Noirs et Juifs, par Jean-Paul Fhima

L’antisémitisme est un racisme, et le racisme ne fait pas qu’opposer les peuples. Il contribue à les rapprocher. Car la cause commune contre les discriminations et les injustices a créé des liens indéfectibles entre Noirs et Juifs.
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Combattre la rhétorique de la haine

Selon les antisémites hargneux, Noirs et Juifs ne peuvent être qu’ennemis pour deux raisons majeures : l’esclavage et l’apartheid.
Une odieuse concurrence mémorielle
Les Juifs auraient détenu le monopole de la traite négrière. Ils seraient les bourreaux des Noirs d’Afrique et non les victimes qu’ils prétendent être à travers la Shoah dont les commémorations, nous dit Dieudonné, sont une « pornographie mémorielle » (RFI, 21 février 2005).
L’imposteur humoriste et ses sinistres colistiers a fabriqué de toute pièce une stratégie immonde qui se nourrit des mémoires blessées et des tragédies respectives pour conduire à « une concurrence mémorielle », laquelle justifierait un antagonisme viscéral et sans pitié (Eric Marty professeur à Paris-VII, Le Monde, 7 mars 2004).
Alors que l’on peut s’attendre à une « solidarité entre ces invisibles de la société, bannis de l’espace public », on cherche à créer artificiellement une fracture irréparable. Le juif ne serait plus « le frère de malheur. » (Pascal Bruckner, Le Monde, 3 janvier 2014).
Cette rhétorique est inspirée des groupes extrémistes black américains et ultra-minoritaires, comme Nation of Islam dirigé par le sulfureux Louis Farrakhan autrement appelé « le Hitler noir ». Dieudonné, régulièrement et lourdement condamné par la justice pour injures antisémites et provocations à la haine raciale (Marc Knobel, CRIF, 13 février 2014), se serait largement inspiré de la vision complotiste et nazifiante de Farrakhan dont il a rencontré le représentant en France (Anne-Sophie Mercier, « La vérité sur Dieudonné », Plon, novembre 2005).
Un autre faiseur de haine, Kémi Séba, également condamné à multiples reprises pour les mêmes raisons, est un militant radical de la cause noire francophone (L’Obs, 14 septembre 2014).
De son vrai nom Stellio Capo Chichi, ce « terroriste identitaire et panafricaniste révolutionnaire » (tel qu’il se définit lui-même) serait chef de la branche française du New Black Panther Party (NBPP). Kémi Séba a écrit Supra-négritude en 2013 et Black Nihilism en 2014, véritables manifestes anti-occidentaux et anti-blancs. En avril 2009, il a comparé la Banque Mondiale, le FMI ou l’OMC à des officines sionistes « qui imposent à l’Afrique et à sa diaspora des conditions de vie tellement excrémentielles que le camp de concentration d’Auschwitz peut paraître comme un paradis sur terre. »

 Une active propagande sud-africaine

A la conférence mondiale de Durban (Afrique du Sud, septembre 2001), le sionisme a été assimilé au racisme et Israël déclaré « Etat d’apartheid coupable d’une épuration ethnique et d’un crime contre l’humanité. »
Le gouvernement sud-africain, qui a prêté serment de « solidarité éternelle avec le peuple de Palestine », soutient avec force cette position. Gwede Mantashe, dirigeant de l’ANC (le parti historique de Mandela) et ancien président du parti communiste sud-africain, a co-signé une déclaration qui prétend vouloir « isoler l’Etat juif criminel » (Times of Israël, 14 septembre 2014).
Le conflit de Gaza au cours de l’été dernier a généralisé et intensifié le mouvement de boycott contre la présence juive en Afrique du Sud. A l’université de Cap Town (UCT, 27000 étudiants), le conseil représentatif des organisations étudiantes a récemment appelé à l’exclusion de l’ambassadeur d’Israël et à faire adopter les mesures BDS (Boycott Désinvestissement Sanction) au sein même du campus, demande heureusement rejetée par les autorités de l’université (South African Jewish Report, 14 octobre 2014).
Au pays de l’antiracisme est organisée chaque année la semaine de l’apartheid (10-16 mars 2014). C’est l’occasion pour des milliers de sympathisants d’identifier la cause palestinienne à la lutte des Noirs. Au point que les Juifs du pays seraient potentiellement en danger de « pogrom imminent » (Avigdor Liberman ministre israélien des Affaires étrangères, i24news, 4 novembre 2013).
Les espoirs d’un « réchauffement progressif » entre l’Afrique du Sud et Israël, attendu et annoncé par l’ambassadeur sud-africain à Tel Aviv, Sisa Ngombane, n’ont pas abouti (South African Jewish Report, 31 mai 2014). Dans un discours à Haïfa, ce diplomate francophone réputé pour son franc-parler, a considéré le Hamas comme « un mouvement de libération nationale » et un «protecteur des Gazaouis qui souhaitent une vie meilleure. »
Tensions et incompréhensions réciproques ne sont pas près de disparaître

