Omaha Beach, 6 juin 1944 par Jean-Paul Fhima

« Soldats, les yeux du monde sont fixés sur vous. (…)

Les espoirs,

les prières de tous les peuples épris de liberté

vous accompagnent.

Avec nos valeureux alliés et nos frères d’armes (…)

vous anéantirez le joug de la tyrannie »

Dwight D. Eisenhower

(SHAEF, Supreme Headquarters

Allied Expeditionary Force)

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Ce cliché noir et blanc sur papier baryté est « juste un peu flou » admettait Robert Capa, le photoreporter célèbre qui en est l’auteur.

Le flou c’est l’action, le mouvement saisi au vol.
Il suffit de regarder la photo pour être immédiatement plongé dans l’enfer du Jour J, et pour comprendre, pour ressentir même, ce que ce jeune soldat américain a vécu là-bas c’est-à-dire tout près, sur nos plages de Normandie.
A peine a-t-il quitté la barge qu’il tente de rejoindre le rivage d’Omaha Beach sans se noyer entre les obstacles qui flottent autour de lui. Malgré le poids de son lourd équipement, il progresse sous les tirs nourris de l’ennemi, seul mais déterminé à rester vivant.
Parce ce qu’il semble happé par la masse instable de l’eau, on est tenté de tendre la main pour l’aider un peu.

Opération Neptune

L’opération Overlord décidée par les Alliés depuis plus d’un an se compose d’une phase de préparation (opération Fortitude), du débarquement proprement dit (opération Neptune) puis de la bataille de Normandie qui dure plusieurs semaines.

Le mardi 6 juin 1944, le commandement suprême des forces alliées a divisé les plages de Normandie en cinq secteurs, trois anglo-canadiens à l’Est (Gold, Juno, Sword), deux américains à l’Ouest (Utah, Omaha). En tout, l’armée dispose de 133000 soldats dont 34250 Américains rien qu’à Omaha Beach.

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http://www.dday-overlord.com/

C’est une véritable armada : 5300 embarcations, 1500 chars, 2500 véhicules tout terrain, 3000 canons et 10500 véhicules de types divers. En 24 heures, 18000 tonnes de bombes alliées sont larguées. Il y a 10500 pertes humaines (tués, blessés, disparus et prisonniers) dont 6000 soldats américains (2500 soldats à Omaha Beach).
La jonction des forces alliées doit permettre l’organisation d’une logistique de pointe avec les ports artificiels d’Arromanches et de Saint-Laurent, et un oléoduc dans la Manche (opération PLUTO). En quelques jours, toutes les structures nécessaires pour le ravitaillement en carburant, en matériels et en hommes sont prêtes. C’est un exploit inégalé dans l’ère moderne.
Bien sûr, ce n’est pas gagné, le débarquement se poursuit jusqu’au 30 juin, dans des conditions précaires voire hasardeuses. Il faut essuyer une tempête, reporter des offensives, s’acharner pour prendre Cherbourg et Caen. Mais les gars des Etats-Unis, du Canada et du Royaume-Uni, les 177 Français du commando Kieffer, tous tiendront bon. La victoire est proche.

Bloody Omaha

La plage d’Omaha s’étend sur 5.9 km de long, depuis Vierville-sur-Mer à l’ouest jusqu’à Le-Grand-Hameau à l’est. Elle est surplombée par un plateau propice à une abondante défense allemande. Les bombardements commencés dans la nuit restent peu efficaces. A cause du brouillard et des nuages épais, les pertes ennemies sont très faibles.
Outre un soutien aéroporté de chasseurs et de bombardiers légers, la flotte d’invasion est divisée en deux Naval Task Forces (Forces navales opérationnelles), soit 6939 navires de guerre, de transport et de marchandises. Trois cuirassés, neuf croiseurs, une canonnière, plusieurs escorteurs et dragueurs restent en permanence à l’appui des forces à terre à Omaha et à Utah (Western Task Force U and O).

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Secteurs de débarquement à Omaha Beach.

