La lumière en période sombre. Par Jonathan Sacks

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Pourquoi est-ce Jacob, et non pas Abraham, Isaac ou Moïse, qui a été reconnu comme le véritable père du peuple juif ? Nous sommes appelés “la congrégation de Jacob”, “les enfants d’Israël”.

Jacob/Israël est l’homme dont nous portons le nom. Mais Jacob n’a pas commencé le périple juif, c’est Abraham. Jacob n’a pas connu d’épreuve comme Isaac lors de la Akéda. Il n’a pas sorti le peuple juif hors d’Égypte et ne leur a pas donné la Torah. Il est important de mentionner que tous ses enfants sont restés dans la tradition, à la différence d’Abraham et d’Isaac. Mais cela ne fait que repousser la question au prochain niveau. Pourquoi a-t-il réussi alors qu’Abraham et Isaac ont échoué ?

Il semblerait que la réponse se trouve dans la Paracha de Vayétsé et dans celle de Vayichla’h. Jacob était l’homme pour qui les plus grandes visions lui venaient la nuit lorsqu’il était seul, éloigné de la maison, en fuyant d’un danger à l’autre. Dans la Paracha de Vayétsé, fuyant Esaü, il s’arrête et se repose pour la nuit, avec seulement une pierre sur laquelle s’allonger, et il a une révélation :

Il eut un songe que voici : Une échelle était dressée sur la terre, son sommet atteignait le ciel et des messagers divins montaient et descendaient le long de cette échelle… Jacob, s’étant réveillé, s’écria: “Assurément, l’Éternel est présent en ce lieu et moi je l’ignorais.” Et, saisi de crainte, il ajouta : “Que ce lieu est redoutable ! Ceci n’est autre que la maison de l’Eternel et c’est ici la porte du ciel.”

Béréchit 28, 12–17

Dans la Paracha de Vayichla’h, fuyant Lavan et terrifié à l’idée de rencontrer Esaü à nouveau, il se bat au milieu de la nuit avec un étranger dont on ne connaît pas l’identité.

Et l’homme déclara :

“Jacob ne sera plus désormais ton nom, mais bien Israël ; car tu as jouté contre des puissances célestes et humaines et tu es resté fort.” … Jacob appela ce lieu Penïel « parce que j’ai vu un être divin face à face et que ma vie est restée sauve.”

Béréchit 32, 29–31

Tels sont les événements spirituels décisifs de la vie de Jacob, qui surviennent pourtant dans l’espace liminal (c’est-à-dire dans l’espace entre une chose et une autre, qui n’est ni un point de départ ni une destination), au moment où Jacob est en danger dans les deux directions, de là où il vient et là où il va. Mais c’est précisément lors de ces moments de vulnérabilité extrême qu’il rencontre D.ieu et trouve le courage de continuer malgré tous les obstacles qui se dressent sur son chemin.

Telle est la force que Jacob a léguée au peuple juif. Ce qui est remarquable, ça n’est pas que ce si petit peuple ait survécu des tragédies qui auraient certainement anéanti tout autre peuple : la destruction des deux Temples, les conquêtes babylonienne et romaine, les expulsions, les persécutions, les pogroms du Moyen-Âge, la montée de l’antisémitisme au dix-neuvième siècle en Europe, et l’Holocauste. Ce qui est remarquable, c’est qu’après chaque cataclysme, le judaïsme s’est renouvelé, atteignant de nouveaux sommets.

Durant l’exil babylonien, le judaïsme a approfondi son engagement envers la Torah. Après la destruction romaine de Jérusalem, il a produit les grands monuments littéraires de la Torah orale : le Midrach, la Michna et la Guémara. Durant le Moyen-Âge, il a produit les grands chefs-d’œuvre du droit, et des commentaires sur la Torah, ainsi que la poésie et la philosophie. Seulement trois ans après l’Holocauste, il a proclamé l’État d’Israël, le retour juif vers l’histoire après la nuit la plus noire de l’exil.

Lorsque je suis devenu Grand Rabbin, j’ai dû subir un examen médical. Le médecin m’a fait marcher sur un tapis roulant à un rythme rapide. “Qu’est-ce que vous vérifiez ?” Lui demandai-je. “Ma vitesse, ou la durée durant laquelle j’arrive à rester sur le tapis roulant ?” “Ni l’un ni l’autre”, m’a-t-il répondu. “Je vais examiner combien de temps cela prend pour que votre pouls revienne à la normale, après que vous soyez descendu du tapis roulant”. C’est là que j’ai réalisé que la santé était mesurée par le pouvoir du rétablissement. Cela est vrai pour tous, mais à plus forte raison pour les dirigeants et pour le peuple juif, une nation de dirigeants. (C’est cela que la phrase “une nation de prêtres” signifie, à mon avis, Exode 19, 6).

Les dirigeants endossent la responsabilité des crises. Cela fait partie intégrante du leadership. Lorsque l’on a demandé à Harold Macmillan, premier ministre d’Angleterre entre 1957 et 1963, quel fut l’aspect le plus difficile de sa gouvernance, il a répondu : “les événements, mes chers, les

événements”. De mauvaises choses peuvent survenir, et lorsqu’elles surviennent, le leader doit prendre les rênes afin que les autres puissent dormir la nuit.

