Le GPS des Chrétiens d’Orient, par A. Winogradsky Frenkel

Il y a des Chrétiens d’Orient. Cette affirmation s’affiche un peu partout en Europe. Dans les années 1980, les Syro-Orthodoxes refusaient de communiquer publiquement leurs lieux de culte, en Allemagne, aux Pays-Bas, Scandinavie, en Suisse, voire en Belgique. La France et les Chrétiens d’Orient ? Connaissez-vous des Chrétiens d’Orient ?
A Jérusalem, on voit tous les jours arriver des groupes de pèlerins pratiquement stupéfaits de découvrir que les Arabes peuvent être chrétiens… et l’étonnement grandit lorsqu’ils découvrent à quel point ces fidèles se sont historiquement répartis dans les Eglises chrétiennes issues des empires coloniaux.
Les locaux étaient pratiquement tous orthodoxes, puis les catholiques sont revenus quelques siècles après la chute du Royaume de Jérusalem, à la fin du 19ème siècle… même si, de fait, les Franciscains sont les gardiens des terres romaines catholiques, depuis le 13ème siècle, comme le précise leur site internet.
Les Chrétiens d’Orient ? Ne serait-on pas dans un buzz compulsif occidental ? Où donc est l’Orient, au juste ? A l’ère du GPS, de la mondialisation, de la multi-localisation… que signifie l’Orient, d’où se sont répandues, dans le monde entier, la civilisation sumérienne, les traditions juive, musulmane, chrétienne et aussi la réalité occidentale. Oui, il y a des Chrétiens d’Orient à Buenos-Aires et le premier évêque de San Francisco ne fut pas catholique mais orthodoxe russe.

Mais que sait on vraiment
des chrétiens d’Orient?

En Europe – surtout occidentale -, en France et au café du commerce, on découvre les Chrétiens d’Orient comme par un slogan spasmodique. Mais connaissez-nous au moins un ou plusieurs chrétiens d’Orient, franchement ? Parce que, il y a des Orientaux à Sarcelles, à Lyon, ou dans le sud… mais qui sait que ces fidèles, souvent de langue araméenne, plus souvent arabe ou persane se sont déployés dans tout le Proche-Orient, le Pakistan, l’Inde, le Kerala, l’Assam, le Tibet, la Chine jusquà la Mandchourie et même le Japon aux tout premiers temps de l’expansion du christianisme. Oui! La Péninsule arabique fut chrétienne et de nombreux Juifs ont accompagné les Chrétiens dans leur expansion au Tibet et au Bhoutan. Lhassa fut un siège épiscopal de l’Eglise assyrienne; le Dalaï Lama ne le récuse pas, il sourit.
Bref, quand le Patriarche Sophronios de Jérusalem, à la tête de l’Eglise grecque-orthodoxe des Lieux Saints reçut Omar Ibn Al-Khattab en 637, donc en la 15ème année de l’Esprit (= Hégire où année musulmane encore très récente), il obtint que l’Islam naissant respecte les lieux chrétiens et assure la liberté de culte à toutes les communautés religieuses alors présentes, aux juifs comme aux chrétiens. Il y avait donc des Grecs (Chrétiens de culture hellénistique), des Coptes, des Abyssins (Ethiopiens), des Arméniens, des Syro-Orthodoxes (ou Jacobites) et des Assyriens. A cette date, antérieure au Grand Schisme entre Rome et les Eglises d’Orient en 1054, il n’y avait pas encore de Catholiques, ni, bien sûr de Protestants.
Mais vous, lecteur, avez-vous entendu prier des Chrétiens d’Orient? Partagé un office religieux ? De qui parle-t-on et pourquoi parle-t-on d’eux en ce moment, principalement dans le monde occidental. Le juif est aussi “un Araméen vagabond” (Deutéronome 26, 5).
N’a-t-on pas trop tendance à limiter ce que nous entendons par “Chrétiens d’Orient” ? L’actualité du centième anniversaire des massacres commis par les Ottomans contre les Arméniens en 1915 attire sans vraiment retenir l’attention sur une nation dont l’Etat adopta la foi chrétienne en 301 de notre ère. Il est question d’un “génocide”, mais seuls 23 pays reconnaissent ces meurtres sans confirmer le terme de “génocide” (la France le reconnaît). Le Pape François l’évoqua pour la première fois ce dimanche 12 avril 2015.

