Jacqueline Keller, In memoriam: la décennie 80. Par Richard Prasquier

Jacqueline Keller nous a quittés le 18 novembre après une vie aussi longue qu’exemplaire, déjà riche en activités communautaires quand elle a été nommée Directrice Générale du Crif en 1981. Enfant cachée dans un couvent pendant la guerre, fille d’un Juif de  Lublin de famille orthodoxe devenu libre-penseur à Paris, engagée après son mariage avec Henri Keller dans une pratique rigoureuse  et ouverte, active aussi bien dans l’aide aux Juifs d’Afrique du Nord dans les années 60 que dans le soutien des refuzniks soviétiques dans les années 70, Jacqueline Keller exerça au Crif pendant 15 ans des responsabilités  inhabituelles à l’époque pour une femme. Elle y laissa un exemple de rigueur, d’efficacité et de bienveillance, sous la présidence de Theo Klein, Jean Kahn et Henri Hajdenberg, jusqu’à prendre en 1995 sa retraite à 67 ans.

Aujourd’hui ceux qui ont l’âge  se rappellent bien  les événements des années 1990-1995 en Israël: la première guerre du Golfe avec les Scud de Saddam lancés sur un pays qui, sur la demande américaine, a accepté de ne pas réagir et où les réfugiés de l’ex-URSS qui arrivent en masse  reçoivent un masque à gaz à l’aéroport. Puis après le sur-place de la conférence de Madrid ,l’immense espoir des Accords d’Oslo et le drame de l’assassinat de Rabin, sur lequel plusieurs livres (D. Charbit, M. Darmon…) viennent d’être écrits.

Les souvenirs sont  plus confus sur la décennie des année 1980, cette période charnière  où le monde bipolaire de la guerre froide devenait le monde monopolaire de  l’hyperpuissance américaine, un bouleversement dont la chute du mur de Berlin en 1989 reste l’inoubliable symbole, au point qu’un gépoliticien enthousiaste mais téméraire allait lancer l’idée absurde et célèbre de la «fin de l’histoire».

Non seulement l’histoire  n’est pas finie, mais elle semble parfois bégayer. J’ai pensé qu’il ne serait pas inintéressant d’interroger cette époque  de la décennie 80, telle que Jacqueline Keller l’a connue au cours de ses fonctions au Crif,  dans ses résonances actuelles. Sources méconnues, convergences fortuites, idéologies reconfigurées, il y a eu  bien des continuités subreptices.  Ma focale est évidemment  orientée (le judaisme et Israël) et mon approche impressionniste: certains événements (la première intifada par exemple) auraient mérité des  développements alors que d’autres épisodes paraitront excessivement étendus. Mais comment peser le poids historique d’un détail? 

L’attentat  terroriste du 9 Août 1982 contre le restaurant Goldenberg, un lien entre ces années lointaines et aujourd’hui

S’il y a un lien entre ces années lointaines et aujourd’hui, c’est l’attentat  terroriste du 9 Août 1982 contre le restaurant Goldenberg de la rue des Rosiers où six personnes furent tuées. Il y a quelques jours en effet, le 24 novembre 2025,  la Cour d’appel de Paris a validé le renvoi de l’affaire devant les assises spéciales. Sur les six inculpés, deux seront présents au procès, après un délai de plus de 43 ans. On pense à l’affaire du petit Gregory, dont le meurtre eut lieu à la même époque (1984), où la justice a aussi beaucoup erré mais dont le dossier n’a jamais été refermé. Pour l’attentat de la rue des Rosiers survenu en l’absence  de cadre antiterroriste institutionnel, les premières réactions, comme pour celui de la rue Copernic deux ans auparavant, orientèrent vers les anarchistes et  l’extrême droite, pour aboutir quelques semaines plus tard à l’arrestation à Vincennes de trois Irlandais dans une opération où on apprendrait bientôt que les gendarmes avaient introduit eux-mêmes des armes pour renforcer les soupçons. L’attentat de la rue des Rosiers a en fait été commis  par le groupe Abou Nidal, hébergé et soutenu par un Saddam Hussein avec lequel la France avait pourtant d’excellentes relations.

