Par Michèle Tribalat
L’Allemagne avait, jusqu’en 2021, une manière bien à elle de compter ce que j’ai appelé « la population d’origine étrangère ». Elle vient de changer de méthode. Nous verrons quel effet a eu cette innovation récente sur les données produites en Allemagne et essaierons ensuite de les comparer aux données françaises définies autrement.
Nouvelle définition de la population d’« origine immigrée » en Allemagne
Si elle était jusque récemment présentée sous l’appellation « migrationshintergrund » qui se traduit en anglais par « migration background » et que l’on peut traduire en français par origine migratoire, l’Office fédéral de la statistique allemande – Destatis – parle désormais d’histoire migratoire.
Cette évolution s’appuie sur les recommandations d’une Commission d’experts sur l’intégration qui remit son rapport[1] au parlement en janvier 2021 (voir encadré). Dans les informations figurant sur le document Excel regroupant les principales données du micro-recensement de 2024 sur l’histoire migratoire, Destatis souligne l’intérêt de cette évolution qui aligne l’Allemagne sur les définitions retenues par Eurostat et les Nations unies. Il reprend l’argument selon lequel, comme le souhaite la Commission d’experts, les nouvelles appellations limitent la stigmatisation des groupes concernés. Le rapport recommande de parler désormais d’immigrés[2] et de descendants directs d’immigrés, ensemble que Destatis dénomme « personnes ayant une histoire migratoire » dans les tableaux qu’il met en ligne. Cette distinction par génération pour les personnes nées en Allemagne, qui n’était pas clairement faite dans l’ancienne définition, est un progrès.
Alors que l’origine migratoire reposait principalement sur la nationalité de naissance (allemande ou non)[3], l’histoire migratoire se fonde désormais sur une division par génération à partir du pays de naissance des individus ou de leurs parents. Les experts de la Commission, malgré leur pudeur de gazelle, ont dû se résoudre à trouver un nom signifiant à la nouvelle classification qu’ils recommandaient. Pour eux, l’appellation par génération reste problématique, mais c’est celle qui répond le mieux à la fois aux exigences scientifiques et aux attentes du public et des politiques.
Comme en Suède, pour être retenus dans la définition officielle, les descendants d’immigrés doivent avoir leurs deux parents nés à l’étranger. Destatis donne quelques informations sur ceux dont un seul parent est immigré et qui étaient inclus dans l’ancienne définition, pourvu qu’un des parents soit né avec une nationalité étrangère. Comme l’étaient d’ailleurs les enfants nés en Allemagne de parents nés en Allemagne avec une nationalité étrangère. Il y a quelque paradoxe à exclure de l’histoire migratoire les personnes nées en Allemagne d’un seul parent né à l’étranger au motif qu’elles s’intégreraient plus facilement et d’inclure les personnes nées en Allemagne de parents nés allemands à l’étranger.
Au pays de naissance, s’ajoute l’année d’arrivée en Allemagne qui ne doit pas être antérieure à 1950. Mais l’année d’entrée des parents n’est collectée, conformément à la loi actuelle sur le micro-recensement, que pour les Allemands de naissance. Elle n’est donc pas connue pour les parents ne vivant pas au foyer des personnes enquêtées et qui sont de nationalité étrangère, devenus allemands ou des rapatriés tardifs. Ces parents sont présumés être venus en Allemagne à partir de 1950.
La nouvelle définition a été mise en œuvre par Destatis à partir du micro-recensement de 2022. On dispose donc aujourd’hui de trois années. Par souci de continuité et pour éclairer les comparaisons entre les deux définitions, Destatis continuera de publier un temps des données dans l’ancienne définition. Cette bonne idée nous permet de confronter les résultats obtenus avec les deux méthodes.
Histoire migratoire ou origine migratoire ? Ce qui a changé avec la nouvelle définition pour les trois premières années de mise en œuvre (en milliers)

Première remarque. Les personnes qui sont supposées avoir immigré sur le territoire actuel de l’Allemagne avant 1950 ou qui y sont nées de deux parents nés en Allemagne sont dites « sans histoire migratoire ». Reste la catégorie à part de celles qui sont nées en Allemagne d’un seul parent immigré, que Destatis ne peut manifestement pas classer parmi ceux qui n’ont pas d’histoire migratoire, mais ne veut pas non plus définir comme descendants d’immigrés. La statistique allemande leur attribue donc une histoire migratoire de fait. Ainsi, en 2024, Destatis considérera que 21, 2 millions de personnes ont une histoire migratoire qui compte, tout en reconnaissant que seulement 57,4 millions sont sans histoire migratoire.