L’araméen, une langue
commune à deux religions

Certes, il faut le souligner : ce sont les fidèles chrétiens d’origine et d’expression sémitique dont il est question ces jours-ci. Parce que l’araméen… c’est surtout la langue du Talmud, c’est aussi celle du Targoum Onkelos que seuls les Juifs yéménites continuent de vraiment lire chaque Chabbat. L’araméen est aussi la langue du Christ. Nous n’avons aucun enregistrement live… L’araméen continue d’être parlé dans certaines communautés juives issues d’Irak.

La prière en araméen à Jérusalem par l’archevêque syro-orthodoxe Swarios

Il est piquant et très sympathique que les yeshive-b’khurim/ישיבה-בחורים, étudiants des yeshivot du Rov’a/רובע, le quartier juif de la Vieille Ville de Jérusalem s’arrêtent chez le mukhtar (gestionnaire) de la communauté syro–orthodoxe proche pour échanger sur le sens des termes talmudiques araméens communs au judaïsme et à la tradition des Eglises d’Orient. Je suis souvent heureux de les voir et d’évoquer avec eux le lien qui existe avec le yiddish dont le lexique araméen explique son importance pour l’étude du Talmud… ou dire des gros mots!

Notre Père en araméen,
Notre Père en araméen, “abun d’vshmaya/אבון דבשמיא”

Cela dit, il faut rester concret. Jérusalem, c’est le monde. Et voilà qu’arrive par jet direct des States un cow-boy chapeauté à souhait et santiags clinquantes suivi d’un groupe de “pèlerins-visiteurs”. La scène est fréquente et en dit long sur ce qui n’est guère caricatural, mais l’expérience continuelle des Chrétiens orientaux. Voici quelques années, un épicier de confession syro-orthodoxe avait affiché le “Notre-Père”, la prière de Jésus en araméen, un grand tableau de très belle calligraphie. Le cow-boy entra, avisa le tableau et dit : “Vous êtes chrétien ?” Le propriétaire resta sidéré et répondit qu’il était évidemment chrétien. Que de plus, il priait dans la langue la plus ancienne de toutes les traditions chrétiennes. Rien n’y fit : l’Outre-Atlantique lui rétorqua qu’il n’est pas vraiment chrétien ! Outré, le restaurateur ne savait plus quoi dire. En fait, l’Américain lui demandait  si, personnellement, il croyait en Jésus. Ce fut le clash, d’autant que le groupe n’avait au fond aucune notion du fait qu’une Eglise peut être une communauté soudée par la foi, multi-séculaire et non hédonistico-récente. Une tradition chrétienne existe aussi, sinon le plus souvent,  dans une autre langue que l’anglais….
Pour être franc, cette attitude, poussée à l’extrême mais fréquente en Israël parmi les visiteurs, est la même pour le plus grand nombre, y compris les chrétiens, orthodoxes ou catholiques, en particulier d’Europe.
Le Pape Jean-Paul II voulait susciter l’unité parmi les Chrétiens. Mais il venait d’une Pologne très catholique, il avait pour référence la culture allemande qui est tant catholique que luthérienne. Archevêque de Cracovie et d’Auschwitz-Oswiecim, il connaissait bien le monde juif et arménien, tsigane, les chrétiens orthodoxes de Russie et les Eglises qui avaient choisi l’union avec Rome tout en gardant les rites orientaux (Ukraine, Hongrie, Roumanie, Belarus). Il évoqua naturellement “les deux poumons de l’Eglise”: pour lui il s’agissait de l’Eglise de Rome, catholique et latine et l’Eglise orthodoxe, alors Constantinople car les Orthodoxes étaient sous le joug communistes. Moscou était alors beaucoup trop lointaine, isolée ou en diaspora.
“Deux poumons”, oui, mais le Pape pensait aux Eglises issues de l’Empire romain d’Orient et d’Occident : Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem. Bref, un pourtour méditerranéen qui s’arrêtait à la Perse, l’Iran actuelle. Le Grand Schisme de 1054 entre les Catholiques et les Orthodoxes, a créé le premier rideau de fer irraisonné et tenace, durable qui scinde l’Europe en deux, prélude à d’autres fractures issues du protestantisme.

