Il y a dans la naissance d’Israël, en ce mois de mai 1948, quelque chose de biblique et de funèbre : un cri de résurrection qui devient pour le monde arabe une apocalypse inversée. La Nakba n’est pas seulement une défaite : c’est une plaie ouverte dans la chair d’un monde humilié, une saignée qui va, pendant des décennies, distiller un poison de revanche et de rêve messianique. La guerre des Six Jours, en 1967, achève d’écrire la liturgie de cette blessure. À la faillite des régimes laïques succède la ferveur des Frères musulmans. On ne parle plus de frontières : on parle de salut. La politique se dissout dans une mystique.
Dans le même temps, en Europe, le vide s’élargit. La gauche, orpheline de ses illusions marxistes, vidée de ses causes, cherche un nouveau corps à crucifier pour s’absoudre. Elle trouve le Palestinien. Non pas un homme, non pas un peuple, mais une icône. L’Occident, saturé de culpabilité coloniale, hallucinant son propre effacement, érige un Golgotha sur les ruines d’un conflit lointain. Gaza devient une Passion sans Dieu. Le Palestinien : un Christ profane, nu sous les caméras, livré à la consommation morale des démocraties fatiguées.
Ainsi naît ce que l’on appelle, faute de mot plus juste, le palestinisme. Ce n’est pas la Palestine : c’est une religion d’emprunt. Une liturgie civile pour des sociétés qui n’ont plus ni transcendance ni récit. Une foi sans Dieu, mais avec ses martyrs et ses prêtres médiatiques, ses dogmes répétés sur les écrans, dans les sermons laïcs des ONG, dans la ferveur hystérique des campus.
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Jacques Ellul l’avait vu : la propagande ne vise pas l’ignorant mais le demi-sachant, celui qui croit savoir parce qu’il s’abreuve de médiations, parce qu’il a la vanité de s’informer sur ce qu’il ne vit pas. Ce sont eux, les classes moyennes cultivées, les lecteurs de journaux du soir, les militants saturés de morale internationale, qui absorbent le récit palestiniste et en font une vérité religieuse. Non pas les ouvriers ni les ruraux, qui portent d’autres soucis : la peur de la disparition sociale, le prix de l’électricité, l’effondrement des métiers. Ceux-là vivent loin de Gaza et de Tel-Aviv. Ils subissent pourtant, dans leurs villes où s’accumulent les rancunes et les communautés, les conséquences de ce catéchisme fabriqué ailleurs.
Quant aux « quartiers populaires » que la gauche brandit comme un talisman, ils ne sont que le masque pudique des cités islamisées, où le palestinisme n’est pas une idée mais un instinct. Ici, pas besoin de propagande : la cause est un prolongement du sang, de la langue, de la prière. C’est moins une politique qu’une appartenance. Et dans cette collusion entre élite morale et identité religieuse, ce sont encore les autres classes populaires, silencieuses et périphériques, qui paient le prix.
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1987 : la première Intifada éclate. Dans les amphithéâtres parisiens, on parle de révolution. Dans les cités, c’est l’appel de la Oumma. Dans les ateliers et les campagnes, personne ne regarde : la sidérurgie s’effondre, le chômage ronge les hommes, et Gaza n’est qu’un mot sur un écran noir et blanc.
2000 : la seconde Intifada incendie les écrans. En Seine-Saint-Denis, des lycéens brûlent des drapeaux israéliens : non pas par idéologie, mais parce que c’est un signe, un rite communautaire. Dans la France périphérique, c’est un malaise, la sensation d’un conflit importé dans une nation déjà fissurée.
2014 : Gaza encore. Paris se divise entre prières laïques et slogans prophétiques. Dans les cités, on crie Khaybar. Dans les bourgs ouvriers, on détourne les yeux, on ressent l’avant-goût d’une fracture.
2023 : 7 octobre. Le massacre. À peine les corps israéliens refroidis, la machine victimaire s’enclenche. Les campus parlent de génocide. Les cités partagent les vidéos comme des trophées. Dans les villages, dans les usines, c’est la peur nue : pas celle de Gaza, mais celle de la guerre intérieure qui s’annonce.
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Le palestinisme n’est pas un projet politique : c’est une théologie moderne. Un double mythe. Pour l’Occident, un Christ de substitution. Pour l’islam, un Mahomet de reconquête. Yasser Arafat le disait, à Johannesburg, en 1994 : « Rappelez-vous Hudaybiyya : le traité est provisoire. » Le Hamas l’a gravé : « La Palestine libérée sera le prélude à la victoire de l’islam sur la terre entière. » Ce n’est plus un conflit territorial. C’est une eschatologie.
Au centre, Israël. Non pas État mais signe. Pour l’Occident, Rome et Sanhédrin. Pour l’islam, Khaybar. Carl Schmitt l’avait écrit : « Il y a des ennemis qu’on combat non pour ce qu’ils font, mais pour ce qu’ils représentent. » Israël paie cette représentation. Il paie sa simple existence.
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Le palestinisme est moins une idéologie qu’un symptôme. Il dit l’effondrement spirituel de deux mondes :
• Celui d’un Occident qui se meurt de son désenchantement et cherche dans un Christ sans Dieu un dernier rachat.
• Celui d’un islam déclinant qui rêve d’un Mahomet final pour effacer sa chute.
Il dit aussi la fracture intérieure de nos sociétés :
• Un imaginaire fabriqué par les élites morales urbaines.
• Une appropriation identitaire dans les cités islamisées.
• Un prix payé par les milieux populaires, étrangers à cette liturgie mais exposés à ses effets.
Il ne s’agit plus seulement de Palestine ni d’Israël. Il s’agit de nous, de cette Europe qui, croyant défendre les innocents, érige un autel de substitution sur les ruines de sa propre transcendance. Le palestinisme est un sacré de rechange. Une messe noire pour une civilisation en train de mourir.
© Charles Rojzman

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