Le leadership, en particulier lorsqu’il s’agit de l’esprit, est extrêmement stressant. Quatre personnages du Tanakh, Moïse, le prophète Elie, Jérémie et Yona, ont même imploré la mort plutôt que de continuer. Cela ne s’est pas seulement produit dans le passé lointain. Abraham Lincoln a souffert de dépression sévère. De même pour Winston Churchill, qui la surnommait son “chien noir”. Mahatma Gandhi et Martin Luther King Jr. ont tous les deux essayé de se suicider dans leur adolescence et sont passés à travers des phases dépressives dans leur vie adulte. La même chose s’est produite chez plusieurs artistes, parmi eux Michelangelo, Beethoven, et Van Gogh.

Est-ce la grandeur qui mène à des moments de désespoir, ou bien est-ce les moments de désespoir qui mènent à l’excellence ? Ceux qui dirigent internalisent-ils les moments de stress et de tensions de leur époque ? Ou bien est-ce ceux qui sont habitués au stress dans leur vie émotive qui trouvent du réconfort en menant des vies exceptionnelles ? Il n’y a aucune réponse qui soit assez convaincante qui existe dans la littérature jusqu’à présent. Mais Jacob était un individu plus volatile émotivement qu’Abraham, qui fut souvent serein devant de grandes épreuves, ou bien Isaac, qui était particulièrement détaché. Jacob avait peur, Jacob aimait, Jacob a passé plus de temps en exil que tout autre patriarche. Mais Jacob a été endurant et a persévéré. De tous les personnages de Béréchit, il est le grand survivant.

La capacité de survivre et de récupérer fait partie intégrante de ce qu’est un leader. C’est la volonté de vivre une vie remplie de risques qui distingue ce genre d’individus des autres. C’est ce qu’a déclaré Théodore Roosevelt dans l’un de ses plus grands discours jamais prononcés sur ce sujet :

“Ce n’est pas le critique qui importe ; pas l’homme qui signale comment le fort trébuche, ou comment l’accomplisseur d’actions aurait pu mieux les faire. La gloire revient à l’homme qui se trouve réellement dans l’arène ; l’homme au visage boursouflé par la poussière, la sueur et le sang ; l’homme qui quête vaillamment, qui se trompe, qui échoue de peu, encore et encore, – car il n’y a pas d’effort sans erreur ni échec – mais qui cherche vraiment à accomplir ses actions. L’homme qui connaît de grands enthousiasmes, les grandes dévotions, qui se dépense dans une cause noble. Lui qui, au mieux, connaît à sa fin le triomphe du haut accomplissement, et qui, au pire, s’il échoue, échoue au moins en ayant grandement osé, si bien que sa place ne se trouve jamais parmi ces froides et timides âmes qui ne connaissent ni la victoire, ni la défaite.”[1]

Jacob a enduré la rivalité avec Esaü, la rancœur de Laban, la tension entre ses femmes, la tension entre ses enfants, la mort prématurée de sa bien-aimée Rachel, et la perte de son fils favori Joseph pendant plus de vingt-deux ans. Il a déclaré à Pharaon : “Le nombre des années de mes pérégrinations a été court et malheureux” (Béréchit 47, 9). Mais sur le chemin, il a “rencontré” des anges, et peu importe qu’ils se soient battus avec lui ou qu’ils aient grimpé l’échelle jusqu’au ciel, ils ont illuminé la nuit avec une aura de transcendance.

Essayer, tomber, avoir peur mais continuer d’avancer : c’est ce que cela prend pour être un leader. C’était Jacob, l’homme qui, au plus bas de sa vie, avait la plus grande vision du ciel.


[1] Théodore Roosevelt, “Citizenship in a Republic”, discours donné à la Sorbonne, Paris, 23 Avril 1910.


Version anglaise

Light in Dark Times
ויצא

 Vayetse • 57745781

What is it that made Jacob – not Abraham or Isaac or Moses – the true father of the Jewish people? We are called the “congregation of Jacob,” “the Children of Israel.” Jacob/Israel is the man whose name we bear. Yet Jacob did not begin the Jewish journey; Abraham did. Jacob faced no trial like that of Isaac at the Binding. He did not lead the people out of Egypt or bring them the Torah. To be sure, all his children stayed within the faith, unlike Abraham or Isaac. But that simply pushes the question back one level. Why did he succeed where Abraham and Isaac failed?

It seems that the answer lies in parshat Vayetse and parshat Vayishlach. Jacob was the man whose greatest visions came to him when he was alone at night, far from home, fleeing from one danger to the next. In parshat Vayetse, escaping from Esau, he stops and rests for the night with only stones to lie on, and he has an epiphany:

He had a dream in which he saw a stairway resting on the earth, with its top reaching to heaven, and the angels of God were ascending and descending on it…. When Jacob awoke from his sleep, he thought, “Surely the Lord is in this place, and I was not aware of it.” He was afraid and said, “How awesome is this place! This is none other than the house of God; this is the gate of heaven.”