Les Chrétiens d’Orient présents en Terre
Sainte depuis les débuts du christianisme

Pourtant, tout près des poumons qui donnent la respiration, il y a le thymus, cette glande qui régule et garantie l’immunité du corps humain. Elle grandit dans l’enfance et se réduit à l’âge adulte. J’ai toujours présenté ainsi les Eglises anciennes du christianisme, présentes en Terre Sainte depuis les tout premiers temps de l’Eglise : elles constituent le thymus toujours vivant, qui grossit, diminue et demeure indispensable pour la survie. C’est pourquoi les Chrétiens d’Orient sont, d’une manière difficile à discerner, appelés à ne pas disparaître. Ils assurent l’immunité originelle de la foi en Jésus de Nazareth. On remarquera surtout que ces communautés sont d’expression araméenne (Syro-Orthodoxes, Assyriens Jérusalem, Arabie, Turquie, Syrie, Mésopotamie jusqu’à la Mongolie, le Sud-Est asiatique et sans doute le Japon), copte (Egyptiens), arménienne (Arménie et l’Est jusqu’à l’Inde), gheez (Ethiopiens ou Abyssins).
En ce moment, qui sont vraiment les Chrétiens d’Orient ? C’est le Proche-Orient en feu dans le berceau-même de notre civilisation issue de Sumer. A défaut de lire l’ougarit, on donne dans l’araméen… Deux dialectes, l’un occidental en [o], l’autre oriental en [a]. En Syrie “shlomo rabbo” (ça ressemble furieusement au yiddish), en Irak “shlama rabba” pour une “grande paix” que tout le monde attend, comme dans le Qaddish.
Dès les premiers temps de l’Eglise, tout s’est défini en problèmes d’unité, de pouvoir, de conquête, de martyre et surtout de langage. En 431, au Concile d’Ephèse, pas de tweets, pas de fax, pas d’ordinateurs, de Google translation, de téléphone, de mobile, de textos, de E-Textes des Ecritures! Comment se mettre d’accord quand les mots expriment la réalité divine de manière apparemment contradictoire.
Les Assyriens (aussi appelés Nestoriens) quittèrent alors l’Eglise indivise : comment une mère (Marie la mère de Jésus de Nazareth) peut-elle avoir engendré un fils plus âgé qu’elle (puisque le Messie existe dès avant la création du monde (cf. Jean 8, 58), tout comme le dit le Talmud Nedarim 39b et Pessahim 54a à propos du Nom du Messie).  En 451, le Concile de Chalcédoine dût faire face à une autre interrogation : le monophysisme (une seule nature) ne reconnaissait pas la nature humaine du Christ, indissociable, selon certains, de sa nature divine. Les Coptes, les Syriens, les Arméniens et les Ethiopiens (Abyssins) s’écartèrent d’une Eglise qui se “rétrécit” alors aux limites de l’ancien empire d’Orient et d’Occident.
Il y a donc de profondes différences, des distances essentielles dans la foi chrétienne telle qu’elle est vécue, enseignée, confessée au sein de ces communautés que l’actualité présente pêle-mêle sous le logo identitaire des Chrétiens d’Orient. Il est vrai que l’Eglise catholique a “concédé la communion” à certains d’entre eux. Les Assyriens sont tardivement devenus Assyro-Chaldéens à Rome. L’Eglise romaine a assuré un certain ordre et surtout permis de jouir d’un recours extérieur à un Croissant Fertile souvent enferré dans des conflits sanguinaires.
En revanche, la papauté imposa progressivement l’adoption de la langue et des dogmes latins alors que l’Orient a le plus souvent privilégié l’usage des langues locales pour confesser une foi chrétienne moins dogmatique. L’Eglise catholique ne s’est vraiment tournée vers les rites orientaux que lors du Concile de Vatican II, et encore avec difficulté. Les Eglises orthodoxes ont regardé ces communautés anciennes avec méfiance, soupçon. Que veut dire “nature” et “personne” qui sont des mots distincts en latin (“natura” est une forme “passive”) et grec (“physis” est une forme active) , alors que “qnoma” en araméen désigne les deux ou de manière indistincte, non contraignante, également pour les Coptes, les Ethiopiens, les Arméniens et les fidèle d’Edesse et d’Alep orientaux en Syrie ou à Jérusalem.
Aujourd’hui, les choses auraient été très simples : on aurait fait des conférences par Skype, échangé des courriels, des vidéos et les mots auraient fini par désigner des perceptions acceptables pour tous – du moins une large majorité – sur une identité divine qui n’appartient à personne, sinon au Créateur.
On est très loin d’une telle situation. Les Chrétiens d’Orient savent pertinemment qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Sait-on qu’à la chute du communisme, les monastères bouddhistes de Mongolie et de Mandchourie ont rendu les livres liturgiques aux Assyriens et aux Syro-Orthodoxes. La Fédération de Russie aide les communautés assyriennes, présentes sur son territoire intérieur et dans le Caucase. Cet été encore, Mar Dinkha, récemment décédé, “Patriarche-Catholicos” des Assyriens de l’Eglise de l’Est était à Moscou. Cette partie strictement orientale, russe viendrait presque déranger un sujet que certains pays d’Europe de l’Ouest voudrait s’approprier comme pour réparer ce qui restera irréparable.

