Bavière, les gens parlent d’un ordre donné par le Führer de détruire les preuves à cause de la Croix-Rouge. Des soldats du commando SS ont parlé dans les villages. Et les gens ont assemblé des petits bouts d’information pour avoir une photographie plus large. La photographie est fausse. Cela n’a rien à voir avec la Croix-Rouge. Mais le fait est réel et les gens tentent de lui donner du sens.

LE FIGARO. Comment le régime justifie-t-il cela? Pourquoi laisse-t-il filtrer des informations?

Nicholas STARGARDT. Depuis 1943, après Stalingrad et les bombardements massifs de la Ruhr, Goebbels dit aux Allemands que les bombardements alliés de civils innocents dans ces villes sont téléguidés par les Juifs dans une tentative d’éradiquer le peuple allemand. Il leur dit: «Les Juifs essaient de nous exterminer. Si nous ne les exterminons pas d’abord, c’est ce qui arrivera.» En mars, il écrit dans son journal après avoir parlé avec Göring, et se demande ce que le peuple savait exactement. Et il conclut que c’est une bonne chose s’il sait. Parce qu’une population combat avec plus de fanatisme si elle est le dos au mur. Tous les ponts sont détruits et elle n’a nulle part où aller. Cependant, le régime ne diffuse pas d’informations directement. Il laisse filtrer des indices, des bribes, des confirmations dans les médias.

LE FIGARO. Pourquoi les Allemands ont-ils continué à soutenir ce régime qu’ils savaient génocidaire?

Nicholas STARGARDT. Pour les Allemands, c’est une guerre d’autodéfense et non de conquête. Les gens se radicalisent par frustration et parce qu’ils ne sont pas prêts à abandonner. Si on a l’impression de faire une guerre pour défendre le Reich, plus les défaites s’accumulent, plus on a l’impression de défendre le cœur du Reich. Dans l’esprit des Allemands, cette guerre est une nécessité, pas un choix ou une préférence. Défier le régime est assimilé à un défaut de patriotisme. Face à l’avancée des Alliés émerge un débat utilitaire: «Nous sommes confrontés à une guerre que nous ne gagnons pas. Qu’aurions-nous dû faire? Pouvons-nous défaire ce que nous avons fait?» Il existe des phases où le moral remonte, les gens parlent alors d’armes miracles ou d’une paix séparée à l’Ouest. Cela dure jusqu’en mars 1945. Jusqu’à ce que les Britanniques et les Américains franchissent le Rhin, il est possible d’imaginer que le Reich est capable de défendre une partie de son territoire.

LE FIGARO. À la fin de la guerre, vous décrivez les inquiétudes des Allemands qui craignent de devoir payer pour le régime. Le sentiment de culpabilité naît-il à ce moment?

Nicholas STARGARDT. Alors qu’ils sentent approcher la défaite, les Allemands s’attendent à être traités de la même façon qu’ils ont traité les autres. Ils s’attendent à des punitions collectives. Ils s’attendent à être punis en tant que nation, au moins pour ce qu’ils ont fait aux Juifs. Et cela fait naître des conversations d’une grande franchise entre les occupants et les occupés, notamment sur le génocide. Durant l’été 1945, il y a une forme d’ouverture. Puis le moment se referme. Au début du procès de Nuremberg, les gens sont soulagés que tout le pays ne soit pas jugé, mais seulement les criminels de guerre. Cela change le débat. Il n’est plus question de responsabilité collective. La société se demande si les occupants imposent la justice des vainqueurs, si l’élite du régime était vraiment composée de criminels de guerre ou si les Alliés tentent de décapiter la classe dirigeante du pays. Le ressentiment commence à faire surface. Fait aggravant: l’occupation gère mal l’économie et les Allemands expérimentent la faim pour la première fois. Le rejet du procès de Nuremberg monte. Dès lors, l’idée est cultivée qu’un petit groupe de fanatiques portait l’entière responsabilité des crimes. Les Allemands avaient décidé qu’ils ne savaient pas et étaient désolés…

Source lefigaro

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