Créteil : "Les juifs, ça met pas l'argent à la banque"

“Libération” a pu consulter les procès-verbaux de l’enquête sur l’agression commise à Créteil le 1er décembre
Marie ( prénom changé) n’est pas juive. Elle a eu 19 ans il y a deux mois, elle  a de longs cheveux blonds et des yeux verts. Elle a passé toute son enfance et adolescence en Normandie, y a rencontré son amoureux, Jonathan, alors qu’il était gendarme dans sa région. Elle a vécu avec lui un an et demi en caserne, puis, lorsqu’il a démissionné pour accepter un poste de responsable de magasin en région parisienne, elle l’a suivi.

AFP PHOTO MARTIN BUREAU
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Ils se sont installés tous les deux en octobre chez les parents de Jonathan. Elle a raconté une heure et quart de terreur et de supplice. Un récit qui fait écho à celui de Jonathan, 21 ans, à celui, aussi, de la première victime, Simon, 70 ans, roué de coups le 10 novembre. Un récit qui recoupe également les amorces d’aveux de l’un des trois agresseurs interpellés – les deux autres niant toute participation.
Ce matin du 1er décembre, Jonathan et Marie se sont réveillés tard, lui ne travaillait pas. Un peu après midi, on sonne à la porte. Elle ouvre : personne. Puis se retrouve projetée contre le mur. Trois hommes entrent, cagoulés, gantés, armés d’un pistolet et d’un fusil à canon scié. «J’ai crié : “Jonathan.” Le premier m’a dit : “Chut, tais-toi !“», raconte Marie aux policiers. Jonathan accourt, ils pointent leurs armes vers lui. «Ma copine était plaquée dans le couloir et elle pleurait, décrit-il. Ils nous ont dit qu’ils ne venaient pas ici par hasard, qu’ils venaient chercher de l’argent, et après ils nous ont dit de nous mettre dans le salon.»
Kippa. Les larges trous des cagoules autour de leurs yeux laissent voir une bonne partie de leur peau : Marie en conclut qu’ils sont jeunes – – «20, 25 ans» -, deux de type «africain» et un de type «nord-africain». D’après elle, ce dernier semble être «le chef» : «C’est lui qui a montré à un des Africains comment se servir de l’arme, qui donnait les instructions.»
Le petit chien des parents de Jonathan se met à japper, le «chef» hurle sur Marie : «Fais-le taire sinon je le bute.» Les deux autres partent fouiller l’appartement. Le chef demande «de l’argent», Marie part chercher 55 euros dans son sac et lui rapporte. Il avise une boîte avec des signes hébreux, la renverse, ne récupère que de la petite monnaie. Se tourne vers Jonathan. Lui colle le canon de son arme sur le front. Puis, comme les deux autres reviennent bredouilles de leur fouille, il emmène le couple dans le couloir. «C’est là où ils nous ont dit : “On sait que ton frère travaille chez R. [marque de vêtements à la mode, ndlr], que ton père est juif et que vous avez de l’argent”, détaille Jonathan. Je leur ai dit concernant mes parents : “S’ils ont de l’argent au pire il est à la banque.”» C’est le chef qui lui répond : «Non les juifs, ça met pas l’argent à la banque.» Jonathan poursuit : «Il a dit : “De toute façon, on sait que ton père, c’est celui qui a la Mercedes noire et qui sort le samedi avec le rond ou le truc sur la tête.” Et c’est vrai que mon père a une Mercedes noire et c’est vrai que le samedi il va faire la prière et il part de la maison avec sa kippa sur la tête. Moi je ne suis pas pratiquant.»
Scotch. Le «chef» fait asseoir Marie et Jonathan dans la salle de bains. «Moi je pleurais, raconte-t-elle. L’Arabe a demandé à Jonathan s’il était juif, Jonathan a répondu oui. Il m’a demandé à moi si j’étais juive, je lui ai dit non. Il m’a dit : “T’es quoi ?” Je lui ai dit : “Rien du tout.” Il a rien répondu. Il m’a demandé où mes parents habitaient, je lui ai dit : “En Normandie”, je lui ai pas dit où exactement.»
«Est-ce qu’il semblait agressif quand il faisait référence aux juifs par rapport à la religion, ou est-ce qu’il semblait faire référence aux juifs plus par rapport à un lien avec l’argent ?» demande le policier à Marie. «Il était agressif, mais pas par rapport au côté religion, ils étaient clairement là pour l’argent», répond-t-elle.
«Est-ce qu’il a insulté les juifs ou semblait avoir de la haine par rapport à eux en particulier ?» reprend le policier. «Non», dit Marie.