Gen. 28:12–17
In parshat Vayishlach, fleeing from Laban and terrified at the prospect of meeting Esau again, he wrestles alone at night with an unnamed stranger:

Then the man said, “Your name will no longer be Jacob, but Israel, because you have struggled with God and with humans and have overcome.”…So Jacob called the place Peniel, saying, “It is because I saw God face to face, and yet my life was spared.”

Gen. 32:29–31
These are the decisive spiritual encounters of Jacob’s life, yet they happen in liminal space (the space between, neither a starting point nor a destination), at a time when Jacob is at risk in both directions – where he comes from and where he is going to. Yet it is at these points of maximal vulnerability that he encounters God and finds the courage to continue despite all the hazards of the journey.

That is the strength Jacob bequeathed to the Jewish people. What is remarkable is not merely that this one tiny people survived tragedies that would have spelled the end of any other people: the destruction of two Temples; the Babylonian and Roman conquests; the expulsions, persecutions, and pogroms of the Middle Ages; the rise of antisemitism in nineteenth-century Europe; and the Holocaust. It is truly astonishing that after each cataclysm, Judaism renewed itself, scaling new heights of achievement.

During the Babylonian exile, Judaism deepened its engagement with the Torah. After the Roman destruction of Jerusalem it produced the great literary monuments of the Oral Torah: Midrash, Mishnah, and Gemara. During the Middle Ages, it produced masterpieces of law and Torah commentary, poetry, and philosophy. A mere three years after the Holocaust it proclaimed the State of Israel, the Jewish return to history after the darkest night of exile.

When I first became Chief Rabbi I had to undergo a medical examination. The doctor had me walking at a very brisk pace on a treadmill. “What are you testing?” I asked him. “How fast I can go, or how long?” “Neither,” he replied. “I will be observing how long it takes for your pulse to return to normal, after you come off the treadmill.” That is when I discovered that health is measured by the power of recovery. That is true for everyone, but doubly so for leaders and for the Jewish people, a nation of leaders. (This, I believe, is what the phrase “a kingdom of Priests” [Ex. 19:6] means).

Leaders suffer crises. That is a given of leadership. When Harold Macmillan, Prime Minister of Britain between 1957 and 1963, was asked what the most difficult aspect of his time in office was, he famously replied, “Events, dear boy, events.” Bad things happen, and when they do, the leader must take the strain so that others can sleep easily in their beds.

Leadership, especially in matters of the spirit, is deeply stressful. Four figures in Tanach – Moses, Elijah, Jeremiah, and Jonah – actually prayed to die rather than continue. This was not only true in the distant past. Abraham Lincoln suffered deep bouts of depression. So did Winston Churchill, who called it his “black dog.” Mahatma Gandhi and Martin Luther King Jr. both attempted suicide in adolescence and experienced depressive illness in adult life. The same was true of many great creative artists, among them Michelangelo, Beethoven, and Van Gogh.

Is it greatness that leads to moments of despair, or moments of despair that lead to greatness? Do those who lead internalise the stresses and tensions of their time? Or is it that those who are used to stress in their emotional lives find release in leading exceptional lives? There is no convincing answer to this in the literature thus far. But Jacob was a more emotionally volatile individual than either Abraham, who was often serene even in the face of great trials, or Isaac, who was particularly withdrawn. Jacob feared; Jacob loved; Jacob spent more of his time in exile than the other patriarchs. But Jacob endured and persisted. Of all the figures in Genesis, he was the great survivor.

The ability to survive and to recover is part of what it takes to be a leader. It is the willingness to live a life of risks that makes such individuals different from others. So said Theodore Roosevelt in one of the greatest speeches ever made on the subject:

It is not the critic who counts; not the man who points out how the strong man stumbles, or where the doer of deeds could have done them better. The credit belongs to the man who is actually in the arena, whose face is marred by dust and sweat and blood; who strives valiantly; who errs, who comes short again and again, because there is no effort without error and shortcoming; but who does actually strive to do the deeds; who knows great enthusiasms, great devotions; who spends himself in a worthy cause; who at the best knows in the end the triumph of high achievement, and who at the worst, if he fails, at least fails while daring greatly, so that his place shall never be with those cold and timid souls who neither know victory nor defeat.

Theodore Roosevelt, “Citizenship in a Republic”, speech given at the Sorbonne, Paris, 23 April 1910.
Jacob endured the rivalry of Esau, the resentment of Laban, the tension between his wives and children, the early death of his beloved Rachel, and the loss – for twenty-two years – of his favourite son, Joseph. He said to Pharaoh, “Few and evil have been the days of my life” (Gen. 47:9). Yet, on the way he “encountered” angels, and whether they were wrestling with him or climbing the ladder to heaven, they lit the night with the aura of transcendence.

To try, to fall, to fear, and yet to keep going: that is what it takes to be a leader. That was Jacob, the man who at the lowest ebbs of his life had his greatest visions of heaven.

© Jonathan Sacks

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