Abou Nidal, était considéré comme trop incontrôlable par le KGB, mais celui-ci, par l’intermédiaire notamment de la Stasi est allemande offrait alors à divers groupes européens (bande à Baader allemande, Brigades rouges italiennes), mouvements terroristes palestiniens ( marxistes du PFLP et du FDPLP ou OLP de Arafat) et même japonais (armée rouge) la formation et la logistique nécessaires à un terrorisme anti occidental et  anti-israélien, dans le but de contribuer  à la déstabilisation de l’ennemi occidental.

Le jeune Vladimir Poutine,  en poste au KGB de Dresde de 1985 à 1990,  voyait alors avec tristesse et colère. à l’ère Gorbatchev, l’affaiblissement de l’URSS, plombée par  son intervention en Afghanistan et incapable de réagir aux succès économiques et à la nouvelle confiance idéologique  du tournant néo-libéral symbolisé par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. La  France mitterrandienne  elle-même avait dû s’y faire en 1983 après l’échec de la relance keynésienne des débuts de la présidence socialiste (qui coïncidait plus ou moins avec l’arrivée de Jacqueline Keller au Crif et à l’élection de Theo Klein à sa présidence).

En Israël,  Begin était premier ministre depuis 1977. Son arrivée au pouvoir, une révolution («maapakh») avait été due à une scission   (le parti Dash) au sein d’un parti travailliste fragilisé par des affaires de clientélisme et dont Rabin avait, par probité, choisi de quitter la direction en raison d’une affaire ridicule de compte en banque non soldé à son départ de l’Ambassade aux Etats Unis. Le gouvernement Begin allait non seulement  bouleverser le paysage politique du Moyen Orient avec la visite historique de Sadate en Israël et les accords de Camp David de septembre 1978. De plus, le juif polonais archétypal qu’était Menachem Begin, aidé par le prestige de son ministre de la défense Ariel Sharon qui s’y était beaucoup consacré, accordait enfin leur place légitime aux  Juifs d’Afrique du Nord traités  jusque-là  avec condescendance par l’establishment ashkénaze des pionniers israéliens. Une transformation mentale, qui reflétait aussi  aussi une tension qui n’est pas encore tout à fait dissipée  aujourd’hui….

Pour Begin, l’ennemi le plus dangereux d’Israël n’était donc plus l’Egypte, comme au temps de Nasser, mais le brutal Saddam Hussein, un autre nationaliste arabe qui avait repris l’usage de l’antisionisme pour mobiliser les masses  et pour lequel certains occidentaux tels Jacques Chirac avaient les yeux de Chimène. C’est lui qui avait négocié comme Premier Ministre la construction d’un réacteur nucléaire de modèle français Osiris. Osiris et Irak, Irak et Chirac, la France qui à la fin des années 50 avait aidé Israël à construire le réacteur de Dimona aidait vingt plus tard  un homme prônant inlassablement la destruction d’Israël à mettre en place près de Bagdad un autre réacteur nucléaire. C’était un chiffon rouge pour Begin, profondément marqué par l’impuissance des Juifs au cours de la Shoah.  Le 7 juin 1981 8 F-16 israéliens, après un extraordinaire survol en territoire ennemi à 1000 km de leur base, détruisent sans coup férir la centrale Osirak. Succès militaire, tempête diplomatique et controverse scientifique: les experts admettent aujourd’hui que les précautions techniques prises par les ingénieurs français de ce petit réacteur l’auraient empêché de produire suffisamment de plutonium pour faire une bombe atomique, d’autant que l’Irak ne possédait pas d’usine de retraitement du combustible irradié. Mais Begin ne voulait pas prendre le moindre risque et Saddam Hussein essayait bien de développer par ailleurs une filière atomique militaire à base d’uranium. Elle fut démantelée après la première guerre du golfe et les arguments qui ont conduit les Américains à la seconde guerre du golfe n’étaient pas fondés. Mais c’est là une autre histoire….

