Attentats de Bruxelles : la faillite de l’Union européenne ?

FIGAROVOX/INTERVIEW – Pour Pierre Vermeren, les professionnels de la politique et du droit administratif qui nous dirigent sont parfaitement inadaptés à la guerre contre le terrorisme.

Normalien et agrégé d’histoire, Pierre Vermeren est professeur, spécialiste de l’histoire du Maghreb contemporain à l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne et membre du laboratoire IMAF (Institut des mondes africains). Il a vécu au Maroc, en Égypte et en Tunisie. Derniers ouvrages publiés: Le choc des décolonisations, Odile Jacob, Paris, 2015 et La France en terre d’islam – Empire colonial et religions, XIXe-XXe siècles.Pierre_Vermeren_en_Décembre_2015PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO @AlexDevecchio

LE FIGARO. – Après Paris, c’est Bruxelles qui est visée par le terrorisme islamiste. Ce choix est-il symbolique?

Pierre VERMEREN. – Evidemment, Bruxelles est perçue dans le monde comme la capitale de l’Europe, c’est bien plus que la capitale de la Belgique. Elle l’est aussi cependant, mais c’est secondaire pour les terroristes. C’est en outre une des capitales de l’OTAN, tout un symbole. L’Europe, la francophonie, l’Occident, c’est carton plein. Pour autant, dans une certaine mesure, c’est aussi un aveu d’impuissance, parce que Bruxelles va désormais être ratissée de fond en comble et passée au peigne fin, et que les cellules en cause vont être définitivement liquidées. Bruxelles n’a pas la taille de Paris ou Londres, et il est probable que les autorités belges seront efficaces et impitoyables.

Peut-on désormais parler d’une guerre entre l’Europe et l’islamisme radical?

L’islamisme radical et djihadiste, à travers ses principales filiales que sont L’Etat islamique et El Qaïda, est en guerre contre l’Europe et le monde entier. Regardez la carte des attentats perpétrés depuis 2001, aucun continent n’est épargné, ni aucune aire civilisationnelle: la Chine, l’Inde, la Russie, tous les pays musulmans et leurs Etats bien sûr, l’Europe, les Etats-Unis, l’Afrique, Israël, les chrétiens d’Orient et les Kurdes, les Yézidis, les Chiites, et même les mausolées soufis et les monuments historiques (ruines de Palmyre). C’est une guerre radicale, millénariste, qui peut paraître incohérente ou désespérée. Mais d’une part, rien n’est désespéré à Dieu… Et d’autre part, les théoriciens et idéologues de l’Etat islamique parient sur l’effet d’entraînement et des conséquences en chaîne. Pour les effets d’entraînement, ils ont raison, puisque plus ils commettent de monstruosités, plus les candidats au djihad, y compris de frêles jeunes filles, ou des familles, se précipitent sur leur territoire… Concernant les conséquences en chaîne, ils n’ont pas renoncé à monter les Européens et les non musulmans contre les musulmans, à susciter du contre-terrorisme, des provocations, à changer le cours des élections, à pousser les gouvernements à la surenchère sécuritaire, à faire élite des candidats très hostiles à l’islam (à l’instar de Trump), à monter les Etats les uns contre les autres, à pousser les peuples musulmans contre leurs gouvernants etc. Cela s’appelle la politique du pire. Pour desserrer l’étau qui pèse sur l’Etat islamique et faire bouger les lignes au Moyen-Orient, il faut pousser les feux de la guerre et du terrorisme, parce que leurs conséquences sont toujours imprévisibles, et ouvrent sur l’inconnu. C’est tellement à l’inverse de la politique et de l’idéologie dominantes dans les démocraties bourgeoises, que c’en est incompréhensible…

Comment les enjeux locaux, régionaux et transnationaux se télescopent-il?