Mais quelle est, au fond, la véritable situation ?

L’exode des Chrétiens est effectivement effroyable à partir des terres où est né le monothéisme.
Pourtant, les Chrétiens du Croissant Fertile sont largement présents depuis l’Egypte, entre Israël, la Jordanie, la Syrie, les Territoires palestiniens, le Liban, toute la Péninsule arabique, les Emirats du Golfe? Ils le sont pour une raison simple : ils sont présents partout comme travailleurs immigrés, expats temporaires ou résidents quasi définitifs. Les Chrétiens d’Orient sont en pleine expansion en Inde. A Jérusalem et en Israël, les fidèles de ces Eglises anciennes arrivent par essaims compacts comme touristes mais surtout comme  pèlerins ou encore comme travailleurs. Ils changent profondément la réalité d’un christianisme qui languit après des statuts coloniaux largement dépassés.
Il serait même possible de distinguer une chose qui apparaît de manière ténue, presque trop subtile pour le moment mais palpable : ne pourrait-on pas parler d’une sorte de concurrence entre toutes les Eglises du Proche-Orient, en particulier de deux blocs qui se sont historiquement séparés aux premiers conciles de l’Eglise : les Eglises catholiques et orthodoxes modernes continuent de faire face aux Eglises anciennes de l’Orient. D’une part un catholicisme romain qui s’entiche d’une primauté et d’un pouvoir exacerbé, isolé depuis le temps où l’Orthodoxie et les Eglises anciennes étaient sous la férule ottomane. L’Eglise catholique a découvert au cours du Concile Vatican II qu’elle n’était pas seule ni unique. Le christianisme est très diversifié par nature et n’a pas vocation au pouvoir mais à la foi.
Les communautés chrétiennes de l’Orient proche-orientale tentent de se reprendre leur développement et entre dans un conflit sur la tradition avec l’Europe catholique et protestante. Les Orthodoxes russes, serbes, roumains veulent retrouver une voix qui s’était estompée au temps des dictatures grecque et du communisme. Toutes cherchent à retrouver ou asseoir leurs privilèges en Israël, sans trop y réussir car elles sont freinées par la nouveauté de l’Etat d’Israël qui contrôle désormais les Lieux Saints les plus vénérables du christianisme.
Les Eglises anciennes se redéploient dans le Proche-Orient : les Arméniens, les Coptes, les Syrien-Orthodoxes, l’Eglise éthiopienne sont très dynamiques. Encore faut-il vouloir et pouvoir déchiffrer cette réalité, très sensible à Jérusalem et en Israël. D’autant que l’Etat hébreu leur garantit la liberté du culte. L’anti-judaïsme toujours sensible dans ces traditions, lié à des positions politiques antagonistes, rend plus difficile la tâche d’une réévaluation de la situation des Chrétiens d’Orient.
Leur ancienneté, leur très longue expérience de l’adversité et surtout leur ancrage dans la foi les rendent très crédibles et, sur la durée, capables de dépasser les intérêts internationaux.

C’est un peu loin, mais en Amérique du Nord et du Sud, les Syro-orthodoxes sont en plein développement : l’araméen est mythique et un gage d’antiquité, les rites sont beaux par les chants et l’esthétique et le clergé peut être marié.
Cela peut sembler illusoire : les Chrétiens d’Orient ont de l’avenir, bien plus grand et, si Dieu le veut, digne de leur prestigieux héritage et de leur persévérance.
 
ABBALEKSANDR 2Av Aleksandr Winogradsky Frenkel

(Patriarcat de Jérusalem)

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