Le paradoxe de cette attaque sur Osirak, à laquelle font évidemment penser les frappes israéliennes sur les installations nucléaires iraniennes du 13 juin 2025, c’est qu’elle a eu lieu alors que la guerre entre l’Iran et l’Irak faisait rage et que l’attaque israélienne apparaissait comme un soutien à l’Iran qui avait lui-même essayé sans succès de détruire le réacteur. L’Iran, où Khomeini avait pris le pouvoir en février 1979, diffusait  pourtant à large échelle une rhétorique violente contre Israel. Il faut savoir choisir l’ennemi le plus dangereux et l’Iran n’avait pas encore entamé de programme nucléaire inquiétant. Il est étonnant de constater que au moins au début de la guerre Irak/ Iran  Israël  fut l’un des très rares Etats à pencher plutôt du côté de l’Iran. Entre la peste et le choléra….

En juin 1982 Begin et Sharon lancent l’offensive Paix en Galilée, destinée à détruire l’OLP alors installée en mini-Etat militarisé dans la banlieue ouest de Beyrouth, multipliant les attaques contre le nord d’Israel. Cette opération amena les Israéliens à occuper Beyrouth mais Arafat put partir avec ses hommes sous protection internationale.  Il jouissait depuis 1974 du prestige de celui qui avait été reconnu comme seul représentant légitime du peuple palestinien et s’était exprimé, étui de pistolet à la ceinture, devant l’Assemblée générale de l’ONU. Celle-ci avait accordé à la Palestine  le statut d’observateur permanent et allait quelques mois plus tard voter en 1974 l’ignoble résolution assimilant sionisme et racisme, qui resta en vigueur pendant toute la décennie 1980. Les partis pris anti-israéliens de l’ONU dans les organes tels que l’Assemblée générale où les pays musulmans et ce qu’on appelle le Sud aujourd’hui et qui s’appelait alors le Tiers Monde dominent quantitativement tous les votes, ne datent pas d’aujourd’hui.

Le départ d’Arafat et de ses hommes à Tunis marquait la fin des  tirs de l’OLP sur la Galilée mais ouvrait la voie à une autre organisation terroriste. Celle-ci provenait de la minorité chiite jusque-là discriminée de la banlieue Sud de Beyrouth, était une création iranienne et portait le nom de Hezbollah. Elle s’est particulièrement renforcée après que  l’Iran  en 1988 eut signé avec l’Irak la fin d’une guerre terrible où chaque camp en proclamant sa victoire,  se préparait déjà à ses futures conquêtes. Pour l’Irak, ce serait le Koweit envahi en août 1990. Pour l’Iran ce serait la mise en place d’un réseau international d’affidés qu’on n’appelait pas encore les proxys et dont le Hezbollah fut le plus spectaculaire. Dés 1983, alors que les Israéliens avaient quitté la ville de Beyrouth, des attentats répétés surviennent contre les forces internationales qui leur avaient succédé, Ces attentats contre les ambassades et plus encore les très meurtriers attentats contre le siège des Marines américains et du contingent français au Drakkar entrainèrent le départ des Américains et des Français.Le souvenir de ce départ peu glorieux d’une force de maintien de l’ordre ne pousse pas les Américains à répéter l’expérience à Gaza.

Les forces internationales parties, le Hezbollah avait  le champ libre à Beyrouth puis au Liban sud  après que les Israéliens s’en furent retirés en 2000 sous l’initiative de Ehud Barak . Depuis lors, le Hezbollah faisait dans cette zone ce qu’il voulait, tenant totalement en lisière ce que certains désignèrent comme la «farce» internationale de l’ONU au Sud Liban.

