L’Islam dans la République, la République dans l’islam ? Par Jean-Paul Fhima

A Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), la crèche Baby-Loup a dû fermer ses portes le 31 décembre 2013 après l’annulation en appel par la cour de cassation du licenciement d’une employée qui refusait d’enlever son voile islamique. Le principe de laïcité invoqué par la directrice de la crèche, Natalia Baleato, n’a pas été retenu car « il ne s’applique pas dans le privé ». Depuis cet avis de justice, insultes, voitures vandalisées et menaces sur les employés et la direction de la crèche se sont succédés (Claire Chartier, 27 novembre 2013, L’Express).
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Que penser d’une telle décision ? La République est-elle à géométrie variable et la laïcité un principe qui se négocie selon les besoins ? Ne serait-ce pas utile et souhaitable de défendre une neutralité intransigeante en toute circonstance ?
On sent qu’à ce propos les institutions hésitent, et avec elles, l’état vacille un peu plus.
Il y a environ 5 millions de Musulmans en France, mais seule une minorité mènerait une offensive confessionnelle dans l’espace public.
Cette minorité incarne un islam politique, dans ses variantes les plus modérées aux plus extrêmes. Cette politisation de l’islam est inquiétante. Pour les uns, l’islamisme serait une tactique délibérée et interne à la religion musulmane. Pour les autres, il résulterait des crispations identitaires et défensives contre l’islamophobie.
Une seule certitude. En France, depuis une dizaine d’années, des clivages sérieux dans les modes de vie et de pensée provoquent une fracture sociale profonde. Chaque jour, l’ultravisibilité des pratiques religieuses musulmanes, les conversions nombreuses à l’islam dans les milieux populaires, les violences intégristes au nom d’Allah, induisent un repli communautaire qui nie ou conteste la République. Chaque jour, les mosquées profanées, les provocations extrémistes, l’intolérance antimusulmane, fragilisent la cohésion nationale.
Un islam intrusif se généralise, un racisme brutal se dévoile. Dérives, rejets et incompréhensions réciproques menacent un vivre ensemble devenu complexe.
Les récents sondages illustrent ces tensions. Alors qu’une enquête Ifop-La Croix (juillet 2011) révélait une augmentation de la pratique religieuse des Musulmans de France (71% respectent le Ramadan) et un suivi plus assidu de leur foi, ces derniers se disent davantage stigmatisés et incompris. Par ailleurs, 80% des Français non-musulmans craignent la poussée d’un islam intégriste qui influerait dangereusement sur leurs « modes de fonctionnement » (Ipsos, janvier 2013) et sont favorables à une généralisation de la laïcité dans les entreprises (enquête BVA, mars 2013).
Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman (CFCM, créé en 2003) considère que l’islam majoritairement modéré et respectueux de son environnement, est victime d’amalgames. « Acculé à une identité différente » (Figaro, 24 octobre 2012), il serait vu comme un ennemi cultuel et culturel. Les peurs de part et d’autre proviendraient d’idées reçues et fausses, nourries par des fantasmes respectifs.
Un éclairage est nécessaire. Dans la religion musulmane, il n’existe pas de barrière étanche entre le spirituel et le temporel. La confusion des deux sphères trouve ses origines dans l’évolution historique des sociétés arabo-musulmanes, selon les époques et les régions. Cette sécularisation du phénomène religieux s’oppose aux valeurs modernes des Lumières qui distinguent strictement le sacré et le profane. Pour parler clair, l’islam et la République n’ont pas les mêmes valeurs. Est-ce à dire pour autant qu’ils ne peuvent pas cohabiter ?
Le contexte national et international exacerbe les tensions entre communautés. Le fossé se creuse, pétri de défiances et de doutes.
Les attaques terroristes commises à La Défense (et à Londres), en mai 2013, étaient-elles des actes isolés ou bien l’expression d’un programme politique qui n’avoue pas son nom ? S’agit-il d’« une trahison de l’islam » comme s’empressait de le dire devant la presse le premier ministre britannique David Cameron ? Ou bien ces « fous de Dieu » qui voulaient décapiter les passants en citant des versets du Coran, sont-ils le bras armé d’une stratégie qui les dépasse ?
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Un jour de prière

