
Arrêtez de fuir le mot « trahison »: Quand Hadass Tsouri affronte Doron Cohen
D’après le podcast « זווית ישרה עם אורנה ישר » – Épisode : « הדס צורי: תפסיקו לברוח מהמילה בגידה; דורון כהן: לא יכול להשתמש במילה הזו »
Chaîne YouTube : « זווית ישרה עם אורנה ישר »
Introduction : quand les mots deviennent des frontières
Il y a des débats qui ne sont pas de simples échanges d’idées, mais des sismographes d’une société entière. Il y a des conversations qui ne décrivent pas la fracture : elles sont la fracture.
Celle qui s’est déroulée dans l’émission « זווית ישרה » (Angle droit), animée par Orna Yashar, fait partie de ces moments-là.
Face à elle, deux voix emblématiques d’Israël :
Hadass Tsouri, journaliste et communicante, figure du camp national qui critique frontalement l’hégémonie sécuritaire-judiciaire et la manière dont les élites israéliennes ont conduit le pays au 7 octobre.
Doron Cohen, journaliste de gauche, ancien rédacteur en chef, intellectuel marqué par les années Rabin, par les luttes contre la corruption, et par la vaste mobilisation de 2023 contre la réforme judiciaire.
Entre eux, un mot que certains murmurent, d’autres refusent et d’autres encore hurlent : בגידה (beygida) — la trahison.
Faut-il l’appliquer à des Israéliens ? Faut-il l’éviter pour ne pas briser ce qu’il reste de tissu social ?
L’un dit : « Il faut cesser de fuir ce mot. »
L’autre : « Je ne peux pas l’utiliser. »
Ce débat n’est pas un simple duel intellectuel. C’est un miroir de l’âme israélienne, post-traumatisée, en quête de vérité, et encore suspendue aux questions laissées ouvertes par la pire attaque terroriste de son histoire.
1. Le choc du 7 octobre : entre échec et soupçon
Tout commence par une dispute sémantique.
Mais l’enjeu dépasse la linguistique : selon Tsouri, les mots qu’on emploie déterminent la manière dont on affronte la catastrophe. Et certains termes — “échec”, “négligence”, “aveuglement” — sont devenus trop faibles pour dire la réalité.
Elle pose la question frontalement :
« Si ce n’était qu’un échec, comment expliquer une telle accumulation de signaux ignorés ? »
Elle ne pointe pas une personne, ni un complot, mais un système, une culture, un réseau de décisions qui ont convergé vers la catastrophe.
Pour elle, refuser de considérer l’hypothèse de la trahison systémique revient déjà à trahir la vérité.
Doron Cohen, lui, ressent physiquement la violence de ce mot.
Il explique d’une voix grave :
« Je ne peux pas utiliser ce mot. Pas après Rabin. Pas dans un pays où ce mot tue. »
Pour lui, la trahison suppose une intention claire.
Et il refuse d’imaginer que des Israéliens — même opposés au gouvernement — aient voulu un désastre.
Il parle d’arrogance, d’aveuglement professionnel, de corruption morale, mais pas de trahison.
Et pourtant, paradoxalement, il n’écarte aucun des faits concrets soulevés par Tsouri.
2. Hadass Tsouri : « Un royaume dans le royaume »
Tsouri déroule une cartographie glaçante du pouvoir israélien.
Pas une théorie, mais une sociologie du réel, confirmée par le terrain, les médias, les couloirs de l’armée, les studios de télévision.
Selon elle, quatre blocs structurent le pays :
1. Le système sécuritaire
Les chefs de Tsahal, les patrons du Shabak, les unités du renseignement (Aman).
Un monde clos, confiant, parfois suffisant, persuadé de comprendre mieux que les élus et le public la réalité de l’ennemi.
2. Le système judiciaire
La Haute Cour, les conseillers juridiques, les procureurs, la Procureure militaire Yifat Tomer-Yerushalmi.
Un système capable de bloquer des décisions gouvernementales majeures au nom d’une morale juridique autonome.
3. Les médias dominants
Les grandes chaînes, leurs commentateurs, leurs éditorialistes.
Un milieu homogène : laïc, ashkénaze, tel-avivi, progressiste.
Un milieu qui a largement façonné un récit selon lequel :
le Hamas était un acteur rationnel,
la droite religieuse/nationale était la vraie menace,
la réforme judiciaire était plus dangereuse qu’un groupe terroriste.