Non seulement Israël n’avait en rien profité de la fuite de Arafat,  mais il avait dès 1982 subi au Liban un double échec. Echec  de ses plans géopolitiques lorsque l’assassinat de Bechir Gemayel, chef des Milices libanaises détruisit le rêve de Sharon de créer un état maronite libanais allié d’Israel à la frontière sud du pays. Mais plus grave  encore,  échec moral car les troupes Israéliennes n’avaient pas empêché des milices libanaises de pénétrer dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila où elles massacrèrent 1500 personnes désarmées en vengeance de l’assassinat de leur chef. La commission Kahane, présidée par un juge à la Cour suprême, reconnut la responsabilité indirecte d’Israel  de n’avoir pas protégé une population sous son contrôle. Pour beaucoup de  médias européens, le télescopage malveillant fut vite fait : Israël était directement accusé de ce crime de masse, que certains appelaient «génocide».

Begin, marqué par le rapport  de la Cour suprême et désemparé après la mort de son épouse, démissionna et fut remplacé par Itzhak Shamir. Aux élections législatives suivantes, le Llikoud et le parti travailliste dirigé alors par Shimon Peres se tenaient au coude-à-coude. Plutôt que de dépendre des partis religieux, qui disposaient d’ailleurs de beaucoup moins de votes qu’aujourd’hui Shamir et Peres optèrent pour  un système de rotation. Celle-ci ne fut pas exempte de coups bas, mais elle permit au moins le succès du plan économique le plus important de l’histoire d’Israël, qui sauva le pays de l’hyperinflation, et qui reposait en dernière analyse sur l’adhésion générale du public.

En France, les années 80 furent les années socialistes, avec une cohabitation 1986- 1988 qui arriva à point nommé pour que François Mitterrand reprenne un ascendant psychologique et électoral sur son Premier Ministre, Jacques Chirac, et effectue un second septennat. Les avancées sociales des premières années se heurtaient aux réalités économiques d’un monde où la concurrence  s’exacerbait. La volonté de réduire les coûts avait conduit depuis les années Giscard à favoriser une immigration de travail bientôt devenue immigration  familiale, alors que s’installait un chômage que la génération des Trente glorieuses n’avait pas connu. Exploitant avec adresse les peurs de l’avenir et  les ressentiments du passé, réalimentant les stéréotypes de la collaboration à l’heure même où les historiens déconstruisaient enfin l’image d’un Pétain bouclier protecteur, évoquant d’une manière si caricaturale les conséquences d’une immigration musulmane mal intégrée qu’il poussait ses adversaires à n’y voir aucun danger, Jean Marie Le Pen passa d’une position marginale dans la décennie 70 à des scores électoraux de 10 à 15% dans celle des années 80, captant  ainsi d’ailleurs des voix critiques qui manquaient à l’opposition démocratique de droite laquelle ne pouvait décemment pas faire alliance avec lui. 

Il était en effet infréquentable par ses remarques racistes et ses plaisanteries suant l’antisémitisme. «Les chambres à gaz sont un détail de l’histoire de la guerre mondiale»,  «Durafour crématoire» et ses allusions au pouvoir des Juifs rejoignaient d’une manière insidieuse l’abjecte argumentation  du Professeur Faurisson, quand au début de la décennie, ce dernier exposa ses thèses négationnistes. Ses soutiens, contrairement à ce qu’on imagine, ne se situaient pas seulement  chez une extrême droite nostalgique de la collaboration et obnubilée par le complot juif. La librairie la Vieille Taupe qui était le temple du négationnisme se voulait d’ultra-gauche et son fondateur Pierre Guillaume était un militant libertaire dont les obsessions étaient  le dynamitage des cadres traditionnellement acceptés de l’histoire occidentale,  une haine profonde pour Israël et une passion pour les explications complotistes. En somme un woke avant la lettre….. 