 Une histoire d’alliances et de combats partagés.

Nicole Lapierre, socio-anthropologue (CNRS) « prend résolument le contre-pied de cette triste dérive (…) qui renvoie dos à dos deux communautés » (France culture 17 novembre 2011). Pap Ndiaye, historien (Sciences Po), pionnier en France des Black studies (universitaires afro-américains), co-fondateur en 2004 du CAPDIV (Cercle d’action pour la promotion de la diversité), s’inquiète de la montée inquiétante de l’antisémitisme qui exploite une « compétition de la souffrance » et affirme que « chacun doit s’enrichir du passé des autres, sans être pour autant dépossédé du sien » (Médiapart, « Raviver les solidarités », 20 janvier 2014).
Aux Etats-Unis, les Juifs se sont engagés aux côtés des Afro-américains dans la lutte contre la ségrégation et pour les droits civiques. Le français Léopold Sédar Senghor (1906-2001) et l’américain W. E. B. Du Bois (1868-1963) se sont mobilisés, dans les années 1930, contre le nazisme. Martin Luther King et le rabbin Abraham Joshua Heschel ont marché main dans la main pendant la manifestation de Selma à Montgomery, le 20 mars 1965. L’écrivain antillais Franz Fanon, un des inspirateurs de la pensée tiers-mondiste, a écrit à propos du génocide juif : « L’antisémitisme me touche en pleine chair (…) Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous… Un antisémite est forcément négrophobe.» (Peau noire, masques blancs, 1952).

 Les Black Jews d’Afrique

Dans « Juifs et Noirs en Afrique de l’Ouest, passé et présent » (Revue Pardès, 2008/1, n°44), Jacob Oliel, spécialiste de l’histoire des Juifs au Sahara, évoque une longue histoire judéo-noire sans qu’interfère la moindre concurrence ou lutte intercommunautaire. La judaïsation, qui n’a jamais été forcée, serait même très ancienne.
On peut attester de la présence de populations hébraïques nomades en Afrique sahélienne dès l’Egypte antique. Le premier royaume du Ghana aurait été fondé par des Hébreux qui ont pris part au grand commerce caravanier. Ce que confirment, aux VII-VIIIème siècle, des voyageurs, historiens et géographes arabes (Al-Idrissi, Ibn Saïd, Al-Zuhri, Ibn Abi Zar) et des grands auteurs juifs comme le Rabbi maure Yehouda Halevi, auteur du traité de philosophie appelé Kuzari (ou livre de Khazar) écrit « pour la défense de la religion méprisée. »
Maurice Dorès (ethnologue, psychiatre, réalisateur) considère que « le Judaïsme n’a rien d’ethnique, le Judaïsme n’a pas de couleur. » (Conférence au Collège des Études juives de l’Alliance israélite universelle, Ecole Georges Leven, Paris, décembre 2006).