4. Le capital et le high-tech
Les milieux économiques qui préfèrent la stabilité à toute vérité inconfortable, et entretiennent une proximité avec les sphères médiatiques et sécuritaires.
Pour Tsouri, ces quatre pôles forment une élite cohérente, qui :
se fréquente,
partage les mêmes écoles,
les mêmes dîners,
les mêmes références culturelles,
et les mêmes certitudes.
Elle appelle cela « un royaume dans le royaume ».
Et ce royaume, dit-elle, a mené Israël à la catastrophe parce qu’il a confondu sa propre guerre interne contre le gouvernement avec la réalité stratégique sur le terrain.
3. Les manifestations de 2023 : le point de bascule
C’est l’un des moments les plus explosifs du podcast.
Hadass Tsouri établit un lien direct entre le soulèvement de 2023 contre la réforme judiciaire et la vulnérabilité d’Israël le 7 octobre.
Elle décrit :
les anciens chefs du Shabak et de Tsahal défilant avec des pancartes,
les pilotes réservistes menaçant de ne plus servir,
les élites juridiques parlant de « guerre civile »,
les médias répétant que « Netanyahu est la plus grande menace »,
le discours selon lequel « la réforme judiciaire met en danger l’État d’Israël ».
Puis elle ajoute calmement :
« Quand l’ennemi voit un pays en guerre civile, il agit. »
Et là encore, Doron Cohen ne contredit pas les faits.
Il admet que les manifestations ont affaibli l’image de cohésion, montré un pays divisé, et offert une lecture dangereuse aux ennemis.
Mais pour lui, cette dynamique reste un accident historique, pas une préméditation.
4. La question de la trahison : un mot, deux visions
Pour Tsouri : nommer, c’est guérir
Hadass Tsouri insiste :
Elle ne parle pas de trahison individuelle façon espion.
Elle parle d’une trahison systémique, structurelle, d’une élite envers le peuple.
Dans son analyse :
Quand on met l’agenda politique intérieur au-dessus de la sécurité,
Quand on ignore des dizaines de signaux d’alerte,
Quand on préfère battre Netanyahu plutôt que protéger Sdérot,
Quand on laisse passer des décisions risquées « parce qu’on sait mieux que le peuple »,
alors oui, dit-elle,
« C’est une trahison de la mission sacrée pour laquelle l’élite existe : protéger le citoyen. »
Pour Cohen : le mot brûle tout ce qu’il touche
Doron Cohen explique sa limite.
Le mot « beygida » en Israël est un cocktail explosif.
Il renvoie à Rabin, à l’incitation meurtrière, à des années où chaque mot pouvait tuer.
Il craint que l’utiliser aujourd’hui transforme la colère légitime en haine interne irréversible.
Il reconnaît une faille systémique, une aberration, une catastrophe stratégique.
Mais il garde une ligne rouge :
« Je peux parler de faillite. Pas de trahison. »
5. Une conclusion impossible : deux visions d’Israël face à face
Le débat n’arrive pas à une synthèse.
Et c’est normal : il reflète deux Israëls, deux manières de vivre la patrie, deux définitions de la responsabilité.
Tsouri appelle à un diagnostic brutal, sans quoi Israël reproduira les mêmes erreurs.
Cohen appelle à une reconstruction prudente, sans quoi Israël se déchirera de l’intérieur.
Orna Yashar, elle, tient le rôle essentiel : celui de maintenir un espace où la parole circule, alors que le pays bascule parfois dans la crispation totale.
Épilogue : après le 7 octobre, l’heure du vrai débat
Ce podcast n’est pas un épisode parmi d’autres.
Il est une radiographie d’Israël en 2024–2025 :
un pays qui cherche la vérité,
un pays qui se méfie de ses institutions,
un pays qui craint la fracture interne,
un pays qui se réveille de ses illusions,
un pays qui doit se réinventer.
Les mots comptent, dit Tsouri.
Ne pas les employer, dit Cohen, compte tout autant.
Et entre ces deux pôles, il reste une certitude :
Israël ne pourra se relever que s’il regarde enfin qui l’a protégé — et qui l’a abandonné — avant le 7 octobre.
Traduit et adapté en français par David Germon

Poster un Commentaire