Il est un homme politique encore actif aujourd’hui qui, en 1982, avait écrit – à moins que le KGB ne l’ait écrite pour lui!- une thèse négationniste sur la complicité entre sionisme et le nazisme. Il s’appelle Mahmoud Abbas et, à lire ses récentes déclarations,  il ne semble  pas avoir beaucoup modifié son opinion.

C’est à l’issue de cette décennie 80,  dans l’indignation nationale qui suivit l’affaire de Carpentras (mai 1990) où une tombe juive avait été profanée, que fut votée la loi Gayssot punissant la contestation de l’existence d’un crime contre l’humanité tel que défini par le Tribunal de Nuremberg. Cette loi fut critiquée par des puristes de la liberté d’expression. Mais celle-ci devait-elle permettre à des menteurs retors, fanatiques ou déments, d’insulter impunément les victimes et propager un message non de science mais de haine?

Si la décennie 1980 a vu se développer le négationnisme, c’est aussi parce qu’il s’y est imposé une évidence que les négationnistes ne supportaient pas d’entendre: l’extermination organisée de six millions de Juifs par les nazis était un crime d’une ampleur inconnue jusque-là .Ce n’était pas une découverte: des témoignages individuels l’avaient écrit depuis longtemps et  le procès Eichmann l’avait massivement confirmé. Mais, en dehors d’Israel où les audiences avaient été suivies de façon haletante et en dehors d’un public particulièrement impliqué, ce procès lui-même n’avait pas réussi à intégrer la mesure de ce crime dans la conscience collective.

C’est en 1979 la série fictionnelle Holocaust, techniquement et historiquement fort discutable, qui y est parvenue la première. En 1985 ce fut Shoah, le monumental film de Lanzmann (dont on présente ces jours-ci des rushes inconnus du public) et aussi une immense production historique  dont l’emblème fut le livre de Raoul Hilberg, « La destruction des Juifs d’Europe ».

En même temps, les efforts des Klarsfeld et des autres militants de la mémoire conduisirent à des procès retentissants dont le premier fut celui de Klaus Barbie en 1987. L’avocat de Barbie, c’est Jacques Vergès, figure de l’extrême gauche. Il est  payé par le banquier suisse nazi François Genoud, financier des mouvements terroristes arabes et de façon générale de tous les groupes terroristes pourvu qu’ils soient anti-occidentaux et anti-israéliens.Les deux hommes, venus des deux bords opposés de l’hémicycle politique se retrouvent dans la défense de causes qui pourraient paraitre contradictoires à un observateur superficiel. mais qui sont bien convergentes dans leurs haines.  La méthode  de Vergès est simple, l’inversion de l’accusation; l’objectif l’est aussi, déclencher le chaos. Il fera des émules…..

Plus tard, dans la décennie 90 auront lieu  le procès de Paul Touvier, milicien et criminel de guerre et celui de Maurice Papon, haut fonctionnaire de Vichy devenu  ministre de la 5e République. Chacun espérait que les leçons tirées de ces procès, l’enseignement de la Shoah, les témoignages des survivants et les visites aux lieux de mémoire auraient une valeur pédagogique définitive. Nous en sommes moins sûrs aujourd’hui: si on a beaucoup fait, et bien fait, pour mettre à bas le discours négationniste qui s’exprimait si vicieusement dans les années 80, les survivants ne sont plus là et nous sommes plus démunis devant le comparatisme ou l’inversionnisme frauduleux labellisés par des réseaux sociaux hégémoniques.

