Cinéma nazi, la bande immonde

TABOUS ET INTERDITS  : La projection des films tournés sous le IIIe Reich est sévèrement contrôlée depuis la fin de la guerre. Un encadrement peut-être obsolète, voire contre-productif à l’ère d’Internet.
C’est un documentaire diffusé sur Arte en juin (1) qui nous a mis sur la piste de cet interdit en vigueur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. A première vue, la matière n’a pas l’air bien dangereuse : de simples bobines de films rangées sur des étagères. Mais, au propre comme au figuré, malgré les années, celles-ci gardent une dimension explosive : il s’agit de films conservés sur des supports nitrate hautement inflammables et tournés sous le IIIe Reich. Il existe ainsi une quarantaine de films allemands concernés par cette interdiction. Ils s’appellent le Juif Süss, les Rapaces, les Rothschildou encore le Juif errant. Les bobines sont conservées dans un bunker près de Berlin. En Allemagne comme en France, leur diffusion est encadrée par un protocole très strict : elle est soumise à autorisation et doit être accompagnée d’une présentation et d’un débat avec le public.forces occultes_dvd
Ces films de propagande, toxiques par les messages antisémites, xénophobes et racistes qu’ils contiennent, pourraient toujours trouver un écho aujourd’hui, dans un contexte propice à cette dialectique grossière mais pernicieuse. Très tôt dans leur histoire, les nazis ont considéré le cinéma comme un outil, devant faire «partie intégrante du système national-socialiste et en tant que tel, facteur de civilisation obéissant à l’idéologie du régime, comme l’expliquent François Courtade et Pierre Cadars dans Histoire du cinéma nazi (Eric Losfeld éditions). Le cinéma sera donc d’abord arme de propagande. D’où l’attention méticuleuse avec laquelle Goebbels se penche sur tous les aspects de la création cinématographique.» Le ministre de la Propagande dira d’ailleurs que «le cinéma est un moyen des plus modernes pour agir sur les masses».
«En ce qui concerne les Juifs, le cinéma nazi est surtout offensif entre 1939 et 1941, raconte Claude Singer dans un ouvrage de référence sur le Juif Süss (2). On compte en effet une quinzaine de films avec des personnages juifs au cours de ces trois dernières années. La production de films antijuifs en Allemagne est donc très réduite et très limitée dans le temps.»

20 MILLIONS D’ENTRÉES POUR «LE JUIF SÜSS»

Mais, comme le notent Courtade et Cadars, «jusqu’à la fin, les nazis exhalèrent leur haine. En 1945, alors que 4 millions de Juifs avaient déjà été exterminés, on osa présenter aux représentants de la Croix-Rouge internationale en visite au camp tchèque de Theresienstadt des extraits d’un documentaire qui y avait été tourné par l’ancien acteur [et réalisateur, ndlr] Kurt Gerron, lui-même prisonnier du camp». Cette mystification montrait le quotidien tout à fait vivable et ordinaire d’un camp. «Ce fut probablement l’exemple le plus horrible et le plus répugnant des abus auxquels peut conduire le cinéma», rappellent les deux auteurs.
«La propagande nazie n’a sans doute jamais été meilleure que dans l’orchestration de campagnes visant à altérer et dénaturer un message lancé par ses adversaires, explique Claude Singer. Si on cherche à décrypter aujourd’hui le film nazi, il faut garder en mémoire l’habileté d’une propagande s’employant constamment à brouiller les cartes en manipulant la réalité et les images déjà existantes.» De plus, certains de ces films étaient considérés à l’époque comme des films de divertissement. Preuve en est leur succès qui paraît aujourd’hui incroyable. En 1943, le cinéma allemand a généré un milliard d’entrées, soit huit fois plus qu’aujourd’hui. Le Juif Süss a rassemblé plus de 20 millions de spectateurs à travers l’Europe.
A la fin de la guerre, les pays alliés saisissent tous les films tournés par le IIIe Reich et se partagent les copies. Mais d’autres copies continuent de circuler, et ces films vont régulièrement créer des polémiques. En 1950, le Juif Süss doit être présenté à titre exceptionnel, avec l’accord du CNC (Centre national du cinéma) dans un ciné-club du Quartier latin, à Paris, devant un parterre de cinéphiles curieux. «L’annonce de cette projection suscite immédiatement une vive émotion et de multiples protestations,raconte Claude Singer. Tant et si bien que la préfecture de police interdit la séance.» Et, à l’époque, l’affaire prend une tournure politique car on parle déjà d’une montée de l’antisémitisme. Il faut dire que cette projection intervenait peu après l’acquittement de Veit Harlan, le réalisateur du Juif Süss, et au moment d’un débat déchirant en France sur l’amnistie pour les délits liés à la période de l’Occupation.
C’est à partir des années 70 que la projection de films de propagande est autorisée, à titre exceptionnel – les chercheurs y ont bien entendu accès dans le cadre de leurs recherches. Mais cela arrive très rarement et encore, ces projections sont toujours émaillées d’incidents, comme en avril 1972 à Perpignan, lors d’un festival de cinéma, ou en mars 1975 à Vincennes. Si, en Allemagne, toute tentative de projection rencontre encore plus de difficultés, ce n’est pas le cas aux Etats-Unis ou en Israël où des films sont devenus des objets de recherche à part entière.