Dans la salle de bains, les agresseurs volent des parfums, dans les autres pièces, un iPad, une montre, des bijoux et un ordinateur portable. A un moment, l’un d’eux pose son pistolet sur la cuisse de Jonathan. Puis le reprend. Un peu plus tard, l’un tend à Marie le portable qu’il lui avait confisqué. «Je me suis dit que c’était pas des pros, remarque-t-elle. Je lui ai rendu mon portable en lui demandant : “Mais pourquoi vous me le donnez ?”» L’agresseur le reprend alors, mais le pose juste à côté de Marie.
Carte bleue. Devant l’heure qui tourne et le maigre butin, le «chef» s’énerve. «Il m’a mis le fusil à canon scié dans la bouche et m’a dit : “Dis-moi où est l’argent sinon je te bute”», explique Jonathan. Il donne sa carte bleue et son code. Ils tireront 200 euros. Le chef explique à Jonathan qu’il va l’accompagner jusqu’à un guichet de banque, puis se ravise, décide de lui attacher les pieds et les mains avec du scotch. Il lui assène un coup de pied sur le dos, un autre sur le côté gauche, il aura trois jours d’ITT (interruption temporaire de travail). Marie, elle, est emmenée dans une des chambres par un des deux autres. Il lui scotche la bouche, les poignets, les chevilles. Elle reste seule, allongée par terre.
Un des agresseurs de type africain rentre dans la chambre plusieurs minutes plus tard. Il s’assoit sur le lit, enlève le gant de sa main droite, se penche vers elle. «Il m’a caressé le ventre en dessous de mon débardeur […] il m’a dit de tendre les jambes et il a passé sa main sous ma culotte. Après il m’a mis un doigt une fois dans le vagin et une deuxième fois aussitôt après, et il m’a caressé le sexe aussi, et après il est remonté sous mon soutien-gorge. […] Il m’a fait asseoir à côté de lui, il m’a encore touché le ventre et les seins sous mes vêtements, et après il est parti. J’avais envie de crier et que Jonathan vienne et qu’il le tue.»
Vers 13 h 30, Marie entend la porte claquer, voit Jonathan arriver dans la chambre quelques minutes après. Ils s’aident pour enlever le scotch, appellent le commissariat. Marie vomit plusieurs fois, manque de tomber.
Trois hommes ont été interpellés le jour même, dans les heures qui ont suivi. Deux d’entre eux sont suspectés d’avoir participé à l’agression de Marie et Jonathan, mais nient toute implication. L’autre homme arrêté, âgé de 18 ans, n’était pas présent. Mais il a reconnu avoir participé à un repérage le 10 novembre, en allant sonner à la porte du domicile des parents de Jonathan pour «demander du sel» et «regarder à l’intérieur», et avoir fait partie de la bande qui a tabassé Simon E., 70 ans, à Créteil, le 10 novembre également.
«Comment cela s’est passé pour le petit vieux», lui a demandé un des enquêteurs. «On devait juste le taper, après on est partis.» D’après la suite de son interrogatoire, c’est L., l’un des deux autres mis en examen, qui lui a demandé d’aller porter des coups à Simon E. Lui s’est exécuté pour régler une dette. «Pourquoi L. visait-il des victimes juives ?» lui demande un policier. «Ça, je ne sais pas. Tout le monde sait que les juifs ont de l’argent. Mais je n’ai jamais rien entendu de tel sortir de sa bouche. Donc je ne sais pas si c’est pour ça qu’il m’a demandé de sonner chez eux.» Pourquoi de l’argent, relance le policier. «Je ne sais pas, on dit que les juifs ont de l’argent, mais c’est les on-dit», répond le jeune. Simon E., lui, a raconté à trois reprises son agression, qu’il ne comprend toujours pas. «Ils ont sonné et j’ai ouvert […] Les trois jeunes sont rentrés et m’ont porté des coups. Ça a duré cinq minutes même pas. Ils ne m’ont rien demandé, et ne m’ont rien dit. Ils n’ont rien volé non plus. J’ai pris des coups de pieds au niveau de la tête et sur les épaules. Je ne sais pas pourquoi ces jeunes s’en sont pris aussi violemment à moi.»
«Bêtise». Pour Patrick Klugman, l’avocat de Jonathan et Marie, «le non-sens» que l’on ressent partout dans ces deux affaires tient à la «bêtise» du «racisme» des agresseurs. «Normalement il n’y a pas plus efficace, plus rationnel qu’un voyou. Eux, à l’inverse, parce qu’ils sont infectés par leurs préjugés racistes, font n’importe quoi de bout en bout.»
Ondine Millot
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