C’est au cours de cette décennie qu’a éclaté l’affaire du Carmel d’Auschwitz. En 1984, un groupe de religieuses carmélites s’installe dans un ancien bâtiment de dépôt situé à côté du camp d’Auschwitz I. Elles veulent, disent-elles, créer un lieu de prière et de réconciliation. C’est là une méconnaissance, consciente ou non, de ce que Auschwitz n’est pas un site de souffrance universelle, mais le lieu central de la destruction des Juifs d’Europe. L’universalisation de la Shoah est abusive. Cette  désappropriation, les Juifs  la connaissent.L’assimilation du martyre catholique polonais à la Shoah est courante en Pologne. Mais depuis les demandes de transformation du Mémorial juif de Berlin en mémorial universel des victimes de la guerre, jusqu’aux étoiles jaunes portées par des opposants au pass sanitaire le processus s’est banalisé sous de mauvaises ou faussement bonnes raisons.

L’usage répété et injustifié (CPI dixit) du terme génocide pour qualifier la guerre de Gaza en est le paradigme actuel.

Dès 1985, sous la Présidence de Theo Klein , le Crif  alertait sur les tentatives de déjudaïsation du site. Un accord fut trouvé qui prévoyait le déplacement du Carmel vers un centre de dialogue et de prière. Soutenues par les milieux conservateurs polonais, les carmélites refusèrent de quitter les lieux comme prévu en 1989, et au contraire une croix de huit mètres fut installée sur le site. Les tensions s’exacerbaient et ce n’est qu’en 1993, sur les injonctions  de Jean Paul II, que les carmélites acceptèrent  de partir.

Il est difficile de sortir de la concurrence victimaire, ce qui explique peut-être  le temps qu’a mis  le Pape pour agir au rebours d’une mémoire polonaise insatisfaite. Mais la sympathie de Jean Paul II envers les Juifs ne peut pas être discutée.  aucun Pape n’a fait autant que lui pour la réconciliation. Le 13 avril 1986, sa visite  à la Grande synagogue de Rome nous a bouleversés.

Mais c’est plus tard, en mars 1993 que l’Etat d’Israël sera reconnu par le Vatican et  c’est en mars 2000 que Jean Paul II fera son inoubliable voyage à Jérusalem. 

L’un des lieux où s’est forgé le monde d’aujourd’hui est inattendu. En Afghanistan,  les conflits engendrés par le renversement du roi en 1973 avaient conduit à l’instauration d’un régime communiste rigoureux. La répression avait provoqué dans ce pays tribal et guerrier une réaction au nom de la guerre sainte. Le parti communiste est au bord de l’effondrement,  cela risque d’entrainer une  contagion islamique aux portes des Républiques musulmanes de l’URSS, alors que de l’autre  côté de l’empire soviétique, en Pologne, la situation économique catastrophique engendre des mouvements de défi à l’autorité communiste qui trouvent en Jean Paul II une figure de référence. L’URSS ne peut se permettre de montrer de la faiblesse. Elle envoie en Afghanistan un corps expéditionnaire de 50 000, puis 100 000 hommes. Il se retirera épuisé en février 1989, prélude à  la chute du mur de Berlin et à l’effondrement du bloc soviétique.

Pour lutter contre les communistes, les Américains et leurs alliés pakistanais avaient armé les tribus qui luttaient désormais au nom de l’Islam avec des volontaires venus du monde arabe parmi lesquels le jeune Osama ben Laden. Ceux-ci se fondaient sur les écrits de Sayyid Qutb, le doctrinaire de la branche radicale des Frères Musulmans. Une avant garde révolutionnaire se, donnait pour mission de renverser les États impies et instituer la souveraineté divine. Au nom de cette idéologie, le président Anouar la-Sadate avait été assassiné en octobre 1981 et la  charte du Hamas de 1987 emprunte beaucoup à la doctrine de Qutb. Mais, peu de gens en Occident se rendent alors compte que l’idéologie frériste traditionnelle, celle d’infltration dans les sociétés non-musulmanes pour en détourner les caractéristiques et les rendre compatibles avec l’Islam prend de plus en plus de poids dans la population musulmane de leur pays.

