Carlo Strenger : «Avant les attentats, vous étiez des enfants gâtés»

Propos recueillis par Hubert Coudurier. Philosophe, psychanalyste et professeur de psychologie à l’université de Tel Aviv, Carlo Strenger publie régulièrement dans le journal israélien Haaretz comme dans le britannique The Guardian ou le New York Times. Il participe, depuis 2003, au panel du terrorisme de la «World Federation of Scientists». carlo-strenger
Avez-vous été surpris par les attentats de Paris en janvier et novembre 2015 ?
Ça m’a attristé énormément mais je m’y attendais. Après le 11 septembre 2001, puis les attentats de Londres et Madrid, il était clair que le tour de Paris devait arriver, avant celui de Berlin qui viendra. Contrairement à ce que l’on pense, Daesh a une stratégie très rationnelle et sait qui attaquer pour susciter le maximum de terreur au sens où Robespierre l’entendait. Oussama ben Laden, le fondateur d’Al Qaïda, puis désormais Abou Bakr al-Baghdadi, le calife de l’État islamique (EI), ont décrété qu’il ne fallait plus de zones grises. Soit on est avec l’islam, soit on est l’ennemi. Ils cherchent cette polarisation et ils savent la créer. Certes en surréagissant, l’Occident risque d’être déstabilisé. Mais à l’inverse, l’Europe n’est pas assez combative. Si elle ne sait pas se reconstituer comme pouvoir militaire, elle ne jouera aucun rôle dans les affaires mondiales. Le «soft power» (l’influence) ne marche pas sans «hard power».
Vous semblez inquiet pour l’Europe ?
L’Europe est en danger de perdre ses «core values» (valeurs centrales). Ce n’est pas un scénario paranoïaque mais il faut s’y préparer. Ma famille a été exterminée dans la Shoah, je sais ce qu’est la barbarie. Avoir une pratique civilisatrice, c’est très concret car quand on la perd, le prix à payer est incroyable. Le danger de désintégration de l’Europe serait de libérer un champ aux forces de la haine. Or par son autoflagellation, la gauche donne aux citoyens l’impression qu’elle est incapable de définir des valeurs et de les défendre.
Il y aurait un risque de soumission à l’islam comme l’a écrit Michel Houellebecq ?
La première partie de son roman est excellente. Depuis ses premiers écrits, il estime que l’Occident est mort, qu’il a épuisé ses réserves intellectuelles, culturelles et spirituelles. Mais je ne crois pas que le potentiel de l’esprit des Lumières soit épuisé. «Le mépris civilisé», titre de mon essai, est une réaction que nous avons le devoir d’avoir, dès lors que nous rencontrons des pratiques culturelles dont nous devons dire qu’elles sont inhumaines, immorales ou irrationnelles, au lieu de sombrer dans le relativisme (NDLR qui consiste à dire que rien n’est comparable et que chaque civilisation a sa spécialité).
À quel moment ce processus s’est-il mis en place ?
Je vois ce moment constitutif au début de la fatwa contre Salman Rushdie avec la timidité morale de nos politiciens estimant que la situation était déjà tendue et que ce n’était pas la peine de créer un problème supplémentaire. Cela s’est reproduit après l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo. L’idée de fond du politiquement correct a été testée empiriquement et elle a fait faillite. Il faut voir le fanatisme avec lequel des générations d’étudiants ont été éduquées dans ce sens. Désormais, ils ont peur du débat, de l’affrontement. Or, il faut critiquer les croyances qui nourrissent le terrorisme sans craindre d’être perçu comme intolérant ou raciste. Sinon vous faites le jeu des extrémistes de tous bords. Car vous êtes des enfants gâtés. Il vaut mieux que vous repreniez l’entraînement maintenant. Si vous n’avez pas les instruments intellectuels, spirituels et culturels du redressement, sans oublier l’indispensable discipline, la liberté va s’évaporer chez vous.
Vous estimez que la droite joue mieux ce rôle de rempart de la civilisation ?
Certes, on lui a délégué le rôle de défendre l’Occident. Mais en défendant soi-disant nos valeurs de fond, l’extrême droite mine l’esprit des Lumières. Et si elle prend le pouvoir, elle niera la liberté pour laquelle elle prétend se battre. Les slogans contre l’immigration réveillent les instincts primaires en pensant qu’ils vont résoudre tous les problèmes, sauf que si la fermeture des frontières était appliquée, il n’y aurait plus personne dans 20 ans pour payer les retraites, travailler dans les usines…
La laïcité intégrale est-elle la solution ?
C’est très facile au prétexte de la laïcité de devenir fascistoïde. L’interdiction de la burqa n’est pas la liberté. C’est là où nos modèles diffèrent (NDLR, intégration contre assimilation).
Les pays anglo-saxons que vous pratiquez acceptent mieux le communautarisme que nous. Mais n’êtes-vous pas trop influencé par la société israélienne où l’on exerce l’art de la survie ? Autrement dit, n’êtes-vous pas proche des thèses de Benjamin Netanyahu, le Premier ministre israélien, qui estime que nous Français, par naïveté, « sortons de l’Histoire » ?
La différence c’est que Netanyahu en fait une idéologie alors que j’essaie d’être pragmatique. Pour lui, la violence est un mélodrame métaphysique qu’il faut sanctifier. Mais toute la rhétorique politique en Israël est devenue nationaliste et la critique est vite perçue comme une trahison.
Donc, vous ne vous sentez pas si à l’aise dans votre pays ?

Je n’ai pas peur du régime mais de l’atmosphère dans les rues. On peut dire ce qu’on veut mais les «libéraux» (gauche israélienne) sont regardés avec hostilité et suspicion. Du coup, c’est une insulte d’être considéré comme appartenant à l’élite ashkénaze.

© Le Télégramme

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