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Juifs et Africains, une longue histoire

Pour Édith Bruder (School of Oriental and African Studies de l’Université de Londres), ce judaïsme noir relèverait surtout d’un mythe et d’un acte politique. Les Noirs judaïsants d’Afrique se seraient ‘’autoproclamés’’ descendants des dix tribus perdues d’Israël expulsées de la Terre promise au VIIème siècle avant JC. C’était pour eux, dit-elle, une façon de s’opposer au colonialisme chrétien venu d’Europe. « S’identifier à un peuple éternellement opprimé mais aussi réputé brillant, c’est partager sa souffrance et son prestige. » (Black Jews, Les Juifs noirs d’Afrique et le mythe des tribus perdues, Albin Michel, août 2014).
« Pas d’accord » répond Ephraïm Isaac, directeur éthiopien de l’Institute of Semitic Studies de Princeton (New Jersey). La religion juive s’est bel et bien développée très tôt, confirme-t-il « bien avant les conquêtes coloniales, à l’époque du roi Salomon, dans des cités comme Carthage, Kairouan (Tunisie), Tlemcen (Algérie), Fez et Sigilmassa (Maroc), Tombouctou (Mali). Des régions entières comme le Souss, le Drâa, le Tafilalet, le Touat, étaient habitées par des communautés juives. La pensée hébraïque a pénétré en Afrique avant l’Islam et même le christianisme » (Congrès international, Université de Haïfa, 1999)
De nombreuses communautés africaines se réclament d’ascendance juive. On connait bien sûr les fameux Falashas (Beta Israël) d’Ethiopie.
C’est l’isolement et la marginalisation au sein de leur propre société locale (région de Gondar et de Tigré) qui a permis aux Etiopim de devenir des Juifs à part entière. Résistants à tout autre prosélytisme religieux susceptible de les éloigner de leurs ancêtres hébreux, ils sont restés un groupe minoritaire pauvre, se sont vus imposer un repli sur soi et des conditions difficiles de survie. Ils seraient les descendants de la reine de Saba et leur histoire est confirmée par les textes dès le Moyen-âge. Interdits de posséder des terres, ils se caractérisent, à l’origine, par des particularismes religieux et des pratiques de pureté stricte. Jeûne, isolement et purification demeurent, à certains égards, leur spécificité identitaire héritée en partie d’une tradition monacale venue des Chrétiens. Ils entrent en contact avec le judaïsme rabbinique et orthodoxe au XIXème siècle, sont reconnus par l’Etat d’Israël en 1975 puis commencent une émigration progressive dans les années 1980-1990. Ils sont aujourd’hui plus de 110 000 en Israël.
Les difficultés des Falashas dans la société israélienne sont nombreuses et induisent un choc culturel parfois violent. Mais les nouvelles générations, mieux intégrées et mieux formées, développent une culture israélo-afro-américaine tournée davantage vers leurs racines noires.
Un soldat de Tsahal, un député du parti Kadima, une autre du parti Yesh Atid.
Un soldat de Tsahal, un député du parti Kadima, une autre du parti Yesh Atid.

Une progressive intégration est en cours dans l’Etat juif, faisant tomber peu à peu les barrières. Les exemples ne manquent pas. Le service militaire n’a pas son pareil pour partager et défendre les valeurs patriotiques. D’autre part, le pèlerinage annuel des Ethiopiens à Jérusalem, appelé festival du Sigd, est devenu un rassemblement populaire et politique très attendu par tous les Israéliens. Enfin, une beauté noire, Yityish Aynaw, a été élue pour la première fois miss Israël en février 2013.
Outre les Falashas, on trouve d’autres communautés africaines qui se revendiquent juives au Ghana, au Cameroun, au Nigeria (les Igbo), en Ouganda (Les Ayabudaya), au Congo, au Rwanda, au Zimbabwe (Les Rusape), en Afrique du Sud (les Lemba), au Mali (les Zakhor de Tombouctou).
Ces Black Jews seraient des milliers, voire des dizaines de milliers.
Les Lemba ont beaucoup intéressé Tudor Parfitt (historien à Oxford, The Lost Tribes of Israel: the History of a Myth, 2004). Les Igbo ont fait l’objet d’un passionnant documentaire du réalisateur New Yorkais Jeff Liebermann (Re-emerging, The Jews of Nigeria, 2012). « Sans avoir d’aspiration à l’alyah, les Igbo veulent simplement être reconnus comme Juifs et être en lien avec la nation juive » (Gérard Fredj, Terre Promise, 16 juillet 2012).
Les Igbo, juifs noirs du Nigeria
Les Igbo, juifs noirs du Nigeria