Dans le monde musulman, les réactions des dirigeants nationalistes laïcs à l’abatée islamiste sont parfois violentes: Hafez el Assad et son frère Rifaat massacrent les Frères Musulmans à Hama en 1982 (peut-être 40 000 morts!). Le chef du régime baasiste syrien est un alaouite, donc un hérétique pour les fondamentalistes sunnites; c’est de plus un adversaire implacable du baasiste irakien Saddam Hussein. Hafez el Assad  fait donc alliance avec l’Iran  sur la base de haines communes, de façon à préserver sa dictature laïque contre une autre dictature laïque. Dans la décennie suivante d’autres mouvements fréristes radicaux tenteront de conquérir le pouvoir, notamment en Algérie et  au Soudan, où ils réussiront, et l’idéologie islamiste  va désormais dominer le monde musulman sunnite, reléguant peu à peu  les anciennes doctrines  laïques, nationalistes ou marxistes. 

En Arabie Saoudite les dirigeants comprennent  après l’attaque de la Grande Mosquée de La Mecque en 1979 que les Frères Musulmans risquent de fragiliser l’emprise de la famille Saoud, historiquement liée au wahhabisme et ils les interdisent.

 Par contraste, dans un petit émirat négligé au cours de la décennie 80, le Qatar, s’est installé depuis 1960, fuyant l’Egypte de Nasser, un prédicateur frériste peu connu Youssef al-Qaradawi. Avec la création de al-Jazeera en 1996, il deviendra l’autorité mondiale des Frères Musulmans dans une décennie où le Qatar, grâce à la maitrise récente du GNL, devient le pays le plus riche du monde.

Contrairement à ce que prétendaient certains spécialistes de l’Islam au vu de la guerre entre l’Irak et l’Iran, le clivage entre chiites et sunnites, qui  s’est transitoirement exacerbé plus tard  avec Daech, n’était nullement structurant dans les années 80. De fait Khomeini avait été dans sa jeunesse un admirateur de Hassan el Banna et la poste iranienne a émis un timbre en l’honneur de Sayyid Qutb exécuté par le régime nassérien en 1966: le soutien de l’Iran chiite au Hamas sunnite n’a rien de paradoxal.

En France et en Europe, le terme  d’islamisme ou même celui de Islam politique est très rarement utilisé dans les années 80. Le Pen lui-même ne parle que d’immigration et d’identité nationale, contribuant d’ailleurs par ses excès de vocabulaire à empêcher l’analyse objective de ces phénomènes. Les mots utilisés pour décrire ces activistes d’un nouveau genre  sont ceux d’intégristes ou de fanatiques religieux,  sous entendant qu’il s’agit de phénomènes marginaux et l’évolution vers un islam politique  reste globalement négligée dans les années 80. Gilles Kepel, jeune chercheur arabophone, voit le développement du frérisme en Egypte et en tire en 1984 une étude pionnière, « Le prophète et le Pharaon ». 

Quant à l’Iran, il est perçu dans les années 80 comme un régime fanatique et sanguinaire. Même Michel Foucault s’abstient désormais de s’exprimer après ses premiers dithyrambes à Khomeini en hommage à sa révolution spirituelle non marxiste  qui avait renversé le régime impérialiste du shah, hommages qui montraient comment un des philosophes les plus brillants de son temps, athée et homosexuel, pouvait  être aveuglé par sa détestation de l’Occident, au point de glorifier un régime où il n’aurait eu aucune chance de survie… 

Inutile d’insister sur les analogies d’aujourd’hui…

Il y avait aussi avec l’Iran un drame des otages, ceux de l’Ambassade américaine de Téhéran. Ils ne sont libérés qu’en janvier 1981 après plus de 400 jours de captivité et après l’échec humiliant d’un raid pour les délivrer. La crise des otages a pesé dans la non-réélection de Jimmy Carter, par ailleurs très affaibli par la stagflation. Leur libération a été payée d’un dégel de huit milliards de dollars (plus de 500 millions de dollars actuels par otage!) et de l’engagement de ne pas intervenir dans les affaires iraniennes. Au cours de la décennie 80, le Hezbollah fera de la prise d’otages occidentaux une arme de pression politique efficace. Le Hamas a suivi…