C’est que la politique ne se fait pas toujours dans les isoloirs discrets, les hémicycles bons teints et les meetings enflammés. Il existe bel et bien un militantisme religieux et une stratégie idéologique de l’islam. Sans aboutir forcément à des assassinats spectaculaires qui traumatisent à juste raison l’opinion publique, les anicroches inoffensives au quotidien pèsent lourd sur le ressenti d’une certaine brutalité et d’une vraie radicalisation.
La suspicion dans les deux camps ne facilite pas le dialogue. Abdallah Zekri, président de l’Observatoire de l’islamophobie (créé fin 2010) vient de porter plainte pour diffamation contre Claude Goasguen qui évoquait le 2 février dernier, lors d’un diner de gala, la difficulté d’enseigner la shoah dans des lycées où trop d’élèves musulmans seraient « drogués » ce qui voulait dire « endoctrinés ». L’élu parisien est appelé à comparaitre au tribunal correctionnel de Nîmes le 7 avril prochain.
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Alors que Le Point titrait en novembre 2012, « Cet islam sans gêne », Franck Fregosi (CNRS) parlait d’une «logique de panique morale en train de s’installer en France autour de l’islam». Pour l’iman de la mosquée de Bordeaux, Tareq Oubrou, cette défiance nuisible à un dialogue constructif oblige à « être plus proche de la sagesse et de l’humilité», autrement dit à être plus discret et moins revendicatif dans ses pratiques religieuses (Le Monde, 5 décembre 2009).
En 2005, le politologue Olivier Roy (CNRS) déclarait en évoquant la loi sur l’interdiction du voile à l’école, que la crise ne vient pas de l’islam mais de la laïcité, gérée de manière autoritaire par l’Etat. Selon lui, la religion musulmane devrait facilement s’adapter à la société occidentale, par « une reformulation du religieux en dehors du champ traditionnel » L’islam serait une croyance « capable de s’aligner sur les courants de pensée qui existent déjà ». Pour cet expert du monde turc, « s’interroger sur la possibilité de cohabitation entre l’islam et la laïcité en France est une fausse question ».
L’acharnement à l’optimisme est une louable gymnastique mentale. Mais sans vouloir rivaliser avec Olivier Roy, on peut admettre que le simple fait d’affirmer des évidences sous-entend précisément qu’elles ne le sont pas. Ce même optimisme fait dire à Samir Amghar (EHESS) que, pour les Musulmans, le concept de démocratie n’est plus « kufr » (mécréant), c’est à dire incompatible avec la culture et les valeurs musulmanes (Le Monde des religions, 13 mars 2013). Il existe, selon lui, des rapprochements concrets entre l’occident et un islam ‘’libéral’, voire avec l’islamisme modéré. Et Amghar cite l’exemple … d’Ennahda ! Qu’en pensent les Tunisiens ?
Les vraies questions, en toute franchise et sans concession, tardent à être posées.
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Manifestation à la mosquée d’Epinay,

décembre 2010

Comment coexister avec l’islam de France comme avec n’importe quelle autre religion, sans reculer ni faillir, ni céder non plus aux vieux démons de l’intolérance ? Où se trouvent les limites de nos propres valeurs ? Où en sont nos convictions à les défendre ? L’islam est-il capable de s’engager dans cette même autocritique ? Est-il compatible avec la République ? La République est-elle compatible avec l’islam ?
Au lieu de se poser toutes ces questions, l’islam politique, dans un véritable tour de force tactique, apporte des réponses.
Dans la tradition musulmane, l’unité religieuse ancestrale (Oumma) est considérée comme un âge d’or idéalisé, celui du prophète et des premiers califes. Depuis les temps de guerre permanente et de conquête par les armes, la loi de Dieu est la seule garantie à la stabilité et à la continuité.
Confrontée aux multiples divisions internes (sunnisme, chiisme), cette unité perdue devient un objectif utopique à atteindre, en particulier en terre ‘’impie’’, non islamisée (Dar al-harb). Loin d’être un questionnement spirituel, ou un mouvement intellectuel, l’islam politique se donne pour mission de revenir à cet idéal perdu. C’est une sorte de projet réformateur dont la variante la plus radicale choisit la violence pour restaurer la foi des ancêtres. Parmi les théoriciens de cet islamisme dit pragmatique, Hassan al-Banna (1906-1949) fondateur des Frères musulmans en 1928, a appelé à l’unité des croyants par l’action sociale (charité), le retour strict à la religion (charia), et la restauration du califat originel. Son assassinat en a fait un martyr légendaire, ce qui participe beaucoup à la force mobilisatrice de la confrérie jusqu’à nos jours.
Dans le projet utopique du califat, la souveraineté est dans les mains de Dieu et le pouvoir de l’appliquer dans les mains des hommes. L’islamisme est ainsi figé dans un espace-temps a-historique « où le passé fantasmé pour sa pureté (…) dispense de se projeter dans l’avenir.» (Bertrand Badie, politologue, CERI). Les valeurs démocratiques sont vécues comme une influence étrangère, dominatrice et illégitime. La fragilité des institutions issues du printemps arabe en est un parfait exemple.
Parce qu’il guette les fragilités structurelles de l’Etat pluraliste pour accroitre son influence, l’islam politique est incompatible avec la démocratie et la modernité. En imposant aux peuples le pouvoir d’une poignée d’élus au nom de Dieu, il ferme la porte à toute forme d’interprétation (ijtihad). Cette autorité est absolue et sans contestation possible. A ce titre, l’analyse qu’en fait Samir Amin est très intéressante.
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Elections présidentielles de 2012