Une première vague d’assaut de 1450 soldats américains aborde la côte peu visible, à bord de 36 barges à fond plat. Ces G.I.’s appartiennent aux 16ème et 116ème régiments des 1ère et 29ème divisions d’infanterie placés sous le commandement des généraux Gerow et Bradley. Il est 6h35.
Les possibilités de survie sont quasi nulles. Il faut faire 500 mètres à découvert sous une pluie discontinue d’obus de mortier et de tirs de mitrailleuses provenant des blockhaus en hauteur.
Alors que 29 chars amphibies ont été mis à l’eau, 3 seulement parviennent sur la terre ferme à cause de la forte houle. Seize passages sont prévus pour sécuriser les véhicules blindés qui approchent. Pour l’instant un seul est ouvert. C’est l’hécatombe. Il n’y quasiment aucun survivant parmi les assaillants de la première vague. D’autres gars vont suivre, d’autres passages vont être tentés.
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Photographie de Robert Capa

Bloqués sur la plage, les survivants des cinq vagues d’assaut successives trouvent refuge au pied du plateau qui domine une plage désormais jonchée par les corps déchiquetés et les carcasses calcinées. Vers 11 heures, des renforts fraichement débarqués atteignent enfin les positions allemandes qui sont prises une à une. Soldats et véhicules s’engagent alors vers le village de Colleville-sur-Mer.
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Photographie de Robert Capa

En fin d’après-midi, la plage est sous contrôle. La route côtière reliant Vierville-sur-Mer, Saint-Laurent-sur-Mer et Colleville-sur-Mer est atteinte. Au soir du 6 juin, on compte près de 2500 tués et blessés.

« The Magnificent Eleven »

Quatre photographes ont été autorisés par l’armée à couvrir le débarquement. Le magazine américain Life a réussi à en placer deux, Bob Landry et Robert Capa. Equipé de ses trois appareils photo, un Rolleiflex et deux Contax, Capa débarque avec la première vague du 116e à Omaha Beach, à hauteur du secteur dénommé Easy Red, face à Colleville-sur-Mer.
Envoyées et développées dès le lendemain à Londres avant d’être réexpédiées au plus vite à New York, les 106 photos qu’il a prises sont séchées à une température trop élevée. Tous les négatifs ont fondu. Seules 11 photos sur quatre pellicules sont récupérées (Patrick Pecatte, EHESS).
Malgré la livraison de meilleure qualité des autres photographes, les clichés de Capa traduisent un réalisme terriblement émouvant. Leur grain si particulier est probablement dû aux erreurs de développement du laboratoire. L’instant saisi parait unique, comme suspendu indéfiniment dans le temps. Ces ‘’prises de guerre’’ comme disait Capa lui-même, sont d’une modernité saisissante. « Le jour J est resté à jamais gravé dans la mémoire collective grâce à ces photographies » (Laure Beaumont-Maillet, commissaire de l’exposition à la BNF, Capa connu et inconnu, 6 octobre-31 décembre 2004).
Beaucoup de photos du débarquement ont été diffusées dès le 7 juin dans divers journaux américains dont quelques-unes de Capa (revue « Déjà Vu, Carnet de recherche visuelle », 16 août 2013).
Mais dans le dossier de treize pages publié dans Life sous le titre Beachheads of Normandy, figure la série-Capa au complet appelée « The Magnificent Eleven ». C’est un événement car Life est un magazine très populaire avec un tirage d’environ 4 millions d’exemplaires en 1944. Le photojournalisme est né.

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Numéro du 19 juin 1944.

Robert Capa, exilé voyageur

Endré Ernó Friedmann, dit Robert Capa, est né en 1913 dans une famille juive de Budapest. Exilé volontaire et voyageur apatride, il se met vite à bourlinguer dans un monde sans adresse qui lui va bien.

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Robert Capa

 Expulsé à 17 ans de Hongrie, puis réfugié à Berlin qu’il quitte en 1933, il arrive à Paris à l’automne 1934. Il part couvrir la guerre civile espagnole dès 1936, puis la guerre sino-japonaise en 1938. Il fuit la France en octobre 1939 et s’installe à New York. En 1942, il accompagne les troupes américaines en Afrique du Nord puis en Italie.