Le régime iranien a utilisé la longue guerre avec l’Irak pour consolider sa théocratie et écraser les dernières oppositions. A la mort de Khomeini, on espère que l’arrivée à la présidence de Rasfandjani et les besoins de la reconstruction vont normaliser le régime, à une époque où les idéologies ont du plomb dans l’aile et où l’Union soviétique est près de disparaitre. C’est une erreur: l’homme important de l’Iran en  1990 comme aujourd’hui est le Guide, l’ayatollah Khamenei, et le pouvoir réel n’est pas dans les mains de tel ou tel soi-disant modéré, mais chez les Gardiens de la Révolution et ceux-ci ne veulent aucune évolution.

C’est le défaut habituel aux démocrates que de sous-estimer ce que signifie une emprise totalitaire et de surestimer l’importance de la rationalité économique ou morale, alors que les motivations  en jeu sont celles du maintien au pouvoir et de la conservation du narratif religieux . C’est cette erreur qui a probablement joué un grand rôle dans les négligences  d’avant le 7 octobre 

Parmi les legs de Khomeini à la civilisation, il y a la promotion du suicide au nom de Allah, soi-disant en  imitation de l’imam Hussein à Kerbela. Les enfant lancés sur les mines irakiennes avec les clefs du Paradis autour du cou en sont une tragique illustration. C’est une innovation en Islam, où le suicide est normalement  interdit, innovation  exportée au Liban et dans le monde sunnite pendant la première intifada qui commence  en 1987.

Il y a aussi la fatwa, celle qu’il a en février 1989,  trois mois avant sa mort, décrétée contre l’écrivain  Salman Rushdie. Encore vingt trois ans plus tard, un musulman chiite a essayé de l’exécuter: Rushdie y a perdu un oeil et la mobilité d’un bras. Cette fatwa au nom de laquelle les traducteurs italien et japonais des Versets sataniques ont été assassinés marque la mondialisation de la question du blasphème et est donc le soubassement religieux des attentats contre Charlie Hebdo. Une fatwa fait peur et incite ceux qui pourraient, ceux qui devraient soutenir les mis en danger à une prudente lâcheté. 

Un telle fatwa est de plus en plus admise  par les jeunes générations au nom du «respect dû aux religions», forme dévoyée du respect que l’on doit à ceux ou celles qui suivent des traditions religieuses. Elle s’articule parfaitement avec les cibles que des activistes plantent sur les réseaux sociaux contre leurs adversaires idéologiques.

Il y a quelques jours, un historien  a posté une liste de vingt «génocidaires» infréquentables . Son université, Lyon II, s’est désolidarisée de cette liste, mais a reconnu sa liberté d’expression et n’a pour l’instant pris aucune mesure disciplinaire. Les amis de Julien Théry, le professeur en question, sont justement des spécialistes de la liberté d’expression: ils la refusent sans état d’âme à ceux qui ne pensent pas comme eux et qui par conséquent pensent mal. C’est pourquoi Mélenchon soutient la publication de la liste et donc  le terme de génocidaires qui met sur des hommes et des femmes une cible dans le dos le jour même où la CPI conclut qu’il n’y a pas lieu de parler de génocide à Gaza.

Quand, au mitan des années 80, Jean Marie Le Pen déclara que la presse était dirigée par quelques journalistes dont les noms avaient comme par hasard une connotation à la judéité, la réaction de rejet fut unanime.  Personne, en dehors des adhérents du Front National, n’argua de la liberté d’opinion. Cinq mois plus tard, Jean Marie Le Pen était condamné pour antisémitisme.

Qu’en sera-t-il aujourd’hui du Professeur Théry? Je ne suis pas optimiste.

© Richard Prasquier

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