
représentant l’expulsion des juifs de France en 1182 par Philippe le Bel
Le mot « abjecte » vient du latin ecclésiastique abjectio, dans ce bas latin signifie « rejet ». Il n’est pas du tout anodin de traiter un juif ou son expression d’abject. Au-delà des affinités sémantiques promues par les réseaux sociaux, ce vocabulaire relève de l’antisémitisme.
Depuis l’Antiquité le juif est avant tout la personne qui faut « rejeter ». Celui qui ne fait pas nombre avec les nations.
L’abjection, selon « Le Larousse », est « le dernier degré de l’abaissement, de la dégradation morale ; de l’ignominie ». Ses synonymes sont l’avilissement, l’ignominie, l’indignité, l’infamie, la vilenie.
Quand L’Elysée utilise ce vocabulaire pour répondre au premier ministre de l’Etat juif, ce n’est bien évidement pas une erreur. La diplomatie, dernier art avant la guerre, est un échange de mots choisis précisément… et les mots ont (encore) un sens.
Le contraire de l’abjection c’est la « dignité », la « noblesse » toujours selon « Le Larousse ». Probablement celle du grand siècle, de Versailles ou de la Geste napoléonienne, celle de la grandeur perdue de la France ou de son empire colonial, pour le Quai d’Orsay et le Palais de l’Elysée.
Le problème de l’utilisation de ce genre de vocabulaire c’est qu’il renvoie à l’antisémitisme historique.
L’idée que le Juif doit être expulsé vient de l’Antiquité. L’un des textes les plus célèbres contenant des propos violemment antisémites en ce sens est celui de Manéthon d’Héliopolis (IIIe siècle av. notre ère), prêtre égyptien, repris plus tard par Apion, puis rapporté par Flavius Josèphe dans son Contre Apion.
« Des hommes impurs, malades de la peau et lépreux, furent rassemblés et chassés d’Égypte. Un certain Moïse, lui aussi atteint de lèpre, fut leur chef et leur législateur ». (Manéthon, cité par Flavius Josèphe, « Contre Apion », I, 26-31)
De manière moderne, Céline, dans « Bagatelles pour un massacre », (1937), utilise ce registre d’une violence scatologique et abjecte, où le Juif est assimilé aux déchets, à l’ordure, à ce qui doit être évacué: « Les youpins, ça se sent de loin, ça pue. C’est une moisissure. On devrait les désinfecter comme des punaises. Ils vous gluent partout, ils vous empoisonnent. Ça dégorge de partout, ça vomit, ça sue de l’or et de la merde ». (« Bagatelles pour un massacre »)
Chez Céline, le juif est réduit à l’excrément et à la vermine, avec une jouissance d’excès scatologique. L’imaginaire de la cloaca, du rejet corporel, est central dans ce type de discours.
Pour Drumont, ‘ »Le Juif est comme une sorte de ferment de décomposition : partout où il s’insinue, la pourriture commence ». (Édouard Drumont, « La France juive », 1886) . Le juif est un ferment de souillure sociale, un vocabulaire qui n’est pas celui de l’expulsion mais hygiéniste au sens du XIXème siècle. Mais pour Drumont, « Le Juif est l’étranger par excellence : il n’a pas de patrie, il n’a que des intérêts ». (Édouard Drumont, « La France juive », 1886). La conclusion s’impose d’elle-même.
C’est sans doute chez Sartre, une fois n’est pas coutume, qu’on trouve un début d’explication. Dans « Réflexions sur la question juive », (1946), il montre comment l’antisémite projette sur le Juif tout ce qu’il rejette de lui-même, dans une logique de souillure et d’abjection: « Si un homme attribue tout ou partie des malheurs du pays et de ses propres malheurs à la présence d’éléments juifs dans la communauté, s’il propose de remédier à cet état de choses en privant les juifs de certains de leurs droits ou en les écartant de certaines fonctions économiques et sociales ou en les expulsant du territoire ou en les exterminant tous, on dit qu’il a des opinions antisémites. Ce mot d’opinion fait rêver… »
Julia Kristeva dans « Pouvoirs de l’horreur » en 1980 analyse l’ »abject ». Pour elle c’est ce qui menace l’intégrité du sujet et doit être rejeté comme un excrément. Le discours antisémite fonctionne selon ce registre : le Juif est construit comme un corps étranger à expulser. Elle reprend le lien entre le rejet des juifs et la constitution du moi : « L’abject, ce n’est pas l’objet, mais ce qui, de l’objet, tombe, est rejeté, et attire irrésistiblement. C’est ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. Ce qui ne cesse de revenir, sous forme de déchet, d’excrément, de pourriture. L’abject est ce qui est expulsé pour que le moi puisse se constituer, mais qui revient hanter le moi comme une menace ».
L’antisémitisme renvoie la plupart du temps plus à l’imaginaire du narrateur et à son narcissisme offensé qu’à une quelconque réalité. Pour elle l’abject est ce qui menace l’ordre symbolique et doit donc être expulsé.
Zygmunt Bauman, dans « Modernité et Holocauste », montre comment la rationalisation moderne a intégré ce vocabulaire d’élimination, en le transformant en projet bureaucratique : « Les Juifs étaient présentés comme une souillure au sein du corps social, une anomalie à extirper. Ils n’étaient pas seulement des ennemis extérieurs, mais une présence interne qui rendait impure la société, exigeant purification et élimination ». (« Modernity and the Holocaust », Polity Press, 1989, p. 68, trad. pers.)
Le mot « abject » est un excès verbal qui « jouit » de son propre excès et qui en franchissant des limites sociales et morales donne un sentiment de toute puissance.
Pour l’écriture antisémite le Juif constitue un déchet (excrément, ordure, parasite), Il est perçu comme ce qui contamine les frontières (religieuses, sociales, nationales), l’antisémite doit sans cesse l’expulser du langage, mais il revient l’obséder.
Pour Kristeva, « C’est l’excrément et le vomi qui représentent le mieux l’abject. On les jette dehors, on les expulse, on veut s’en débarrasser, mais ils nous révèlent notre propre fragilité, notre propre corporéité. L’abject est ce qui fait que je ne cesse de me séparer de ce qui me dégoûte, et pourtant je ne peux m’empêcher de le voir, d’y penser ».
Un Etat peut-il sérieusement utiliser ce vocabulaire ? De quoi cet antisémitisme de plume est-il l’annonce ?
© Meïr Long
Illustration : Miniature extraite des « Grandes Chroniques de France » représentant l’expulsion des juifs de France en 1182 par Charles VI dit le fou

Didier Meïr Long, Théologien, Consultant en stratégies, est un essayiste et écrivain français né en 1965, a écrit « La Fin des Juifs de France ? », co-signé avec Dov Maïmon. Éditeur: Le Cherche Midi. Date de publication: 22/05/2025



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Un point d’histoire, Philippe Auguste décide d’expulser les juifs en 1182 (de fait, seules les terres dépendant directement du roi, dont l’Île-de-France, sont vraiment concernées, et non pas la France, mais ils sont rappelés en 1198. Philippe le Bel les expulse à nouveau en 1306, puis Charles VI en 1394.