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Photographie de Robert Capa

A Omaha Beach, il côtoie la mort à chaque instant. « Un obus tombe entre les barbelés et la mer, et chacun de ses éclats frappe un corps. (…) L’obus suivant éclate encore plus près. Je n’ose plus décoller mon œil de l’objectif de mon Contax et je prends frénétiquement photo sur photo. Une demi-minute plus tard mon appareil se bloque, le rouleau est fini. J’en cherche un nouveau dans mon sac ; mes mains mouillées et tremblantes bousillent le nouveau film avant que je puisse le mettre dans l’appareil. Je m’arrête quelque secondes (…). L’appareil vide tremble dans mes mains (…) Les hommes autour de moi sont étendus, immobiles. Seuls les morts, à la limite de la marée, roulent avec les vagues » (Slightly out of focus, « Juste un peu flou », autobiographie publiée en 1947).
Après D-Day et la bataille de Normandie, il photographie à Chartres les femmes tondues de l’épuration. En décembre 1945, il rentre aux Etats-Unis puis devient citoyen américain en 1946. Il fonde l’agence Magnum à New York en 1947.
En 1948, il assiste à la création de l’Etat d’Israël auquel il est très attaché. Il y séjourne souvent, prend beaucoup de photos qu’il rassemble en 1950 dans un livre Report on Israël, préfacé par Irwin Shaw.
Le style Capa devient la griffe d’un pionnier qui fait de nombreux émules. « Les images sont là, il n’y a qu’à les prendre » avoue-t-il.
Tout comme les photographes Joe Rosenthal (Les marines plantant le drapeau sur Owi Jima) et Evgueni Khaldei (le drapeau rouge sur le Reichtag), Robert Capa fait de ses clichés une « forme d’écriture » qui rend l’Histoire palpable et familière (Michel Frizot, historien de la photographie).
A chaque prise de vue, il cherche à comprendre, mène son enquête, épie le moment vrai où tout prend un sens. Avec lui, le reportage photo s’est transformé en art. Un art ingrat fait de souffrance. « La guerre, dit-il, est comme une actrice qui vieillit : de plus en plus dangereuse et de moins en moins photogénique ».
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Photographie de Robert Capa

Le 25 mai 1954, alors qu’il est au Vietnam Nord, près de Hanoï, en train de photographier une patrouille qui passe, Capa met le pied sur une mine et meurt dans l’explosion. Il a 40 ans.
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Photographie de Robert Capa

Ces photos témoignent à vif.

D’expositions en rétrospectives, elles continuent de bourlinguer à travers le monde. Après Séoul et Budapest en 2013, Paris, New York, ou Tokyo en ce moment, elles demeurent des « idéogrammes de la guerre » inscrits dans la représentation collective » (Thierry Grillet, BNF). A la fois symbole et message pour les générations à venir.
Les cérémonies de commémoration du 70ème anniversaire du Débarquement et de la Bataille de Normandie se dérouleront du 5 au 21 juin 2014. Elles seront le probable dernier hommage décennal en présence des acteurs et des témoins encore vivants. Le temps sera au recueillement, au respect et à l’émotion devant les 110 000 tombes réparties dans 27 cimetières militaires.
A Colleville-sur-Mer, cimetière et mémorial américains de 70 ha, 9387 jeunes gens sont enterrés. Une prière collective du kaddish y sera dite pour les 149 juifs qui s’y trouvent.
C’est moins l’héroïque victoire contre le nazisme que l’on célèbrera qu’un hommage à l’intense combat que ces soldats ont mené pour la liberté et l’honneur. Nous sommes à leurs côtés. Leur destin est entre nos mains. A nous de les garder vivants dans notre mémoire, avec lucidité et vigilance.
Sur les clichés de Capa, ces hommes résistent pour survivre, dans un néant de flotte et de danger imminent. L’empathie que nous avons pour eux éclaire sur les urgences actuelles.
Point de triomphalisme donc. Plutôt une modeste conviction que rien n’est jamais acquis.
Jean-Paul Fhima
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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