Une Europe sous tension politique, institutionnelle et informationnelle. Veut-on, aussi, inventer un ministère européen de l’information pour la labelliser.
Les faits :
La Présidente de la Commission manifeste de nouvelles ambitions. Elle les affiche comment étant celles de l’UE. À leur analyse on peut avoir des doutes, car la bataille des ego fait rage.
L’Union européenne traverse une phase de fragilité politique profonde : progression des droites radicales, crise de gouvernance, lutte d’influence avec les États-Unis de Trump, et mise en place de dispositifs visant à « protéger » l’espace informationnel européen, qui soulèvent de sérieuses questions sur la liberté d’expression. Sur ce fond mouvant, la Commission multiplie les initiatives — notamment le Bouclier européen pour la démocratie — perçues par certains comme un outil de résilience, et par d’autres comme un instrument de contrôle.
1. Un paysage politique européen reconfiguré
« L’extrême droite » avance partout — et les digues cèdent
La progression des partis classés comme « extrême droite » dans toute l’UE a rendu la Commission européenne minoritaire et instable. Le fameux cordon sanitaire — ce pare-feu politique qui isolait ces formations — se fissure à Bruxelles comme à Strasbourg.
Au Parlement européen, cette rupture se cristallise autour de la future directive sur les chaînes d’approvisionnement, jugée trop contraignante par l’industrie. Le PPE (droite classique), pour obtenir une majorité, envisage désormais de s’appuyer sur l’ECR, Patriots for Europe, et même sur le groupe proche de l’AFD allemande. Résultat : une normalisation accélérée des droites radicales. Georgia Meloni était méprisée à son arrivée au pouvoir en Italie, trois ans plus tard on doit désormais compter avec elle au sein de l’UE.
Les sociaux-démocrates et les Verts se retrouvent pris au piège : s’aligner sur un texte qu’ils n’approuvent pas, ou laisser la droite sceller une coalition avec l’extrême droite.
L’AFD : de Berlin à la Maison Blanche
L’AFD est en pleine ascension dans les sondages et profite de relais inattendus :
- visites régulières à Washington ;
- appui explicite de l’administration Trump ;
- formation de militants AFD par un stratège Trumpiste à Berlin, dans une rhétorique de « guerre spirituelle » contre les « marxistes » et « mondialistes ».
Aux États-Unis, des enquêtes pointent l’existence de réseaux financiers ultraconservateurs se percevant comme une nouvelle aristocratie, favorable à des régimes forts et à la montée des droites européennes.
L’instabilité politique généralisée
L’Europe connaît une montée des radicalités de tous bords. L’extrême-gauche participe également à l’instabilité, notamment en France où sa stratégie de confrontation permanente fragilise davantage le contexte politique.
2. La bataille du renseignement européen
Ursula von der Leyen insiste pour créer un service de renseignement directement rattaché à la Commission, une ambition perçue comme :
- un dépassement de ses compétences ;
- une tentative d’empiéter sur le SEAE dirigé par Kaja Kallas (Affaires étrangères);
- une rivalité institutionnelle.
Or, l’UE dispose déjà :
- de 27 services nationaux de renseignement, jaloux de leurs prérogatives,
- et d’un service européen, l’IntCen, créé dans les années 1990, puis intégré au SEAE.
L’IntCen analyse, mais n’a pas de capacités opérationnelles. Ses limites récurrentes nourrissent régulièrement l’idée d’un véritable service européen, relancée récemment dans un rapport du président finlandais Sauli Niinistö.
Von der Leyen avance un argument sensible : réduire la dépendance au renseignement américain, particulièrement en cas d’administration Trump. Un « chantage » au renseignement est jugé possible.
Une levée de boucliers
Les capitales envoient un message clair : pas question de mutualiser des renseignements sensibles ou de créer un doublon inutile.
Les travaux de restructuration en cours au sein de l’IntCen rendent encore plus difficile la justification d’un nouveau service.
3. Le grand chantier européen : le Bouclier européen pour la démocratie
Pour faire face :
- aux ingérences étrangères,
- aux campagnes de désinformation,
- à l’érosion de la confiance civique,
- et à la polarisation politique,
la Commission propose un dispositif global en deux volets.
3.1 Le Bouclier
Son objectif : protéger l’espace démocratique européen contre les manipulations, notamment russes.
Trois priorités :
- Intégrité de l’espace informationnel
- création d’un Centre européen pour la résilience démocratique, pivot du dispositif ;
- réseau de vérificateurs de faits multilingues ;
- renforcement de la surveillance des manipulations lors des élections ;
- protocole de crise pour les attaques informationnelles transfrontalières ;
- coopération avec influenceurs et ONG.
- Protection des élections et soutien aux médias
- lignes directrices sur l’usage de l’IA dans les campagnes ;
- travail renforcé du réseau de coopération pour les élections ;
- appui au journalisme indépendant ;
- lutte contre les poursuites-bâillons.
- Renforcer la résilience citoyenne
- campagnes d’éducation aux médias et au numérique ;
- outils de participation démocratique ;
- pôle technologique pour plateformes civiques.
3.2 Stratégie pour la société civile
La Commission reconnaît l’exposition croissante des ONG à des :
- pressions politiques,
- difficultés financières,
- attaques verbales ou judiciaires.