 Judaïsme et fierté noire

La filiation au judaïsme, et (ou) à Israël, est parfois vécue comme une revendication communautaire et une fierté noire.
Les Black Hebrews, congrégations afro-américaines, compteraient quelques dizaines de milliers de membres dont une communauté vit en Israël dans le désert du Neguev (Dimona). Ils se disent les « vrais Israélites » descendants de l’Ancien Testament et le « vrai peuple élu », qui serait donc noir et non blanc. Beaucoup les considèrent comme une secte aux coutumes marginales.
Chloe Valdary, étudiante américaine de 21 ans à la Tulane University de Nouvelle-Orléans, est une militante noire et chrétienne, mais aussi pro-juive et sioniste. Elle dirige une organisation au sein du campus, Allies for Israel, proche des Christians United for Israel, un groupe pro-israélien évangélique (The Jerusalem Post, 15 septembre 2014).

Chloe Valdary
Chloe Valdary

Parce que beaucoup de leaders noirs américains sont aujourd’hui farouchement opposés à l’Etat juif, il y a urgence, selon elle, à lutter contre la désinformation antisioniste et à reconquérir le cœur des compatriotes de couleur en faveur d’Israël. Car, précise-t-elle, si une grande majorité des Noirs américains (64 %) restent proches de l’Etat hébreu, 34 % d’entre eux ont sévèrement critiqué le récent conflit de Gaza (Sondage Pew Research Center).
L’Amitié judéo-noire de France (AJN), créée en 2005, prône un dialogue fraternel et un travail de mémoire conjoint « entre peuple juif et peuples noirs, africains et antillais [pour que] la connaissance, la compréhension, le respect et l’amitié, se substituent aux malentendus et aux manifestations d’hostilité » (charte fondatrice de l’association).
Un communiqué de l’AJN, publié le 24 juillet 2014, a dénoncé et condamné avec vigueur « les actes inacceptables perpétrés par des extrémistes » contre les synagogues d’Aulnay-sous-Bois et de la rue de la Roquette à Paris (en juillet dernier), « en parfaite violation des valeurs de la République [jetant] la communauté juive dans la peur et l’angoisse. Nous pouvons dénoncer les actes de vengeance, être des modèles de retenue et être porteurs d’espoir, mais surtout nous pouvons et nous devons continuer à œuvrer pour la paix par le dialogue. » http://www.amitiejudeonoire.com/
Guershon N’Duya, président de l’association des Juifs noirs de France (FJN, environ 200 familles), se dit « amoureux du judaïsme et de sa sagesse », reconnait dans la Torah un « projet d’enseignement universel » et insiste particulièrement sur « les preuves indéniables de l’existence juive sur le continent africain depuis les origines bibliques » (FJN, 24 octobre 2014).
Guershon N’Duya
Guershon N’Duya

N’Duya admet avec amertume avoir prévu dès le début des années 2000 le scandale Dieudonné mais regrette de ne pas avoir été assez entendu.
C’est la société française qui a créé le phénomène Dieudonné dit-il, « en ignorant la montée de l’antisémitisme dans nos banlieues. C’est une leçon qui doit être apprise par nous tous » (Times of Israël, 22 juin 2014). La Fédération des Juifs noirs de France a participé au rassemblement de soutien à Israël organisé par le CRIF le jeudi 31 juillet à Paris.
Tout porte à croire que les Noirs de France sont les alliés des Juifs. Non pas seulement parce que leur histoire est incontestablement proche, mais aussi parce qu’il y a toujours un peu (ou beaucoup) de l’un chez l’autre.
Rachel Khan est comédienne et ‘’afroyiddish’’. Autant noire que juive, elle revendique haut et fort sa « liberté de l’espèce. » Noire par son père dont la famille est originaire de Gambie et du Sénégal, « deux pays musulmans » dit-elle (Huffington Post, 18 février 2014), juive par sa mère polonaise seule survivante d’une famille disparue en déportation. Je suis « le fruit de l’histoire de France, entre un peuple que l’on a voulu éradiquer et l’autre que l’on a voulu soumis à jamais. (…) Et si mes parents s’aiment toujours, c’est aussi parce que c’est cette force de vivre qui les soude contre l’intolérance profonde, l’ignorance nauséabonde. (…) Noire et juive, [c’est] une invitation à danser sur un tam-tam d’Afrique au rythme klezmer. »
Jean-Paul Fhima
JPF-Signa

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