Deuxième remarque. À 200 000 ou 300 000 près, les effectifs obtenus avec la nouvelle définition voisinent avec ceux de l’ancienne, pourvu qu’on y inclue les personnes dont un seul parent est immigré : un peu plus de 25 millions en 2024 dans les deux cas, soit 30,4 ou 30,6 %. Dans la nouvelle définition étroite retenue par Destatis, ce serait 25,6 %. La population sans histoire migratoire, qui est équivalente dans les deux définitions, aurait perdu 1,3 million de personnes (-2,3 %) alors que celle des immigrés et descendants d’immigré(s) en aurait gagné un peu plus de 2,2 millions, dans l’ancienne définition et une nouvelle définition qui inclurait les personnes nées d’un seul parent immigré. Le type de définition ne change pas grand-chose à l’évolution du nombre d’immigrés et d’enfants d’immigrés de 2022 à 2024. Il a augmenté de près de 10 % dans tous les cas. Si la population de l’Allemagne s’est accrue sur cette période de 1,1 %, elle le doit entièrement à l’apport migratoire.
Une population majoritairement d’origine européenne quelle que soit la définition retenue
Destatis ne fournissant pas d’indications sur la composition par origine des personnes nées d’un seul parent immigré, ce sont les définitions officielles qui sont ici retenues.
Répartition par pays de naissance des immigrés ou des parents des descendants directs d’immigrés en 2024, selon la définition

Note : Destatis classe la Turquie dans les pays européens. Je l’ai reclassée en Asie, ce qui correspond à la pratique à l’Insee.
Précisons tout de suite que Destatis avait eu l’idée saugrenue, dans sa pratique de l’ancienne définition, de refuser de choisir lorsque les deux parents d’un descendant n’avaient pas la même nationalité de naissance, ce qui donnait, en 2024, 791 000 cas dits indéterminés, auxquels s’ajoutaient 991 000 non-réponses, soit 19,3 % du total. Ce qui ne laisse d’autre choix, pour mener la comparaison avec la nouvelle définition, que de leur appliquer la répartition par pays de naissance des parents connus. Fort heureusement, dans sa nouvelle définition, Destatis a consenti à choisir. Il a ainsi retenu le pays de naissance de la mère, comme en Suède[4]. Les cas non renseignés indiqués sont très peu nombreux.
La répartition par origine diffère principalement pour la génération née en Allemagne. Dans celle des immigrés, elle est extrêmement proche dans les deux cas, avec une domination européenne (55 %) devant l’Asie (36 %) et une présence africaine très faible (5 %). Chez les immigrés de l’UE, ceux nés en Pologne dominent. Pour le reste de l’Europe, ce sont ceux venus de Russie et d’Ukraine. Pour l’Asie, si les personnes nées en Turquie sont les plus nombreuses, la provenance des autres Asiatiques garde la trace d’épisodes historiques anciens (rapatriés tardifs du Kazakhstan) ou plus récents (Syrie). Les écarts entre les deux définitions des descendants directs d’immigrés reflètent surtout les différences de propension à l’union mixte des courants migratoires. Ainsi, la nouvelle définition, excluant ces unions chez les parents, diminue, par rapport à l’ancienne, la part des descendants de parents nés dans l’UE, au profit de ceux dont les parents sont nés en Russie ou au Proche et Moyen Orient par exemple. Ces différences entre nouvelle et ancienne définitions sont évidemment atténuées pour l’ensemble des personnes auxquelles Destatis attribue une histoire ou une origine migratoire, car il y a plus de trois fois plus d’immigrés que de descendants directs dans la nouvelle définition.
Une population d’origine immigrée beaucoup plus européenne qu’en France
Comparaison de la composition par origine de la population des immigrés et des descendants directs d’immigrés en Allemagne et en France en 2024

Note : Pour la France, la population d’origine immigrée ajoute au nombre d’immigrés (population totale, recensement) le nombre d’enfants nés en France de parent(s) immigré(s) (population des ménages ordinaires, enquête Emploi). Le total est très légèrement sous-estimé en raison des champs différents. Les données sont provisoires. Rappelons qu’en France un immigré est quelqu’un né à l’étranger de nationalité étrangère ou Français par acquisition.