Elle propose :
- une plateforme européenne de la société civile (2026),
- un centre de ressources numériques,
- 9 milliards d’euros via le programme AgoraEU,
- des financements diversifiés protégés juridiquement.
Protéger la démocratie… ou verrouiller l’opinion ?
Derrière la rhétorique institutionnelle, un malaise évident s’installe.
Les défenseurs des droits numériques tirent la sonnette d’alarme : Bruxelles serait en train de sacrifier la protection des données sous pression américaine. Max Schrems (Max Schrems, né en octobre 1987 à Salzbourg, est un activiste autrichien militant pour la protection des données privée) parle carrément du « plus grand recul des droits numériques de l’histoire de l’UE ».
Pendant ce temps, Trump — épaulé par Elon Musk et quelques poids lourds de la tech — cherche à desserrer l’étau réglementaire européen pour récupérer un contrôle total sur les données venues d’Europe. Le lobbying américain a fait mouche.
La Commission prépare en effet un vaste assouplissement : révision du RGPD, toilettage express de l’AI Act, et remise à plat d’autres lois numériques. Les projets du « Digital Omnibus » montrent l’ampleur du recul envisagé. Avec 151 millions d’euros dépensés en lobbying — un bond de 50 % — Washington a visiblement investi au bon endroit.
Première victime annoncée : le RGPD, dont le niveau de protection pourrait être abaissé. Les sociaux-démocrates du Parlement préviennent : toucher à la définition des données personnelles reviendrait à dynamiter le cœur du dispositif.
Le paradoxe : défendre la liberté tout en la contractant
L’UE proclame haut et fort protéger l’expression. Sur le terrain, certains y voient une mécanique de censure qui avance masquée.
L’affaire N.: l’exemple qui dérange
Licencié pour avoir osé demander si Israël devait financer la reconstruction de Gaza — par parallèle avec l’exigence européenne imposée à la Russie pour l’Ukraine.
Question jugée « inappropriée », vite assimilée à une influence russe. Expéditif, mais efficace : plus de question, plus de journaliste.
Le cas D.: la sanction sans procès
Hüseyin Doğru, journaliste allemand, est placé sous sanctions européennes pour des articles jugés « utiles à la Russie ».
Conséquences immédiates :
• comptes bloqués,
• interdiction de travailler,
• interdiction de quitter le pays,
• impossibilité d’acheter les médicaments nécessaires à sa femme enceinte.
Pour un ancien juge de la CJUE : c’est une « mort civile ».
Si ce précédent s’installe, l’UE pourrait punir des opinions sans jamais passer par un tribunal. Un outil puissant, et potentiellement dévastateur.
L’information, nouveau front de guerre
Les puissances occidentales ont longtemps influencé les débats étrangers via médias internationaux et réseaux diplomatiques.
Mais aujourd’hui, leurs adversaires — Russie, États non occidentaux, acteurs privés mondialisés — utilisent les mêmes armes.
RT et Sputnik sont interdits dans l’UE, mais leurs contenus circulent toujours. D’où la tentation grandissante, à Bruxelles, de resserrer l’étau.
La question devient explosive : sécurisation de l’espace public ou contrôle de la dissidence ?
Conclusion
L’UE avance dans un champ de mines :
• extrêmes en ascension,
• alliances politiques bousculées,
• poids grandissant de l’administration Trump,
• gouvernance européenne fragilisée,
• guerre informationnelle permanente.
Pour y répondre, Bruxelles propose un arsenal : fact-checking élargi, centre de résilience, encadrement renforcé des médias.
Pour les uns, ce sont des outils de survie démocratique.
Pour les autres, les briques d’un futur appareil de contrôle.
Une question traverse tout le débat :
L’UE protège-t-elle la démocratie… ou son propre narratif ( son story board ) ? S’agit-il de créer un Made in UE pour l’information avec des version nationales, i.e. française, allemande, … ?
Surtout lorsque la Commission peine à traiter ses dossiers structurants : immigration, frontières, lutte contre l’antisémitisme (malgré l’échec de son plan), narcotrafic, bras de fer commercial avec Washington, blocage du Mercosur.
À ce stade, certains voient une fuite en avant réglementaire destinée à masquer l’impuissance sur les sujets lourds.
D’où une idée simple : plutôt que multiplier les « boucliers informationnels », pourquoi ne pas créer enfin une agence européenne anti-drogue — l’équivalent de la DEA américaine — pour s’attaquer au fléau croissant de la drogue en Europe ?
© Francis Moritz
Francis Moritz a longtemps écrit sous le pseudonyme « Bazak », en raison d’activités qui nécessitaient une grande discrétion. Ancien cadre supérieur et directeur de sociétés au sein de grands groupes français et étrangers, Francis Moritz a eu plusieurs vies professionnelles depuis l’âge de 17 ans, qui l’ont amené à parcourir et connaître en profondeur de nombreux pays, avec à la clef la pratique de plusieurs langues, au contact des populations d’Europe de l’Est, d’Allemagne, d’Italie, d’Afrique et d’Asie. Il en a tiré des enseignements précieux qui lui donnent une certaine légitimité et une connaissance politique fine. Fils d’immigrés juifs, il a su très tôt le sens à donner aux expressions exil, adaptation et intégration. © Temps & Contretemps

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