Cette nouvelle guerre mondiale est un produit de la mondialisation. Elle met en présence et en regard des évènements et des acteurs qui n’avaient aucune chance, a priori, de se connaître et de se rencontrer. Ainsi, les patrons de l’Etat islamique viennent de deux univers a priori incompatibles: les officiers du baath de Saddam Hussein, formés par le KGB et l’armée soviétique dans les années 1980, et les théoriciens du djihad formés dans les madrassa du Pakistan et les universités islamiques d’Arabie Saoudite à la même époque ; ces gens là devaient se combattre, ils luttent ensemble. Ensuite, ils sont en contact avec toute la jeunesse djihadiste de Méditerranée, qu’elle vienne du Moyen Orient, du Maghreb, d’Europe ou du Caucase. Dans le cas qui nous occupe, on a affaire à une guerre globale, planétaire, planifiée par des professionnels, qui rencontre et téléguide de petit délinquants de banlieue, originaires du Rif, région perdue de Méditerranée au nord du Maroc, nés en France ou en Belgique, et qui se sont adonnés durant leur jeunesse à la délinquance, au trafic de stupéfiants, et qui ont dû passer une bonne partie de leur vie au bistrot ou en boîte de nuit. De telles rencontres, aussi improbables soient-elles, rendent la lutte contre ces réseaux complexes extrêmement difficile. Il n’y a pas de profil type, mais seulement des cas particuliers, surtout si on ajoute les convertis, les opportunistes, et les cousins ou amis, qui participent par solidarité ou par effet de fascination. Tout cela fait un kaléidoscope improbable, mais qui fonctionne bel et bien.

L’Europe est-elle armée pour faire face à cette guerre?

Manifestement non. On ne peut qu’être étonné par l’incroyable naïveté et impréparation des dirigeants européens. Il est vrai que la petite bourgeoisie libérale qui dirige l’Europe a des valeurs et une vision du monde aux antipodes de celles des gens qu’elle combat. Quand l’Europe était dirigée par des humanistes, des croyants, des officiers, des soldats ayant côtoyé la mort, des révolutionnaires, des chefs de guerre, des combattants de la liberté, des dissidents ou des écrivains, souvent pétris d’Histoire et habités par son caractère tragique, sans oublier la conscience de leur finitude, la guerre était une affaire sérieuse et les relations internationales un champ de bataille. Les juristes, les fonctionnaires et les technocrates qui nous dirigent, professionnels de la politique et du droit administratif, qui n’ont fréquenté que les capitales internationales et leurs dirigeants dans de grands hôtels, qui ne lisent pas et n’ont jamais fait la guerre, qui regardent les religions comme une foutaise, et n’ont pas toujours de conscience historique, sont-ils aptes à combattre l’Etat islamique, et discuter avec l’Arabie saoudite, Erdogan et Bachar el-Assad? C’est une vraie question, car ils n’ont pas été élus pour cela, mais pour veiller au maintien des pensions et des remboursements sociaux. Depuis novembre, on sait que Molenbeek, et par extension un certain nombre de cités de la drogue et de la délinquance, sont des foyers de contagion du djihad ; on sait que des hommes nombreux et armés sont déterminés et prêts à mourir. Europol a prévenu que des dizaines de djihadistes formés à la guerre en Syrie s’étaient infiltrés parmi les migrants ; on sait que plusieurs Etats et organisations du Moyen Orient veulent frapper l’Europe et faire un maximum de morts ; on sait que les réseaux de la drogue accueillent des cellules terroristes, selon le mode opératoire propre aux maffias etc. Qu’a fait l’Europe? Hérisser des barrières dans le désordre, négocier avec le roublard Erdogan, et se déchirer sur des projets de lois toujours en attente…

Faut-il redonner des marges de manœuvre aux États-nations?

Peut-être mais pour faire quoi? Nous gouvernants ont dit martialement, «c’est la guerre». Des lois ont été votées, et des perquisitions commises. Mais après? Que fait-on pour l’islam de France, toujours sous la tutelle d’Etats et d’organisations étrangères? Que fait-on pour le trafic de drogue, pourvoyeurs d’hommes, de réseaux et d’armes? Que fait-on pour les réseaux de communication internationale (Internet, TV), qui diffusent en continu sur l’Europe des appels au djihad et à la guerre contre les mécréants? Que fait-on des centaines de djihadistes rentrés dans leurs pays, faut-il prier pour qu’ils soeint touchés par la grâce? Que fait-on au Moyen-Orient, est-ce qu’on continue à traiter à l’égal Bachar el-Assad et l’Etat islamique, tout en vendant des armes à l’Arabie pour faire la guerre au Yémen? Et surtout, que fait l’Europe, peut-elle se rassembler sur une politique de guerre cohérente ou faut-il l’oublier, et se réorganiser seuls avec les moyens du bord? Comme disent les militaires: quel est le but de la guerre, quels sont les moyens et les alliés, et quel est le plan de bataille?

Source LeFigaro

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