Dans sa définition, la France couvre un spectre à la fois plus large, puisqu’elle englobe les personnes nées en France d’un seul parent immigré, et plus restreint, puisque les personnes nées françaises à l’étranger et leurs descendants directs ne sont pas comptés. Si l’on connaît le nombre des individus nés Français à l’étranger (1,6 million en 2024, dont de nombreux rapatriés), nous ne savons rien sur ceux dont les parents sont ou étaient dans cette situation. Et, compte tenu de leur âge (la moitié seulement avait moins de 61 ans en 2019) et de leur provenance (65 % étaient nés en Afrique en 2019), un nombre conséquent de descendants directs en grande partie d’« origine africaine » est vraisemblable. À ma connaissance, l’Insee ne publie pas d’informations sur le sujet.
S’il est difficile de trancher sur l’écart de proportion de personnes d’origine immigrée entre l’Allemagne et la France à champ constant, sa connaissance ne chamboulerait guère la différence colossale dans l’origine de ces personnes entre les deux pays. Alors que, dans la nouvelle définition comme dans l’ancienne, autour de 53 % des personnes d’origine immigrées en Allemagne sont d’origine européenne, ce n’est le cas que de 34 % en France. Ceux d’origine non européenne sont relativement plus nombreux en France qu’en Allemagne. Mais, surtout, près de la moitié de la population d’origine immigrée est d’origine africaine en France. C’est près de 9 fois moins en Allemagne. Après l’Europe, c’est l’origine asiatique qui y est prépondérante.
Rendre comparables les données allemandes et françaises ne nécessiterait aucun changement dans les outils de collecte. Destatis pourrait très bien publier la répartition par origine des personnes nées en Allemagne dont un seul parent est né à l’étranger. De même, l’Insee a la possibilité, tout en conservant la définition française spécifique, de rendre publiques les données correspondant à la définition allemande. Elle pourra même le faire désormais à partir des enquêtes annuelles de recensement qui recueillent, à partir de 2025, le pays de naissance des parents.
Encadré
Les recommandations sur les aspects statistiques de la Commission d’experts dans son rapport Shaping Immigration Together
Dans ce rapport, une section intitulée Les termes courants doivent être examinés avec soin invite à analyser les mots et concepts ainsi que leur utilisation pour éviter d’envoyer des messages implicites. Dans le chapitre nommé Une nouvelle conception de l’immigration, la Commission remet en question le concept d’origine migratoire (migrationshintergrund) utilisé jusque-là, tant dans son appellation que dans son contenu. Elle fixe les règles qui devraient guider l’appellation du concept de substitution. Le terme doit être reconnu par les non-spécialistes, ne pas être linguistiquement exclusif, inclure correctement les membres du groupe sans ambiguïté, ne pas attribuer un statut juridique inexact et permettre de poursuivre la collecte de statistiques satisfaisant les exigences scientifiques. La Commission a ainsi choisi, à trois voix près sur vingt-cinq, l’expression « immigrés et leurs descendants (directs) ».
L’appellation « étranger » est de nature juridique. Se cantonner à cette variable fait disparaître de l’examen statistique de nombreux Allemands qui ont autrefois immigré ou sont nés de parent(s) immigré(s) et sont les mieux intégrés. C’est pourquoi Destatis avait développé le concept d’« origine migratoire » pour la 1ère fois en 2005, à partir des micro-recensements, enquête obligatoire auprès d’un échantillon de 1 %. Il regroupait les personnes qui n’étaient pas – ou dont les parents n’étaient pas – allemands de naissance. Cette définition ne comprenait pas de limite en termes de générations pour ceux qui sont nés en Allemagne.
La principale critique analytique de ce concept qu’énonce la Commission porte sur le mélange de la nationalité et de l’expérience migratoire. Par ailleurs, elle souligne l’inconvénient qu’il y a à mélanger les générations nées en Allemagne qui fait ainsi obstacle à une analyse pertinente du processus d’intégration.
Mais ce concept a eu le mérite de faire prendre conscience de l’importance numérique de la population apportée par l’immigration. Ainsi, en 2024, autour de 42 % des moins de 20 ans ont une origine migratoire. Dans les circonscriptions de Berlin, Stuttgart, Brème, Hambourg et Darmstadt, cette proportion dépasse aussi 40 % pour l’ensemble des habitants. Si l’expression « origine migratoire » est utilisée internationalement (OCDE par exemple), son contenu est alors différent et ne passe pas par la nationalité mais par le pays de naissance des personnes ou de leurs parents.
Ce concept a aussi été critiqué pour son effet de « labellisation » auquel les Allemands de différentes générations n’ont pas la possibilité d’échapper. Il aurait ainsi simplement remplacé celui d’étranger tout en gardant sa connotation négative désignant une partie problématique de la population. Ce qui contribue à la formation de préjugés et à la discrimination.