Pour cet économiste franco-égyptien, l’islamisme est un projet théocratique et réactionnaire. « Il n’y a pas de différence entre les courants radicaux et ceux qui voudraient se donner un visage modéré. Le projet des uns et des autres est identique » (Recherches Internationales n°83, juillet-septembre 2008). Selon Samir Amin, l’appartenance à la communauté musulmane s’impose à l’individu quelles que soient ses convictions personnelles et intimes. « L’islamisme affirme une identité collective ». Aux seuls représentants religieux revient l’exercice d’un gouvernement au nom de Dieu. Dans leurs mains, tous les pouvoirs se confondent.
Le projet politique moderne des démocraties est exactement l’inverse. Le citoyen est au cœur du débat, la laïcité garantit sa liberté, la loi préserve l’égalité des individus et l’équilibre des pouvoirs. Amin conclut : « La modernité proclame l’être humain responsable de son histoire, les idéologies dominantes prémodernes le lui interdisent ».
Pour l’imam Tarek Oubrou, les mouvements radicaux se nourrissent d’une certaine désespérance sociale et proposent la solution de ‘’l’entraide’’ communautaire. «Beaucoup souffrent de la crise», note-t-il.
Pour Omero Marongiu-Perria (sociologue des religions), la politisation de l’islam est récente en France et montre une « rupture générationnelle ». Les jeunes leaders issus de l’immigration déconstruisent les efforts d’intégration de leurs parents, et mènent dans les mosquées un combat idéologique contre la société. L’islam politique veut rompre le dialogue avec la République pour asseoir son emprise et interdire toute compréhension réciproque. « Il est salutaire de critiquer l’islam » (colloque ‘’Vers un islam français’’, 27 octobre 2012) seul moyen de rompre l’isolement des Musulmans eux-mêmes dans lequel la tentation islamiste les plonge. Par exemple, la « sacralisation prohibitive » qui déclare blasphématoire tout jugement critique conforte cet isolement. L’islam « doit se donner à voir », non pas de manière univoque et provocatrice mais par un souci de dialogue, dans une vision plurielle du monde.
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Dans les rues de Paris

Les autorités musulmanes dans notre pays se donnent-elles les moyens de promouvoir cette vision ouverte et progressiste de l’islam ? Dans les congrès au Bourget du CFCM et de l’UOIF (Union des Organisation Islamiques de France), il n’est pas rare de voir circuler à la vente libre des livres d’antisémites notoires interdits par la loi pour incitation à la haine raciste. La présence d’invités extrémistes comme le Cheikh égyptien Youssouf al Qaradawi, membre des Frères musulmans qui appelle ouvertement aux attentats-suicides, brouille les cartes et attise les malentendus au lieu de les dissiper.
On attend de la part des hauts représentants de l’autorité musulmane de France une position courageuse et ferme, consciente des enjeux et soucieuse de l’avenir.
Jean-Paul Fhima ©

 
 
 
 

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