«ŒUVRES» EMPOISONNÉES

Quelques copies du Juif Süss sont disponibles ailleurs qu’en Allemagne, comme aux archives du film du CNC en France. C’est une version française qui a été récupérée après la guerre dans un laboratoire. Elle a même été restaurée, mais il est rare que les archives soient saisies d’une demande de diffusion. Celles-ci possèdent deux autres «œuvres» tout aussi empoisonnées, françaises celles-là, également tournées durant l’Occupation et porteuses du même genre de message antisémite : les Corrupteurs etForces occultes. «Ces films sont soumis au même processus d’autorisation par le ministère de l’Intérieur, explique Eric Le Roy, chef de service “accès, valorisation et enrichissement” des collections aux archives du CNC. Nous sommes habilités à mettre ces copies à disposition, en jugeant les demandes au cas par cas. Nous avons déjà refusé des demandes douteuses, notamment une projection que voulait organiser une association qui ne nous semblait pas claire. Nous avons cherché à en savoir plus et, sans éléments précis, nous avons préféré ne pas donner suite. L’essentiel des demandes provient de la télé pour des documentaires. Mais j’ai pu moi-même organiser des projections avec un débat autour des films.»

«PRÉTENTION ARTISTIQUE»

La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si l’encadrement de ces films correspond au monde dans lequel nous vivons. Beaucoup de films peuvent être dénichés sur Internet, de manière morcelée, et c’est justement là le problème, car, circulant sans contexte, et pouvant être facilement utilisés par la propagande d’extrême droite. A l’heure où nous sommes abreuvés d’images dans un flux quasi permanent, l’éducation à cette source devient un enjeu primordial. D’autant que, concernant toute forme d’image, plus la qualité formelle est forte, plus leur force de conviction est grande. Et si les messages véhiculés par les films nazis paraissent grossiers, on ne peut pas exclure la question de cette qualité technique. «Le national-socialisme ne représente en aucun cas un sauf-conduit pour le renoncement à toute prétention artistique, disait Goebbels. Au contraire. Plus grande est l’idée à exprimer, plus il faut être exigeant du point de vue de l’art.»
Aujourd’hui, le fait de les considérer comme des pièces historiques permet de leur conférer un statut d’archives à étudier en tant que telles, en tant que source et pas seulement en tant qu’œuvre cinématographique. Il est important de garder cette distance (lire ci-contre). Surtout à une époque où l’on cherche à coloriser, à rendre romanesques des images que nous connaissons déjà, à refabriquer de l’existant pour le rendre spectaculaire. Où l’on regarde sans chercher à comprendre. Ces archives empoisonnées qui dorment dans des tiroirs viennent nous rappeler cruellement le pouvoir immense de l’image au service d’une propagande.
(1) Les Films interdits du IIIe Reich, de Felix Moeller.
(2) Le Juif Süss et la propagande nazie, l’histoire confisquée (Les Belles Lettres).
David CARZON
http://www.liberation.fr/cahier-ete-2015/2015/08/20/cinema-nazi-la-bande-immonde_1366542

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