Toutes ces critiques ont donc conduit la Commission, sans abandonner le recueil de la nationalité, à exclure ce critère de la définition d’un nouveau concept ne reposant plus que sur le pays de naissance des enquêtés et de leurs parents, l’année d’arrivée en Allemagne ne pouvant pas remonter en-deçà de 1950.
Mais, bizarrement, la Commission invoque la meilleure réussite scolaire constatée chez les enfants dont un seul parent est immigré, pour exclure les personnes ayant cette parenté et ne garder que ceux dont les deux parents sont nés à l’étranger : « Si un seul des parents a immigré, on peut supposer que les réalités de la vie sont moins fortement influencées par la migration ». Il est étrange de voir mobiliser cet argument de meilleure réussite des enfants de couples mixtes, tout en gardant les Allemands de naissance nés à l’étranger et même leurs enfants pourvu que les deux parents allemands soient nés à l’étranger. Catégories pour lesquelles on pourrait invoquer le même argument.
Les trois avis dissidents
Barbara John recommandait de se limiter aux personnes nées à l’étranger, sans retenir leurs descendants dans un groupe séparé. Pour le reste, seule la nationalité devait être conservée. Les immigrants n’ayant pas de spécificité commune isolable, leurs difficultés proviennent de caractéristiques sociales et non d’une catégorie générale telle que l’expérience migratoire. Elle voit un inconvénient à l’usage de concepts tels que l’origine migratoire : celui de mettre en évidence sa « croissance inexorable » « qui encourage un discours de droite du type ‘de moins en moins d’Allemands, de plus en plus d’immigrés’ ». Les distinctions statistiques entre différents types d’Allemands finissent par se manifester dans les discours politiques et les pratiques sociales. « L’altérité devient une caractéristique indélébile par décret de l’État ».
Suzanne Worbs avance les raisons qui auraient dû conduire, au contraire, à garder le concept d’origine migratoire au moment même où il convenait parfaitement à sa nouvelle définition, ce qui n’était pas le cas avant. Il a été établi il y a 15 ans et a servi à bâtir un système de données sur l’intégration. Il va être difficile de le remplacer. Par ailleurs, c’est le sort de toute catégorie statistique de risquer d’être connotée négativement, dès que l’on distingue des segments de population. Remplacer, par une paraphrase de plusieurs mots, une expression dont l’usage a été intégré risque de cantonner cette paraphrase aux statistiques officielles.
Si Daniel Thym était d’accord avec l’idée que l’Allemagne est bien un pays d’immigration, il ne l’était pas pour utiliser l’expression « immigrés[5] et leurs descendants (directs) » car l’immigration peut être temporaire. Pour lui, il ne faudrait parler d’immigration qu’en cas de personnes ayant l’intention de résider légalement en Allemagne avec, en perspective, la naturalisation. Si l’Allemagne est un pays d’immigration cela n’implique pas que tout le monde soit autorisé à y venir. Craignant que la nouvelle expression n’entraîne la même labellisation négative, il trouvait plus élégant de parler des « nés à l’étranger et leurs enfants » car cela circonscrirait ainsi plus explicitement les descendants à la première génération née en Allemagne.
Pour finir, citons la première phrase du court chapitre intitulé Perspectives et qui ne dépayserait pas les Français :
« L’Allemagne est un pays d’immigration. Les décideurs politiques et tous les membres de cette société, quelle que soit leur durée de résidence dans le pays, peuvent ensemble veiller à ce que la diversité soit considérée comme une richesse et à ce que les défis soient relevés de manière proactive. »[6] [Je souligne]
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Notes
[1] Shaping our immigration Society together, https://www.fachkommission-integrationsfaehigkeit.de/fk-int/ueber-uns.
[2] Immigré n’existe pas en allemand (einwanderer se traduit plutôt en français ou en anglais par immigrant).
[3] Un point sur la population d’origine étrangère en Allemagne en 2018, https://www.micheletribalat.fr/435108953/444201935.
[4] https://www.micheletribalat.fr/435108953/453126773.
[5] Voir note 2.[6] Traduction Deepl.
[6] Traduction Deepl.
Michèle Tribalat
Source: Blog de Michèle Tribalat http://www.micheletribalat.fr/
Nouvelle manière de compter la population d’origine immigrée en Allemagne | micheletribalat.fr

Michèle Tribalat est démographe. Elle a publié notamment Statistiques ethniques, une querelle bien française, L’Artilleur, en 2016, et « Immigration, idéologie et souci de la vérité », L’Artilleur, 2022.


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